En suivant les traces d’un jeune français, on plonge au cœur de l’Irlande des années 1970, déchirée par les luttes intestines entre IRA et unionistes.

Mon traître de Pierre Alary est la mise en images de l’œuvre éponyme de Sorj Chalandon. Nous sommes à Belfast, en 1977, Antoine (surnommé ensuite Tony), un jeune luthier parisien passionné de musique traditionnelle irlandaise, rejoint ses amis Jim et Cathy dans un pub. Il fait alors la connaissance de Tyrone Meehan, un responsable de l’IRA, activiste de longue date. En 1979, ce dernier est arrêté par les Britanniques puis libéré deux ans plus tard. Tony et Tyrone se voient régulièrement. En 1994, l’IRA dépose les armes : la trêve est déclarée en Ulster. Tyrone est arrêté de nouveau en 2006, cette fois par l’IRA. Il avoue avoir été « retourné » après sa sortie de prison en 1981 par les services secrets britanniques. Il est alors devenu un agent double et a vendu des informations à ces derniers depuis cette date. Après la trêve de 1994, il est « lâché » par les services secrets qui le manipulaient. Tony découvre alors la vérité sur son ami et se pose des questions sur leur relation depuis des années.

Au cœur de l’IRA

Mon traître permet de se plonger dans la question irlandaise, pays divisé depuis l’entre-deux-guerres et d’en comprendre, en partie, les raisons qui ont fait de cette région un espace de guerre civile pendant plus de 80 ans, tout du moins pour l’Irlande du Nord. L’action de Mon traître se passe à Belfast, capitale de l’Ulster, l’Irlande du Nord, partie de l’île qui est encore rattachée à la couronne de Grande Bretagne après les accords de Governement of Irland act du 3 mai 1921 qui voyait la partition de l’Irlande en deux. Le sud, l’Eire devenait alors autonome de la couronne britannique quand le nord, l’Ulster, décidait de rester fidèle à Londres   . S’engage par la suite, à partir des années 1960, une lutte armée entre l’Armée Républicaine Irlandaise (catholique) qui souhaite le rattachement de l’Ulster au reste de l’Irlande aux Unionistes soutenus par l’armée britannique, déployée dans Belfast et ses environs pour « maintenir la paix ». L’IRA se lance alors dans la lutte clandestine, basée sur des attentats, assassinats et enlèvements, qui ont pour but de faire céder les Protestants et leurs soutiens britanniques.

C’est ce contexte de quasi-guerre civile qui est très bien retranscrit dans Mon traître par Pierre Alary. On y voit les défilés de sympathisants à l’IRA, les familles qui demandent des nouvelles des prisonniers politiques ou qui se lamentent sur la disparition des leurs. On y parle des morts de l’autre camp, on y voit la terreur mais aussi la rancœur sur les visages des uns des autres. Alary a parfaitement su recréer l’atmosphère tendue et haineuse qui régnait en Ulster à cette période. Il a aussi su nous présenter les liens forts qui unissent jusqu’à la mort les membres de l’IRA, donnant ainsi un visage humain à ces hommes qui ont agi masqué, nous permettant ainsi de comprendre les motivations de ceux qui furent longtemps perçus depuis Londres comme des terroristes et qui se voyaient, pour leur part, comme des combattants pour la liberté.

Embrasser la cause

Rendre compte des relations humaines, faire ressentir au lecteur le lien impalpable et souvent inexplicable qui relie deux hommes, telle est la gageure de Pierre Alary dans Mon traître. Si, dans une œuvre littéraire, l’auteur peut passer des pages entières à décrire les états d’âmes de ces personnes, ce n’est pas le cas dans une œuvre graphique. Pourtant, sans avoir recours à de longues explications, nous comprenons bien qui fait quoi dans l’histoire, qui est dans quel camp, quels liens unissent les hommes de l’IRA à leur cause. Les textes sont directs et précis, l’enchaînement de l’histoire sur plusieurs années est clair. Les flash-backs, toujours brefs, rappellent l’interrogatoire de Tyrone par l’IRA en 2006 de façon judicieuses : tel un narrateur externe, omniscient, ils préparent le lecteur au dénouement final. La complexité des relations interpersonnelles entre les différents personnages est très bien expliquée : on croirait presque parfois lire des explications du sociologue américain Erving Goffman sur ce qui fait les interactions entre les êtres humains. Tout en nuances, Alary réussit donc à brosser le portrait d’Irlandais du Nord tels qu’ils étaient dans cette période difficile où chacun a essayé de vivre comme il le pouvait.

Voir l’Irlande autrement ?

Mon traître est un roman dessiné. D’une remarquable plasticité graphique, il nous emmène dans le monde des années 1970-1980 avec sa musique irlandaise, ses tenues et ses codes. Le coup de crayon du dessinateur est précis, les aplats de couleurs plutôt sombres retranscrivent parfaitement l’atmosphère lourde de Belfast dans ces années de plomb. Esthétiquement réussi, le propos réaliste reflète également cette période difficile. La révélation de la trahison de Tyrone, classique dans le cadre d’une guerre civile, renforce le côté dramatique de l’histoire. Comme le dit Chalandon lui-même : « Le salaud, c’est parfois un gars formidable qui renonce ». Et c’est la toute la magie de cette œuvre dans laquelle Pierre Alary nous fait parfaitement ressentir la vie de ces âmes grises comme celle de Tyrone, qui n’est ni blanc, ni noir, ni totalement traître, ni parfait soldat de l’IRA. C’est un Irlandais qui s’est retrouvé pris dans les tourbillons de cette époque troublée, qui n’a pas su faire le bon choix au bon moment. C’est cette destinée si humaine, dans une Irlande déchirée et haineuse que Pierre Alary, avec l’aide de Sorj Chanlandon, nous narre ici. C’est du beau travail, tout simplement#NF