Dans un entretien avec Éric Fottorino, Leïla Slimani dévoile la complexité de la création littéraire.

L’entretien est un exercice pluriel qui demande à la fois sincérité et distanciation. Certains sont bruts, d’autres ménagent des effets d’attente. Quelques-uns semblent incomplets et laissent un sentiment de lecture inachevée alors que d’autres dévoilent le mystère d’une écriture, à force de rassembler les pièces du puzzle d’une vie. Comment j’écris est l’un de ceux-là.

 

De l’entretien à la confidence

Dans cet entretien, où Leïla Slimani se livre au journaliste Éric Fottorino, cofondateur de l’hebdomadaire Le 1, la jeune autrice, récemment récompensée du prix Goncourt pour son roman Chanson douce   , évoque sa manière d’écrire et son amour pour la littérature. Comment j’écris s’élabore en trois temps : un avant-propos d’Éric Fottorino précède un échange à deux voix, spontané, bienveillant, mais sans concession. S’ensuit un dialogue ouvert sous la forme de questions-réponses avec les spectateurs venus écouter l’interview.

 

En lisant, en écrivant

Grande amatrice de la langue française et des belles-lettres, Leïla Slimani grandit dans une famille animée par la passion des mots et de la littérature. C’est en lisant qu’elle puise son inspiration et découvre ce qui deviendra plus tard son Paris littéraire dans les romans de Zola, Balzac et Maupassant. Chaque lieu qu’elle affectionne, elle le cartographie dans sa mémoire et l’inscrit dans cette lignée intertextuelle avant d’ajouter : « Si les romans ne changent pas le monde, ils modifient substantiellement la vision que l’on en a. »

Le ton de l’entretien glisse progressivement vers la confidence lorsque la jeune femme dévoile la difficulté qu’elle avait, enfant, à faire la différence entre la réalité et la fiction. À l’âge adulte, cet imaginaire riche mais maîtrisé devient une force qui transfigure l’actualité. Un jour, alors qu’elle ouvre un exemplaire de Paris Match, elle découvre un article qui la choque : dans le très chic quartier de l’Upper East Side à New York, une mère de famille a découvert, épouvantée, les corps de ces jeunes enfants assassinés par la nounou. Les photographies la marquent à tel point que l’autrice s’en souvient encore. De là germe l’idée de Chanson douce.

Elle évoque aussi cette scène dans le roman où la sourde lutte des classes se joue au travers d’une carcasse de poulet. Louise, la nourrice déclassée estime que les restes de poulet peuvent être consommés et en sert aux enfants alors que la maîtresse de maison avait jeté la carcasse le matin même, la jugeant périmée. On sait que le style de Leïla Slimani se nourrit de ces conflits intemporels qui prennent place dans un univers littéraire très riche, mais ce qu’on découvre avec délectation dans cet entretien, c’est la féministe qui sommeille en elle.

 

Pouvoir écrire

La réflexion qui s’engage entre le journaliste et l’autrice révèle une autre part de la problématique que soulève l’acte d’écrire : le statut de la femme dans la société. Car comment écrire quand on est une femme ? Comment conjuguer vie personnelle et vie professionnelle ? Pour certaines, l’exercice s’apparente presque à un dilemme cornélien où l’héroïne serait perdante, quel que soit son choix final, et Leïla Slimani de citer Simone de Beauvoir : « Aujourd’hui ? je doute, je me dis est-ce que véritablement j’ai eu totalement raison, est-ce que c’est naturel et est-ce que ce n’est pas atroce de sacrifier la vie de famille à la création littéraire parce qu’on avait tellement conditionné les femmes à l’idée que si elles voulaient créer, d’une certaine façon, il leur fallait devenir des hommes   ? »

Une fois l’acte de subversion établi, Leïla Slimani laisse place à une forme d’introspection et nous dévoile sa manière d’écrire. Car c’est bien là que réside le sujet de cet entretien. On y apprend, sans grand étonnement, qu’elle s’isole afin de se concentrer et de se plonger dans l’écriture. Qualifiant sa posture « d’égoïste », elle n’en garde pas moins une certaine distance critique et répond sans faux-semblant aux questions des intervenants.

 

« Ce n’est pas le chemin qui est difficile mais le difficile qui est le chemin   »

La jeune femme se livre alors sans concession et raconte l’échec cuisant de son premier manuscrit. Déçue et piquée au vif durant un temps, elle reprend progressivement confiance en elle et décide de s’inscrire aux ateliers d’écriture des Éditions Gallimard.

Alors que les propos de l’entretien laissaient la part belle à l’inspiration, le journaliste aborde un autre pan du processus créatif. Comme tout travail, au sens étymologique du terme, l’acte de création relève d’une certaine souffrance et Leïla Slimani de confier : « On a souvent en France, une vision de la création littéraire comme quelque chose de quasi inné, c’est-à-dire, on est écrivain dès le berceau ou on ne l’est pas, on est génial ou on ne l’est pas. Il y a sans doute des génies, des gens qui sont appelés à n’avoir que ce destin-là, mais je crois qu’il y a beaucoup de gens pour qui il suffit parfois de travail, d’une bonne rencontre, ou de saisir au bon moment l’idée dans laquelle on croit. » Cette rencontre décisive, ce sera celle de Jean-Marie Laclavetine, son éditeur, qui lui apprendra à alterner situations et événements pour faire avancer l’histoire.

Cet entretien met en lumière les obstacles qui jalonnent le parcours de l’écriture et montre qu’ils n’en sont pas moins importants que l’acte d’écrire dans son processus même. Le chemin pour parvenir à la création est en effet un processus complexe comme l’écrivait Maingueneau : « Si l’œuvre n’émerge qu’à travers une paratopie, est créateur celui qui a organisé une existence telle qu’il peut y advenir une œuvre, la sienne   . »

Cet échange fluide et appréciable livre progressivement les clés d’un style et permet de toucher du doigt la mythologie personnelle de l’autrice