Attendue de tous, la première biographie française de Pierre Bourdieu par Marie-Anne Lescourret peine à convaincre.

Ceci est une biographie. Pour qui aime ce type d’ouvrage, celui-là a tout pour plaire, sur le plan esthétique tout du moins : un volume bien épais, le portrait du héros en couverture, quelques photographies au centre du livre et un titre qui se veut définitif : Pierre Bourdieu. Vers une économie du bonheur. Marie-Anne Lescourret aurait-elle remporté le défi d’écrire LA biographie de Pierre Bourdieu que tout le monde attendait ?

En dépit de titres de chapitres qui ne sont pas toujours d’une limpidité à toute épreuve (Ch. 1 : "Félix" ; Ch. 7 : "Ni hérésiarque, ni oblat" ; Ch. 9 : "Fonctionnaire de l’humanité"…) l’ouvrage suit le traditionnel fil conducteur de la chronologie. Après une première partie retraçant la vie de Pierre avant qu’il ne devienne Bourdieu, Marie-Anne Lescourret s’attaque au Bourdieu sociologue et termine enfin sur l’engagement de l’homme. La facture classique de son texte laisse donc a priori augurer d’une biographie de bonne qualité. À y regarder de plus près, rien ne garantit néanmoins l’enthousiasme du lecteur une fois l’ouvrage refermé. En effet, si la forme du texte est sans surprise, le fond en est une mine, mais pas forcément de celles que l’on s’attend à rencontrer dans ce type de livre.

Cherchant à mêler l’histoire politique, l’histoire des idées, la vie de Pierre Bourdieu et ses écrits pour en retirer la substantifique moelle, la biographe semble s’être égarée. Marie-Anne Lescourret a-t-elle voulu trop bien faire ? Sa méthode, consistant à inscrire Pierre Bourdieu dans son temps et à montrer en quoi le sociologue a lui-même marqué son époque, ne manquait pourtant pas d’intérêt et aurait pu produire un excellent ouvrage. Malheureusement, les paragraphes s’enchaînent, hermétiques les uns aux autres, sans que l’on parvienne à saisir la ligne directrice, s’il en est, que tente de tracer l’auteure. Cette juxtaposition témoigne de l’échec de ce travail biographique qui ne parvient pas à mettre en lumière la finesse des liens entre le champ des idées contemporain à Pierre Bourdieu et la genèse de sa propre pensée ou encore entre sa vie privée et sa vie de sociologue. Emportée par sa propre écriture, Marie-Anne Lescourret en oublie même parfois son sujet et Pierre Bourdieu ne réapparaît alors qu’à la conclusion d’un chapitre, au détour d’une citation. Ainsi s’efface-t-il totalement du récit très détaillé de la guerre d’Algérie ou de la description sans fin de la construction de l’Université de Lille (parmi d’autres). Déconnectés de la vie et de l’œuvre de Pierre Bourdieu, ces passages sont-ils véritablement nécessaires à la biographie ? Tel semble être l’avis de l’auteure qui se perd dans des digressions dignes des manuels d’histoire les plus mortellement ennuyeux. Si certaines tentatives, comme la restitution de la genèse des idées bourdieusiennes, s’avèrent relativement réussies, elles sont noyées au milieu d’un flot de paragraphes superflus et répétitifs qui donnent au texte un rythme d’une lenteur excédante. Ce faisant, Marie-Anne Lescourret semble avoir oublié le ciment nécessaire au maintien de son édifice. Par conséquent, celui-ci se délite au fil des pages.

L’échec de ce travail biographique ne semble pas uniquement lié à un problème de construction interne : il résulte également de la méthode d’enquête à laquelle a eu recours Marie-Anne Lescourret pour appréhender la vie et l’œuvre de Pierre Bourdieu. Tout lecteur d’une biographie est en droit de s’attendre, de la part de l’auteur, à un minimum de recherche et d’investigation qui puisse apporter ne serait-ce qu’une note originale à tout ce qui a déjà été publié sur le sujet. Ainsi, les archives auraient dû être passées au crible, les correspondances décortiquées et la famille et les contemporains – dont beaucoup, par chance, sont encore vivants – sollicités dans le cadre d’entretiens. Ce travail préalable d’enquête de terrain a dû paraître superflu à Marie-Anne Lescourret qui semble s’être contentée de lire quelques ouvrages écrits par et sur son sujet. Par conséquent, cette biographie ne nous apporte aucune plus-value par rapport aux écrits déjà existants, si ce n’est parfois certaines anecdotes plus pathétiques que croustillantes (aussi apprend-on que les fils Bourdieu avaient transformé le "Booz endormi" de Victor Hugo en "bouse endormie"…).

Une difficulté majeure se posait à Marie-Anne Lescourret : comment écrire la biographie de celui qui a dénoncé "L’illusion biographique" ?   Dans cet article de 1986, Pierre Bourdieu affirme en effet l’inanité de toute tentative de mise en mots d’une histoire de vie, celle-ci étant nécessairement reconstruite a posteriori à partir de l’exigence de cohérence du parcours biographique. À aucun moment, la biographe n’aborde cette question. Lorsqu’elle évoque les écrits de Pierre Bourdieu sur le sujet, son intérêt porte exclusivement sur les rapports qu’il a pu établir lui-même entre sa vie et son œuvre par le biais de l’auto-analyse. Elle évacue de ce fait sa propre responsabilité de biographe, omettant du même coup de questionner les présupposés sociologiques qui sont les siens. La nature des liens qu’elle établit entre l’œuvre et la vie de Pierre Bourdieu n’est en effet jamais interrogée. N’ayant visiblement pas pris la mesure de cette difficulté, qui aurait mérité une place dès l’introduction, Marie-Anne Lescourret s’est donc engagée dans une recherche qu’elle n’a pas su mener à bien.

Une fois le livre refermé, une question nous taraude : à qui se destine-t-il réellement ?
Au grand public ? Certainement pas. Le premier chapitre, qui requiert de posséder au minimum un doctorat de philosophie ou d’histoire pour ne pas être noyé sous l’amoncellement des noms de tout ce que l’après-guerre a pu produire comme intellectuels français a vite fait de laisser sur le carreau tout lecteur de bonne volonté qui chercherait à comprendre le sens du propos. La scène se répète de manière identique au chapitre suivant, les noms de militaires ayant servi pendant la guerre d’Algérie remplaçant seulement ceux des philosophes. Ainsi, l’histoire, et notamment l’histoire des idées que nous propose Marie-Anne Lescourret est d’autant plus ardue à saisir que la tentation du name dropping l’emporte bien souvent sur la finesse de son analyse, laissant de ce fait le lecteur aussi perdu que perplexe. S’ajoute à cela la réelle motivation dont doit faire preuve le lecteur pour aller chercher lui-même l’information, à la fin de cet ouvrage de 500 pages, dès lors qu’il souhaite consulter les notes, acte nécessaire s’il désir par exemple connaître les auteurs des citations insérées dans le corps du texte.
Cette biographie, qui requiert un certain bagage intellectuel et un public motivé, sied-elle mieux au sociologue ? Pas plus. Non seulement rien de bien nouveau n’est dit sur Pierre Bourdieu, mais de surcroît l’analyse sélective qui est faite de certains de ses écrits peine à convaincre.

L’ouvrage échoue donc à se positionner entre vulgarisation et travail de recherche, donnant finalement surtout l’impression de manquer ses deux cibles : inutilement didactique à certains endroits et trop érudit à d’autres, le portrait de Pierre Bourdieu est finalement occulté par les évocations des contextes intellectuel et historique de sa vie. Cela met en évidence, en négatif, l’absence d’un véritable angle de traitement et la vacuité d’un propos logorrhéique. En définitive, sur 450 pages, 400 sont sans doute de trop.


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