Un recueil qui, en s'attardant sur la mutation des campagnes, explore une facette souvent négligée de la Chine contemporaine. 

La Chine fascine, la Chine effraye parfois..., la Chine fait couler beaucoup d'encre. Il suffit pour s'en convaincre de sillonner les rayons des librairies consacrés à l'empire du Milieu. L'arrivée d'un nouvel ouvrage sur ce pays devenu l'atelier du monde pourrait donc passer inaperçue. Mais les pages qui nous sont livrées dans ce recueil de contributions invitent à la réflexion et posent avec force et recul la question du monde paysan et de la terre dans la Chine actuelle et ses liens avec le passé.

On notera d'abord la qualité et la diversité des articles proposés. À travers les onze points de vue exposés, le lecteur cerne peu à peu la réalité complexe de la Chine rurale sur fond de réforme agraire et de volontarisme étatique. La question foncière occupe en effet une place centrale dans la construction du pays depuis les années 1950, et ce point est particulièrement bien mis en lumière dans l'introduction très détaillée co-signée par Isabelle Thireau et Hua Linshan.

Outre un retour sur les modèles successifs d'intégration des campagnes au régime communiste chinois, les différentes contributions montrent comment la redistribution des pouvoirs, qui en est issue, a pu bouleverser les relations sociales et l'appareil de production agricole. Dès le début de l'ouvrage, les auteurs soulèvent le problème de la légitimité (et de l'illégitimité) de l'action étatique. Appréhendée via le prisme des nombreux échelons administratifs, la légitimité apparaît rapidement comme l'argument mis en avant par les autorités pour asseoir le collectivisme. Celui-ci s'est d'ailleurs très tôt appuyé sur la violence, comme le démontre Isabelle Thireau à propos de la politique de terreur mise en place par Mao Zedong dans les années 1951-1952.
   
On touche du doigt le caractère ubuesque de la politique dite du "grand bond en avant" avec Lu Huilin, lorsqu'il évoque les "spoutniks", nom donné aux procès verbaux attestant les rendements record de certains districts. Ces chiffres largement biaisés avaient pour unique objectif, dans le contexte de la guerre froide, de donner à la face du monde une preuve de la réussite du modèle chinois. Lu Huilin enfonce le clou en notant que, finalement, les paysans qui auraient dû se sentir concernés par cette politique se sont au contraire peu à peu détachés de la terre. Dépossédés de leur bien, ils ne pouvaient en effet que difficilement adhérer à la nouvelle légitimité qui leur était imposée. Cela se confirme dans les propos de Liu Xiaojing quand il brosse le tableau de la situation durant la grande famine de 1958-1961. On sent à travers ces lignes toute l'ambiguïté de la situation et le renversement des légitimités. Durant cette période sombre, nombreux furent les paysans qui s'adonnèrent au vol pour survivre. Et Liu Xiaojing de noter le bienfait de ce retournement de situation puisque ledit vol permit, selon lui, à des milliers de paysans d'échapper à la mort.
   
À mesure que l'on avance dans l'ouvrage, la paysannerie chinoise apparaît donc comme profondément marquée par les différentes phases de planification. L'exemple de Dazhai et de ses terrasses aménagées après de titanesques travaux à flanc de montagne est mis en lumière par Chang Shu et Hua Linshan de façon édifiante. Corps meurtris, travaux harassants, entraînant souvent la mort des travailleurs, et séances de critiques donnent une image très sombre de ce qui était au milieu des années 1960 l'exemple à suivre dans le cadre du mouvement d'éducation socialiste. Véritable gloire pour Pékin, Dazhai s'avéra être un véritable calvaire pour les paysans contraints de se fondre dans le moule de la politique totalitaire du régime. Les optimistes forcenés pourraient malgré tout voir derrière la description de ces expériences autoritaires la marque d'un État capable de se projeter et d'anticiper les éventuels problèmes. Difficile pourtant d'abonder en ce sens. D'après He Bochuan, la réforme agraire (qui laissait dans un premier temps les paysans libres de gérer leurs terres) a entraîné, après la collectivisation de 1955-1956, de nouveaux problèmes (comme le renforcement du morcellement foncier).
   
La réflexion prend un nouveau tour suite au constat du décalage actuel entre les besoins considérables du pays en termes alimentaires et la situation des terres arables (elles ont diminué de plus de six millions d'hectares entre 1990 et 2005). La Chine, qui s'appuyait tant sur le mythe du paysan dévoué à la cause du socialisme, a laissé sur le bord du chemin près de cinquante millions de "sans terre". Aujourd'hui, le phénomène semble difficile à enrayer car une donnée nouvelle a fait irruption dans le débat : la valeur marchande des terres. Le problème est d'autant plus important que les mesures de réquisition (souvent en lien avec des actions de développement) se multiplient dans le pays, obligeant les paysans à s'organiser pour faire entendre leur voix. Ying Xing montre bien la singularité de cette situation lorsqu'il évoque les "visites collectives" de paysans auprès des autorités supérieures, dans le but de faire valoir le droit à des indemnités ou de remettre en cause les agissements des dignitaires locaux. Ces pratiques renvoient alors à la modification du champ de l'action politique et au caractère très mouvant des règles fixées par l'État lui-même.
   
En des temps plus récents, l'action collective laisse parfois place à la "direct action" décrite par Kevin J. O'Brien et Li Lianjiang. Par le biais des moyens de communication de masse et de nouvelles formes d'organisation, le monde rural qu'ils nous dévoilent semble plus réactif aux menaces grandissantes auxquelles il doit aujourd'hui faire face. Dans la Chine de ce début de siècle, la paysannerie apparaît alors sous un nouveau jour comme une catégorie socioprofessionnelle en quête de légitimité.
   
Argumenté avec force de références historiques, de données statistiques et d'enquêtes de terrain, ce numéro d'Études Rurales plonge le lecteur dans les avatars d'une Chine rurale en quête de modèle pour son avenir. Notons toutefois qu'une lecture à tête reposée s'impose pour ne rien perdre des contributions très riches qui le composent. Même si l'on peut déplorer la quasi absence de cartes - une seule pour tout le volume - qui auraient sans aucun doute permis de donner corps à certains articles, il faut finalement saluer le travail présenté ici pour sa rigueur bien sûr, mais surtout pour la volonté des auteurs de sortir des sentiers battus.
   
Le lecteur curieux des réalités chinoises appréciera par ailleurs les complémentarités de cet éclairage rural et agricole avec celui, plus géopolitique, du n°125 de la revue Hérodote ("Chine, nouveaux enjeux géopolitiques", 2ème trimestre 2007). Se faisant écho, tous deux alimentent une réflexion plus large sur la posture chinoise vis-à-vis des ressources, qu'elles soient foncières, énergétiques, alimentaires ou encore environnementales. Sur ces aspects parmi tant d'autres, le développement de l'empire du Milieu est appelé à infléchir durablement la donne internationale, et ne saurait qu’engager à suivre avec attention les mutations en cours dans les campagnes.


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Crédit photo: flickr.com/ Aka Hige