Au Théâtre de l'Odéon, reprise d'un des grands succès du Festival d'Avignon 2016.

Les tristesses sont multiples dans le spectacle d'Anne-Cécile Vandalem, mais Tristesses est d'abord le nom d'une petite île imaginaire du Danemark. Auparavant lieu dont l'économie plutôt stable reposait sur l'élevage et l'abattage, l'île n'abrite désormais plus que huit habitants, installés dans quelques cabanes d'une simplicité rustique. Il y a Soren Petersen, le maire, son épouse Anna et leurs deux filles, Ellen et Malene. À leurs côtés vivent Joseph Larsen, le pasteur, et son épouse Margrete. Le troisième foyer est celui de Käre et Ida Heiger, parents de la froide et redoutable Martha Heiger, qui a quitté l'île plusieurs années auparavant pour servir sa carrière politique et s'engager dans l'extrême-droite au sein du Parti du Réveil Populaire. Quand Ida est retrouvée pendue, Martha revient sur l'île, ouvrant la voie à des règlements de comptes et à des découvertes sinistres.

 

Tensions entre corps et écran

Le spectacle est construit à la manière d'un polar et, comme dans un polar, les tensions naissent de l'implicite et du non-dit. Ce qui se voit est parfois trompeur. Ce qui est suggéré demeure incertain, du moins jusqu'à l'éclatement d'une vérité plus noire que tout ce qu'on aurait pu soupçonner. Le dispositif scénographique rend compte de ces tensions. Sur le plateau sont posées quatre petites maisons, dont on n'aperçoit que les façades. Certaines scènes ont ainsi lieu sur la place publique, à la vue des spectateurs, et les demeures s'entrouvrent parfois, permettant de glisser un regard à l'intérieur. Toutefois, l'essentiel de ce qui est donné à voir est filmé hors scène et projeté sur un écran de la taille d'un panneau publicitaire, suspendu au-dessus des cabanes.

 

 

L'alternance d'images filmées et de jeu scénique contribue aux tensions. Le recours à l'écran instaure une distance que rompt soudain la présence des acteurs sur scène. Le surgissement des corps, des souffles et des cris rappelle la présence de la vie dans un lieu qui semblerait sans cela déserté par les vivants. Le contraste ainsi produit est souvent saisissant, d'autant plus que la mise en scène ne cherche pas à le démultiplier. Mais si on ne peut lui reprocher d'être systématisé, on pourrait, au contraire, le juger trop rare. Il semble que l'écran occupe l'essentiel du temps et de l'espace, en dépit de ses dimensions raisonnables et de la belle énergie dont les comédiens témoignent quand il leur est donné d'investir la scène.

 

Des abattoirs aux studios de cinéma

Ce qui pourrait relever d'un déséquilibre entre scène et écran s'explique pourtant d'un point de vue dramaturgique, comme on est amené à le comprendre dans la dernière partie du spectacle. Martha est revenue sur l'île avec un projet. Elle souhaite racheter les parts des habitants pour construire, à la place des anciens abattoirs de l'île, des studios de cinéma, destinés à une autre forme de mise à mort : la diffusion, par la propagande, des idées néfastes et mortifères de son parti. Pour ce faire, elle s'attaque aux habitants de l'île, un à un, et les oblige à lui céder leurs droits de propriété. Englués dans les discours à la rhétorique trompeuse de Martha, pris au piège de leur propre faiblesse et de leur mesquinerie, les personnages courent à leur perte.

Le rapport entre scène et écran n'est pas seulement thématique. L'île représentée sur scène est peut-être déjà celle qu'a rachetée Martha pour en faire un lieu de vie artificiel, dans des studios de cinéma. Les images filmées projetées sur l'écran ont peut-être été tournées dans ces studios. La tragédie de Tristesses, orchestrée par Martha du déclin économique au massacre final, est devenue le sujet du premier film de propagande du Parti du Réveil Populaire. Autrement dit, ce qu'on voit sur l'écran n'est pas tant le hors-scène que l'histoire telle que Martha a souhaité la représenter. À l'inverse, la scène, qui est le hors-champ du film, présente tous les indices permettant de comprendre quel piège s'est refermé sur les habitants de l'île. L'endroit et l'envers du décor s'inversent. Alors que les cabanes semblaient faire écran, empêchant le regard de porter au-delà de leurs murs, c'est en fait l'écran de projection qui, sous couvert de montrer ce qui est caché, assume une fonction de dissimulation, en présentant lui-même un décor dont la scène permet, à terme, de découvrir l'envers.

 

 

Déconstruire les images

La scène du théâtre est un lieu de déconstruction des images, de dénonciation des illusions, qui a pour but ici de mettre au jour la vaste entreprise de destruction humaine, politique et économique menée par l'extrême-droite. En témoignent deux discours de Martha, prononcés dans deux contextes différents. Sous le regard des caméras, dans l'église où ont lieu les obsèques de sa mère, on voit une femme au cœur sensible, fille aimante émue jusqu'aux larmes. À l'extérieur des cabanes, sur la scène, on entend une politicienne au cœur dur et au discours destructeur, d'un cynisme qui n'a d'égal que son égoïsme et sa cruauté. Il faut assister aux deux discours pour comprendre que le plus construit des deux est justement celui qui semble le plus sincère : qui oserait tant d'hypocrisie devant le cercueil de sa propre mère ? Une fille qui a peut-être provoqué elle-même cette mort pour servir ses plus noirs desseins.

Les images projetées sur l'écran sont la trace d'événements dont elles proposent un témoignage déformé. Le spectacle met ainsi en garde contre la prétendue authenticité si vite (trop vite) concédée à toute image obtenue par une caméra. Quel que soit son degré de réalisme, ce que montre une image filmée n'est pas le réel, mais un point de vue sur le réel : elle ne permet pas de savoir ce qui est, mais en propose seulement une perception et, dans le même temps, invite à une interprétation. La confrontation des corps représentés sur l'écran et des corps en représentation sur la scène permet ce rappel salutaire : toute image et tout discours sont construits, en politique peut-être plus qu'ailleurs. On peut certes regretter que le corps des acteurs disparaisse trop souvent derrière l'écran, dans Tristesses. Cela correspond toutefois à un risque qu'encourent nos sociétés contemporaines : confondre le vivant et sa représentation, le réel et sa mise en scène, jusqu'à adhérer finalement aux discours pessimistes répandus par des idéologues qui entretiennent nos tristesses pour mieux s'en nourrir, et nous détruire.

 

 

Tristesses, spectacle d'Anne-Cécile Vandalem, Das Fräulein (Kompanie).

Du 5 au 27 mai 2018 au Théâtre de l'Odéon, puis en tournée en 2018/2019.

Crédits photographiques : Phil Deprez, Christophe Raynaud de Lage et Pascal Victor.

Voir aussi : entretien avec Anne-Cécile Vandalem, publié à la création du spectacle, en 2016, sur Nonfiction.

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