Pour John Dewey, la démocratie ne peut être qu’une expérimentation soumise en permanence à l’épreuve des faits – et non un ordre dogmatique ou institutionnel.

Jusqu’à présent, le philosophe américain John Dewey (1859-1952) était plutôt connu en France pour ses écrits esthétiques (L’art comme expérience), malgré la publication de l’essai politique Le public et ses problèmes (1927, traduit en français en 2003). Dans les milieux culturels, nombre de ses expressions favorites étaient même devenues des lieux communs, tandis que la plupart de ses « écrits politiques » restaient largement ignorés. Pour autant ces textes méritent d’autant plus d’attention qu’ils déplacent son enquête sur un autre plan. D’ailleurs, la teneur comme l’élégance du style sont du même type et le processus de la pensée de Dewey n’est pas moins identifiable dans l’ensemble de ces textes. Le recueil publié par les éditions Gallimard le confirme : la sélection opérée par les traducteurs, Jean-Pierre Cometti et Joëlle Zask, donne un bel aperçu de ce que Dewey met en jeu dans ses écrits politiques.

S’il fallait synthétiser une pensée politique de ce type – qui se forme au gré des décennies – il faudrait la référer entièrement au souci de la justice dans le cadre d’une démocratique créative. C’est-à-dire qu’il faudrait souligner que la démocratie à laquelle il se réfère dès le départ n’est pas un état constitutionnel passif. Elle ne peut rien être d’autre qu’un lieu de l’invention et de l’expérimentation – « créative » par conséquent, d’autant qu’elle est toujours à recréer et que la référence aux fondateurs risque de la figer. En d'autres termes, elle ne saurait être de l’ordre de l’acquis définitif ou d’une distribution immuable des actions politiques. La citation qui ouvre l’ouvrage le pointe avec pertinence : « Rien n’est plus radical que de promouvoir les méthodes démocratiques comme moyen d’effectuer des changements sociaux radicaux ».

Un autre trait de cette pensée politique est qu'elle reste attentive aux événements et aux situations. En l’occurrence : les deux Guerres mondiales, les conséquences de la Révolution soviétique, la crise de 29, l’affaire Sacco et Vanzetti, le déploiement du fascisme et du nazisme (et les rapports du nazisme avec la philosophie allemande classique), les gouvernements, le droit… Dewey est ainsi le représentant du pragmatisme, qu’il défend comme une disposition philosophique, plutôt que comme une forme doctrinale : il refuse avec beaucoup d’ironie de la confondre avec un reflet intellectuel de l’esprit de commerce, selon une déclaration de Bertrand Russel. Ainsi ce pragmatisme traverse l’ouvrage entier, mesurant la valeur des idées à leurs conséquences dans la vie pratique des humains. Il est traduit ici en termes « libéraux », au sens américain du terme qui distingue le libéralisme économique du le libéralisme politique. Car si Dewey demeure profondément critique du capitalisme, il n’est ni communiste, ni marxiste – de même que sa conscience de la réalité des classes sociales ne le conduit pas à adhérer à l’idée de « lutte des classes ».

 

La critique des philosophies politiques

En matière de réflexion philosophique sur la politique, Dewey s’attaque aux écoles de pensée et aux présuppositions qui marquent le fond de toute une tradition politique. Il pourchasse d’emblée les idées reçues et les généralisations abusives, et veut soumettre la pensée politique à l’histoire – mais à une histoire non-téléologique – qui oblige à renouveler les perspectives et à retravailler les concepts sans les confiner aux universaux. Il y va bien sûr de l’enquête et de l’expérience constitutives de la philosophie pragmatique. Cette attitude, commente Zask, tient à une pensée ouverte, inquiète des enjeux et responsabilités qui s’imposent à ceux qui veulent contribuer à une amélioration de l’état des choses, au bénéfice d’un monde soustrait à l’empire des fausses nécessités. La politique pragmatique deweyenne ne veut pas être spectateur du monde.

Mais on peut aller plus loin dans l’analyse des textes politiques de Dewey. L’une des directions qu’elle explore, sans doute moins centrale que les autres, se réfère à un fait frappant : c’est le mode de lecture des textes classiques. Un essai sur la philosophie politique de Hobbes montre que Dewey applique à sa lecture une technique particulière : elle ne consiste pas à prendre le texte de Hobbes à bras-le-corps avec citations à l’appui et références techniques, comme cela se pratique sur le continent européen : elle consiste au contraire à déstabiliser les systèmes formels auxquels les philosophes sont habitués, en étudiant les sources empiriques de la pensée d’un auteur. Ce qui intéresse Dewey est la manière dont un auteur observe la réalité, même si accord est donné à l’idée selon laquelle Hobbes veut libérer une fois pour toutes la morale et la politique de leur subordination au divin et en faire une branche de la philosophie de la nature. L’effort de Hobbes pour reconnaître en la philosophie politique un sujet séculier et scientifique – concernant donc autant les pouvoirs civil et religieux que les méthodes intellectuelles pour appréhender ces pouvoirs – est reconnu au travers de la confrontation de ses ouvrages avec ceux de ses adversaires et concurrents (George Lawson, John Wallis…). Une philosophie est toujours historique, elle s’inscrit toujours dans une diversité d’implantations, sans subordonner pour autant sa compréhension à celle du contexte. Le travail philosophique est une entreprise toujours renouvelée pour ajuster la pensée aux tendances scientifiques nouvelles et aux aspirations politiques (ce que Dewey remarque aussi à propos de Bacon, Descartes et Kant).

 

Les enquêtes

Une des questions centrales que pose la lecture de ce volume est la manière dont Dewey appréhende le temps de la politique, sachant qu’il ne cesse de s’engager dans la discussion publique et les journaux qui le concernent. Évidemment, en moderne, Dewey pense d’abord ce temps en rapport avec la conquête scientifique des institutions sociales et des faits sociaux, selon leur rapport avec la sécularisation des sciences de la nature. Si celles-ci ne font plus place au surnaturel et au hasard, et bien qu’on admette désormais les notions de « lois de la nature », ces sciences ne permettent pas pour autant de justifier les principales structures de la société existante par des « lois sociales ». Si lois il y a, ce ne sont pas des lois naturelles (Dewey insiste bien sur les ambiguïtés de certains usages des notions de loi naturelle et de loi de la nature). Les sciences de la société – que Dewey propose d’enseigner dans les écoles – ne doivent pas se réduire à des principes statiques. Elles ne doivent pas se construire en se calquant sur les sciences de la nature (Dewey refuse toute adoration irrationnelle). Elles doivent au contraire aider à découvrir les changements sociaux et surtout aider à indiquer comment ces changements peuvent « être dirigés vers le meilleur des résultats possibles ».

Dewey le raconte aussi en philosophe pragmatique, porté par des motifs directement liés à l’action sociale. Un article en propose une synthèse précise. Si le pragmatisme est américain, il réfère aussi à Bacon. Il a été déployé par Peirce et James. Son principe, qui veut échapper au dogmatisme, est le suivant : les conséquences sont le test et la marque de la responsabilité propres aux opérations de l’intelligence. Mais attention aux erreurs d’interprétation. Il s’agit bien d’affirmer que « la conviction que les conséquences qu’entraînent nos croyances et nos pensées pour notre bien-être sont un test de la valeur que nous leur accordons ». Enfin, surtout, le pragmatisme encourage un esprit expérimental, soucieux de savoir comment fonctionnent les théories avant de les adopter.

Ce dernier propos implique l’idée d’un monde qui n’est pas donné une fois pour toutes, encore moins le monde des cités. Le monde est encore en train de se faire – et ce motif structure un texte adressé à Léon Trotski. Encore faut-il distinguer les deux approches (Dewey/Trotski) en ce qui regard la thèse sur le rapport des moyens et des fins. Par conséquent, philosopher c’est d’abord enquêter… Un exemple en est donné aussitôt après la définition du pragmatisme. Il concerne les liens de la morale et des relations internationales. Et Dewey y revient concernant le droit : les règles de droit ne sauraient être immuables, puisque les conditions sociales ne sont pas uniformes, et que la politique a pour dimension centrale l’invention active de nouveaux dispositifs dans les affaires humaines et la communication entre les humains. Les lois sont des outils demandant à être adaptés aux conditions dans lesquelles ils sont employés et non des principes absolus et intrinsèques. Une autre enquête portant sur la notion de « personne », extrêmement fouillée, mérite une longue réflexion.

 

La démocratie et la culture

La question de la démocratie traverse évidemment tout ce volume. D’autant que la fin des deux Guerres mondiales laisse, à chaque fois, les philosophes devant des difficultés. Le souci de la guerre n’est pas un souci technique. C’est un souci de démocrate : comment reconstruire la démocratie après la guerre ? D’autant qu’aucun automatisme ne peut nous garantir des changements sociaux destinés à améliorer la vie et le sort des travailleurs. Cette guerre, notamment la Première, n’a pas vraiment engendré de progrès, sauf dans le domaine psychologique et éducatif. Les croyances figées ont été secouées et se sont désintégrées. Cela a rendu les humains plus dociles et plus réceptifs aux leçons de l’expérience (il faudrait comparer ce propos à celui de W. Benjamin). Au cœur de ces changements s’installent notamment un nouveau rapport au travail et à la compétence scientifique, mais surtout le démantèlement industriel qui affecte le travail plus que le capital. Un sens des affaires humaines revitalisé et transformé.

Dès lors, la succession des textes concernant la démocratie permet d’analyser « l’évolution » de Dewey sur cette question politique centrale. Dans le premier d’entre eux (1919), l’auteur prend la précaution de définir tout d’abord l’approche philosophique qu’il propose, retirant à la philosophie le caractère d’une connaissance, pour la vouer à un effort d’action. Si quelque chose de l’ordre de la sagesse est possible – et Dewey tient à faire remarquer que le machisme n’est pas absent de cette discipline qui se tient à l’écart des femmes –, c’est autour d’une conviction portant sur les valeurs morales, et d’une idée de la meilleure forme de vie devant être vécue. Ce qui ne signifie pas qu’elle ne doive pas s’appuyer sur les connaissances.

Il faut alors en venir à la démocratie même. Et tout d’abord, considérer les rapports entre la démocratie et les savoirs contemporains sur la nature (disons l’environnement et l’histoire naturelle, afin d’éviter de dire n’importe quoi sur la structure du monde au sein de laquelle la cité s’installe). Puis, Dewey s’engage dans une perspective plus définitionnelle. Mais subtilement, il cherche à élaborer une définition plutôt qu’il n’en emprunte une à tel ou tel ou à un dictionnaire. On parle donc de liberté, d’égalité, de ce qui implique qu’on parle aussi d’inégalité (qui n’a pas nécessairement pour corrélat l’infériorité et la supériorité), mais en référence à l’histoire de la philosophie (et de la manière fréquente, du côté des philosophes, de justifier le modèle d’autorité propre à la religion ou à un ordre social hiérarchique).

La perspective adoptée, celle qui a pour point de mire la « démocratie créative », aboutit à rappeler que la démocratie ne peut être conçue comme un ordre fixe d’ordres ou de degrés. Elle revient ainsi à souligner que l’égalité n’est pas une question quantitative, et à retourner l’ensemble du propos habituel en indiquant que si la démocratie doit être prise au sérieux, sa justification ne peut résider que dans ce qu’elle engendre en matière de sagesse.

Mais qui dit démocratie dit aussi culture. Et sur ce plan, Dewey ne se départit pas de l’idée d’un rapport intrinsèque entre les processus inhérents à la vie et ceux qui opèrent dans le champ social et de la culture. Cette idée traverse aussi, d’ailleurs, L’art comme expérience. Mais son analyse des rapports entre démocratie et culture porte aussi sur la question des rapports entre l’individu, l’individualisme et l’individualité – traitée de manière confuse ordinairement. Or, Dewey ne veut pas opposer individu et société. L’individu, s’il est une abstraction, est aussi un produit de l’histoire. Mais il existe non moins une réalité de l’individualité sur laquelle on ne peut faire l’impasse. L’individualité est constitutive de l’individu moderne, dans la mesure où il concrétise des échanges et des interactions qui s’actualisent dans des contextes d’action. À l’individualité, on ne peut ôter la valeur éthique et politique. Que l’on considère l’expérience, l’art, ou l’éducation, précise Zask, la fabrique de l’individualité n’apparaît pas, chez Dewey, comme individuelle : elle est sociale et historique. La thèse de Dewey reconnait la dimension culturelle de l’individualité : elle n’est pas séparée de la culture commune.

La pensée de Dewey s’avère ainsi d’une actualité nette que Zask ne manque pas de souligner dans son introduction. Son expérimentalisme politique en est la pièce maîtresse, et elle ne saurait être traduite et réduite à une médiocre doctrine de « participation ».