Treize ans après "Pays de malheur", Stéphane Beaud revient avec une nouvelle enquête sur les trajectoires des enfants des classes populaires issues de l’immigration.

Treize ans après Pays de malheur   , Stéphane Beaud revient avec une nouvelle enquête sur les trajectoires des enfants des classes populaires issues de l’immigration. Cette fois, ce n’est pas l’histoire d’une vie, mais bien de huit vies de galère et d'une fière réussite.

A la sortie d’une conférence, le sociologue rencontre Samira et deux de ses sœurs. Issues d’une famille immigrée algérienne de huit enfants, elles se sont reconnues dans ses analyses et souhaitent poursuivre la discussion. Il en sort une enquête de plusieurs années et un livre, La France des Belhoumi. L’ouvrage reprend et dénoue les fils d’une trame complexe qui relie les transformations de la classe ouvrière, les destins scolaires des enfants d’origine populaire immigrée et les recompositions socio-urbaines des banlieues. 

L’objectif : replacer les trajectoires des enfants d’immigrés dans un cadre d’analyse rigoureux centré sur les instances de socialisation, montrer que ces trajectoires s’inscrivent dans des évolutions institutionnelles, socio-économiques et socio-spatiales qui remettent radicalement en question les discours politiques sur l’intégration. L’école occupe une place centrale dans les processus analysés. L’espace scolaire peine à trouver son autonomie face aux dynamiques externes dans lesquelles s’inscrivent les trajectoires des huits enfants Belhoumi. Elle n’en reste pas moins, pour les membres hyper-mobilisés de la fratrie, le tremplin essentiel de l’intégration, prise, non dans son sens politique et médiatique, mais comme la possibilité offerte aux individus de trouver leur place dans la société.

 

Nonfiction : Vous discutez, à la sortie d’une conférence, avec les sœurs Belhoumi et vous voici embarqué avec elles dans une enquête qui s’étend de 2012 à 2017. Le but partagé : l’analyse d’un cas ordinaire au service d’une contre-histoire de l’immigration algérienne. Si l’on comprend parfaitement, dans le contexte des dernières années, l’urgence d’un tel travail de recherche, pourquoi vous, personnellement, vous tient-il tant à cœur ? Comment s’intègre-t-il à la fois dans votre parcours de chercheur et dans votre parcours individuel ?

Stéphane Beaud : Cette enquête et le livre qui en est issu, La France des Belhoumi, prennent sens dans un parcours de recherche de plus de trente ans. Ma thèse de sociologie, qui s’appuyait sur une longue enquête de terrain avec Michel Pialoux à Sochaux-Montbéliard, portait sur les destins sociaux des enfants d’ouvriers dans la période 1988-1996   . Celle-ci se caractérisait par la crise de reproduction du groupe ouvrier et par une forme de fuite en avant dans les études longues de jeunes aux dispositions somme toute peu scolaires   . J’ai surtout rencontré là et longuement interviewé des enfants d’immigrés (algériens, marocains, turcs…) qui habitaient alors presque tous dans les cités HLM des villes environnant l’usine de Sochaux. Un fait m’avait beaucoup frappé lors de cette enquête : c’était eux (garçons et filles) qui venaient à moi, qui avaient à cœur de se raconter, qui en éprouvaient un besoin presque vital. S’ils avaient tant envie de me parler, c’était pour enfin pouvoir dire à un tiers les conflits intérieurs (souvent de loyauté) qui les traversaient, les contradictions sociales qui les « travaillaient » et souvent les minaient. J’ai toujours été marqué et séduit par la richesse de leurs témoignages. Des sociologues en quelque sorte spontanés. C’est ce que raconte très bien Sayad dans un superbe texte, « les enfants illégitimes »   . En 2004, j’ai écrit avec Younes Amrani, un emploi-jeune d’une cité de la région lyonnaise un livre Pays de malheur !   qui rend compte de notre correspondance par courriels et qui fouille de manière assez intime tous les thèmes de son enfance/adolescence. Ce livre a rencontré beaucoup de lecteurs et nous avons reçu de nombreux mails, souvent très parlants et touchants en retour.

En deux mots, en bon lecteur des travaux du sociologue Sayad et de l’historien Noiriel, j’ai toujours été convaincu, dès les années 1980 quand ils ont surgi dans l’espace public (Marche des Beurs de 1983), que les enfants d’immigrés maghrébins prenaient naturellement place dans la société française. Certes non sans mal, non sans drames aussi (crimes racistes, héroïne chez les garçons, suicides ou fugues chez les filles). Mais leur processus d’intégration était là, sous nos yeux, clair, massif et « évident ». Il s’opérait aussi en dépit du travail de propagande du Front National qui a fait, à partir des élections de Dreux (1983), du caractère supposé « inassimilable » de cette immigration baptisée Musulmane, son inépuisable fonds de commerce électoral. Mais bien sûr, ceci était avant les années 2000-2010 et la terrible rupture provoquée par les meurtres de Mohamed Merah (2012), les attentats terroristes de 2015-2016 et le basculement dans le djihad d’une minorité des enfants de notre pays. Minorité ô combien agissante et puissante car elle a contribué à imprimer dans la tête d’un nombre croissant de nos concitoyens cette idée : l’intégration, ça ne marche pas ! La preuve, Merah, les frères Kouachi, Larossi Abballa, l’assassin des deux policiers de Magnanville, etc.

La France des Belhoumi se veut à sa manière une réponse sociologiquement armée à cette suspicion à l’égard des jeunes d’origine maghrébine - suspicion qui, il faut bien le dire (même si une partie de la gauche ou des militants peinent à le voir ou à l’admettre…), n’est pas entièrement infondée dans les faits. Ce livre rappelle toutefois ce fait social d’importance : le processus d’intégration silencieuse des enfants d’immigrés algériens s’est opéré pour la majorité d’entre eux. Mais comme ce processus est tranquille et discret, cela n’intéresse pas les médias, toujours en quête de sensationnalisme, de faits plus « croustillants » et de récits ou statistiques sur la « radicalisation religieuse ».

 

La sociologie décrit et analyse les régularités du monde social en s’appuyant sur des différences significatives. De ce point de vue, l'analyse que vous faites des différences de trajectoires au sein d’une même fratrie constituent un bel exemple de microsociologie. Pourquoi les garçons n’ont-ils par réussi comme les filles ? Vous insistez sur l’importance de l’école dans la réussite des unes et dans les échecs relatifs des autres. En même temps, vous relativisez le diplôme dans l’accès à l’emploi et vous traitez l’école, notamment avec l’analyse du binôme Samira, la bonne élève/Leila, l’animatrice, comme l’une parmi d’autres des institutions de la socialisation. Quelle est la place spécifique de l’école dans l’histoire de la famille Belhoumi ?

Oui, la place de l’école est ici majeure pour expliquer à la fois la trajectoire collective de la fratrie Belhoumi (une pente de mobilité sociale ascendante) et les différences internes à la fratrie. Les cinq filles Belhoumi sont toutes titulaires d’un diplôme de type bac + 3/bac + 5 avec deux d’entres elles qui ont réussi le concours d’infirmières et deux qui ont pu entrer en IUT de carrières sociales (forte sélection). Aucun des trois garçons Belhoumi, situés dans la fratrie entre les deux groupes de filles (les deux aînées, les trois cadettes), n’a pu décrocher un diplôme d’enseignement supérieur. Le plus diplômé possède un bac pro vente et représentation. Dans cette même famille, si les filles réussissent bien mieux que les garçons, c’est par la suite d’une conjonction de facteurs : les deux aînées ont tracé le sillon pour leurs sœurs cadettes et si elles-mêmes ont réussi à le faire – et ce dans le cadre d’une famille qui vit dans des conditions matérielles difficiles (père manœuvre dans le BTP reconnu en « invalidité professionnelle » en 1978) – c’est pour une double raison : d’une part, un système scolaire qui « tient la route » dans la petite ville ouvrière et communiste où elles ont grandi et, à cet égard, on ne dira jamais assez le rôle primordial des institutrices, notamment de celles qui les ont aidées, soutenues, encouragées, etc. ; d’autre part, Samira et Leïla, les deux sœurs aînées, ont très tôt compris (dès leur enfance…) que leur liberté et leur émancipation sociale passaient d’abord et avant tout par l’école et l’appropriation progressive de la culture scolaire et de la culture légitime (avidité de lecture chez la fille aînée…).

Quant aux trois garçons de la fratrie, ils ont, sauf l’aîné, effectué plutôt une bonne scolarité primaire mais vont se retrouver handicapés en fin de collège quand le niveau d’exigences s’élève et qu’ils se retrouvent embarqués dans leur quartier HLM dans la logique de groupe, si puissante dans cités des années 1990. Par rapport à la force des normes du groupe masculin qui s’imposent alors à eux, l’école ne fait pas le poids, les injonctions à travailler des enseignants ne pèsent guère lourd. D’ailleurs quinze à vingt ans plus tard, les trois garçons, confrontés à la dureté de leur travail, regrettent tous amèrement d’avoir laissé alors « filer l’école ». Ceci est globalement devenu depuis vingt ans une sorte de constante du discours des garçons d’origine populaire. Car il ne faut jamais dissocier les destins scolaires des garçons d’origine immigrés de ceux d’origine populaire.

 

Pourquoi les trois dernières ont-elles des trajectoires de réussite similaires mais différentes de celles de leurs aînées ? Pourquoi les membres de la fratrie vivent-ils/elles différemment les attentats de 2015 ? Pourquoi leurs rapports à la politique ou à la religion ne sont-ils pas les mêmes ?

Ma réponse, qui pourrait prendre des pages, renvoie ici au mode de génération des générations sociales dans les milieux populaires de la France de ces quarante dernières années. Ce livre qui raconte une « histoire de famille » se veut aussi peu ou prou être un travail d’analyse sociologique. Je m’autorise ici une digression : la sociologie ne doit pas être uniquement narrative, « littéraire », sur le mode du story telling. Or c’est ce qu’exigent de plus en plus aujourd’hui les éditeurs non universitaires – ceux qui croient encore aux sciences sociales exigeantes et ont le louable courage de publier des livres de sociologie. Un secteur qui a de moins en moins la cote dans les milieux « littéraires », y compris les librairies qui relèguent souvent le rayon « socio » dans des coins de leur boutique.

Pour revenir à la question, construire une génération sociale exige d’articuler et de croiser plusieurs modes de socialisation et différentes histoires en même temps, au niveau macro et au niveau microsociologique, à l’échelle nationale comme à l’échelle locale comme par exemple : histoire du système et du mode de socialisation scolaires, histoire du mode de socialisation résidentielle, histoire des normes éducatives et des assignations de genre, histoire du mode de socialisation politique, etc. Ainsi la différence sociodémographique des deux branches féminines de la fratrie (16 ans séparent Samira, l’aînée née en 1970 en Algérie, de Nadia, la benjamine, née en France en 1986) se retraduit dans une opposition entre deux générations sociales.

Les aînées sont ce que j’appelle les « héritières de la Marche des Beurs » et d’une France qui prend progressivement conscience – certes de manière tâtonnante et conflictuelle – de devenir une société intégrant pleinement en son sein des descendants de l’immigration post-coloniale. Contre tous les sombres récits, fort peu historicisés, d’une France post-coloniale par nature oppressive et « raciste », il faut dire plus que jamais que la génération sociale des enfants d’immigrés algériens (à laquelle appartiennent les deux sœurs aînées, nées au début des années 1970) a bénéficié d’une forme d’ouverture et de tolérance dont elles ont aujourd’hui un vif souvenir. Les trois sœurs cadettes, nées en 1983-1986, à l’inverse, ont été plus marquées et formées par le creuset de la « vie de cité » des années 1985-2005 (année des émeutes urbaines), d’où l’expression de « génération de cité » que j’avais employée dans un article écrit avec Olivier Masclet   . Du fait du caractère cumulatif de la ségrégation à l’œuvre dans cette période historique – tant à l’école que dans le logement, les sociabilités et loisirs – il s’est construit dans les cités HLM paupérisées un « Nous » de plus en plus homogène socialement (la fraction basse des classes populaires) et ethniquement (majoritairement des enfants d’Algériens à Sardan, ville ouvrière des Belhoumi) et aussi de plus en plus uni et soudé face à l’adversité sociale : le monde des « Eux », des (plus ou moins) riches, souvent étiquetés par le terme de « Français ». Les sœurs cadettes de la famille Belhoumi, aidées par leurs sœurs ainées – mais aussi par leurs frères qui « n’entraient pas dans ce délire » (comme me le dit Azzedine) – ont dû faire tout un travail sur elles-mêmes pour se défaire de cette emprise du « quartier » et s’arracher à leur condition.

 

L’échange avec les enquêté.e.s et la restitution sont au cœur de votre travail de recherche et d’écriture. Quel est le poids sur votre travail de sociologue de la présence, des attentes et peut-être des divergences de vues de celles/ceux que vous devez décrire avec distance et objectivité ?

C’est une question importante et qui mériterait, en soi, une longue réponse de type méthodologique. J’y réponds ici de manière cursive. Enquêter sur et dans une famille a, bien sûr, un caractère délicat et un brin périlleux. Car la « cellule familiale » n’est pas toujours, comme son nom (biologisant) le suggère, un havre de paix : elle est toujours emplie de secrets (de famille), de non-dits, traversée par des rivalités et des conflits plus ou moins ouverts. A fortiori pour une famille de huit enfants. La clé de tout a été la relation de confiance établie avec les 3 sœurs rencontrées pour la première fois en juin 2012. Et qui a été en permanence nourrie et solidifiée par Samira (la sœur ainée) qui a fait l’enquête avec moi, qui a dû, à chaque fois, convaincre certains de ses frères et sœurs, plus réticents, de participer à ce travail et de l’intérêt de cette enquête. Ce livre lui doit énormément, on l’aura compris.

Je vais prendre un exemple plus concret :  la réception du livre dans la famille Belhoumi. Globalement, il leur a plu, les a touchés, en partie comblés, notamment par la sorte d’hommage collectif à leurs parents qu’il représente. Mais on ne peut pas cacher qu’il y a eu un peu de « tirage » dans la fratrie au moment de la parution du livre. Des petites incompréhensions sont apparues, des petites accusations ont émergé dans cette fratrie par ailleurs si forte et unie. Samira a alors beaucoup œuvré (notamment au téléphone) pour déminer le terrain. Elle m’a discrètement averti de la situation. De mon côté, pour éviter que cela « dégénère », j’ai vite écrit à tous les enfants une lettre de deux pages pour préciser à nouveau les intentions qui ont présidé à cette enquête et à ce livre. Par exemple, je concluais ma « Lettre aux enfants Belhoumi » par ces phrases : « Quand vous lirez le livre, vous verrez que j’ai mis l’accent sur les différents contextes socio-politiques (années 1980-1990) qui, à mes yeux, permettent d’éclairer les différences entre les sœurs aînées et les cadettes dans votre fratrie. Le livre montre, à l’instar de beaucoup d’autres travaux, que la génération des enfants de milieux populaires qui ont grandi dans la crise des cités des années 1990 a dû objectivement surmonter plus d’obstacles que la génération précédente… Ce faisant, le livre tente de montrer que vos propres destins individuels ne prennent pleinement sens que dans le cadre d’une histoire collective qui, en quelque sorte, vous dépasse (au sens où au moment vous vivez votre vie, vous n’en avez pas nécessairement conscience) : c’est cela même le sens de la sociologie comme science (sociale)… »