Si les « places publiques » sont celles où s’expriment les revendications démocratiques du peuple, leur aménagement concerne aussi bien les citoyens que les politiques, les designers et les artistes.

Le récent « mouvement des places » (Tahrir, Gezi, Maïdan, Puerta del Sol, République, etc.) est étudié par des sociologues. Des historiens se penchent sur le rôle de la configuration des lieux publics au cours des événements. Des spécialistes du baron Hausmann analysent la conception de la place urbaine élaborée par ses équipes pour Paris. Bref, que ce soit en référence à telle ou telle ville, à telle ou telle période, la question des places est désormais centrale alors que sa nouveauté est toute relative.

La centralité qu’elle occupe de nos jours est liée à l’idée d’un « droit à la ville », qui a fait son chemin dans les esprits. Il était temps que les philosophes s’en mêlent plus directement, surtout à une époque où l’on pense ou projette de « reconstruire la société civile » et « l’action collective » à partir de la notion de places publiques. Au demeurant, la philosophe Joëlle Zask, qui s’en empare ici à son tour, n’est pas dupe de ce qu’elle peut apporter à la réflexion politique : pour cette spécialiste de John Dewey, il est exclu de considérer la place comme une cause déterminante des pratiques des individus qui la fréquentent. Mais la place publique peut être abordée comme un facteur qui dispose aux modes de vie démocratiques.

Places et rues occupent les imaginaires révolutionnaires. Surtout que les places, notamment, demeurent le seul lieu « évident » de rassemblement de foules décidées à fédérer leurs efforts pour obtenir plus de justice ou la dignité des personnes. Elles sont le lieu par excellence où les masses peuvent imposer une démonstration à un pouvoir. Mais « se rassembler sur la place, est-ce ipso facto faire acte de démocratie » ? Plusieurs phénomènes invitent en effet à s’interroger : l’installation de plus en plus fréquente de la surveillance vidéo sur les places, la présence des barrières anti-terrorisme, la colonisation des places par les commerces… Et que dire des places infréquentables pour les manifestants, telles que la Place rouge ou la place Tian’anmen ?

Finalement la place publique n’est en rien, à première vue, un espace nécessairement démocratique. Or s’il est des places à l’aménagement vertical qui sont peu démocratiques, le projet de leur redonner tout leur potentiel politique impose de penser des places à aménagement horizontal. En ce sens, il ne s’agit pas seulement de poser le problème de l’appropriation de la place publique. Zask part ainsi à la recherche de la place imaginable dans un régime démocratique. Quelle serait cette place ?

 

Les places et le commun

Faut-il croire que les nouvelles places publiques ne sont pas centrales parce qu’elles se donnent comme objectif unique d’améliorer la qualité écologique de nos vies urbaines, comme le fait croire le mouvement de réaménagement municipal des places en cours un peu partout, à coup de vide et de minéralité, d’espaces sans qualité, d’esplanades uniformes et tournées vers des objets centraux, de modèles reproductibles et délocalisés ? Certainement. Trop de projets urbains se contentent de représentations a priori de ce qu’il est convenu d’appeler « le commun », et se satisfont de croire contribuer à l’esthétique urbaine, tout en pensant commerces, espaces de consommation (y compris d’alcool, alors que sa consommation n’est pas tolérée dans les lieux publics) et d’agréments gastronomiques, voire mobilités et vélocipèdes.

Ce qui revient à affirmer qu’il faut se méfier des places dédiées et de la logique qui les justifie : dédiées au pouvoir seul, à l’écologie seule ou à d’autres solitudes, elles sont mises au service d’autant de forces qui tendent à superviser la conduite et la pensée des citoyens. De la même manière, il convient d’être critique vis-à-vis de la statuaire classique qui dépose en public et au centre des places des figures élevées, lointaines et massives : de ce point de vue, la statuomanie de la III° République s’oppose au déboulonnage de la colonne Vendôme durant la Commune de Paris. Finalement c’est toute la question des monuments qui se pose aussi ici. Leur rôle est d’abord de dominer l’esprit du public, au moins de leur hauteur (comme le remarquent Charles Baudelaire et Jules Vallès) voire par leur injonction à se souvenir, et de partager les espaces en raison de leur position centrale. Par le monument qui occupe les places, la puissance publique énonce un « devoir de mémoire » et le contenu de cette mémoire.

A rebours de cette logique, Zask propose de considérer les places comme un partenaire actif des interactions sociales. Elle incite à réaliser des places adaptées aux activités politiques et aux fonctions sociales, qui font le sens de la citoyenneté démocratique ; à imposer des places qui donnent lieu à un vivre ensemble associatif, conversationnel et démocratique.

Voilà pourquoi Zask, en rapport avec sa méthodologie inspirée de John Dewey, conduit une enquête en rejetant les a priori et en se tournant vers les places réellement existantes ou concrètement réalisables, à partir de l’idéal d’une démocratie conçue comme mode de vie personnel. Encore insiste-t-elle sur ce qu’elle cherche à saisir : le défaut des théories de la démocratie qui conçoivent un espace public abstrait, et plus précisément, l’idée selon laquelle, en démocratie, le lieu du pouvoir doit rester vide. Si le rapport entre ces deux dimensions n’est pas si exclusif qu’elle a l’air de le croire, Zask s’attelle néanmoins à observer la forme et la distribution des éléments urbains et veut les confronter à nos préférences sociales et politiques.

 

Trouver sa place sur la place ?

Il faudrait donc créer des espaces cohérents au sein desquels les gestes et les objets pourraient prendre place ensemble, sans céder à la symbolique unitaire et centralisatrice de la place habituelle. Un espace homogène nivelle la conduite des personnes, la perception qu’ils ont les uns des autres et d’eux-mêmes. Un espace démocratique devrait suspendre la domination et l’esprit de conquête.

Mais on ne doit pas céder non plus aux mythes. Par exemple, celui de la référence à l’agora, dont on sait aujourd’hui qu’elle vaut surtout pour sa qualité fictive et métaphorique. La place publique des cités grecques antiques était peu adaptée au mode de vie démocratique, mais elle a été constituée en mythe du lieu et de la « théâtrocratie ». Alors qu’en réalité, disent les historiens de la Grèce antique (L. Mumford par exemple), à l’heure de l’agora, la vie démocratique était depuis longtemps délitée. Ce type de lieu public s’est dépolitisé au fur et à mesure de sa monumentalisation et mué en espace de spectacle.

Or, en 2018, nous n’avons plus besoin d’espaces sans qualité. S’il faut chercher une inspiration en Grèce, ce sera moins dans l’agora que dans la place de village, laquelle entretien la vie sociale et n’enferme pas la politique dans la représentation. En un mot, nous devons aussi nous défaire d’une conception purement logocentrique (et sans doute phallocentrique) de l’espace public, penser des lieux multifonctionnels, épicentres de la vie communautaire et conviviaux, qui ne craignent pas l’irrégularité et l’asymétrie. La finalité d’une place démocratique se lirait dans les traits suivants : possibilité d’une consultation d’autrui, libre conversation et circulation, potentiel de commentaire public des œuvres de l’esprit, ouverture sur la présentation de soi, la discussion publique, l’échange d’arguments, les petits groupes d’échanges… Où peuvent-ils trouver leur place, aujourd’hui ?

À cela s’ajoute le souci écologique : la nature ne doit plus être refoulée de la place, même si jusqu’alors des jardins publics, hors des places, palliaient ce défaut.

 

Le public et sa place

Outre un bref parcours historique, portant notamment sur la place de la République à Paris, cette question de la conception de la place susceptible de convenir à la démocratie requiert deux réflexions supplémentaires et complémentaires. Une réflexion sur le « public » et une réflexion sur la « démocratie ». Quant au public, Zask rappelle que, dans les États réputés démocratiques, on peut en repérer de deux sortes : un public spectateur cantonné à vérifier les actes des politiques, à les commenter et à s’en féliciter ou les blâmer. Et un public acteur, qui ne se contente pas de jouir de ses droits, mais qui pratique un autogouvernement, fait émerger des problèmes publics et participe à des commissions d’enquêtes. Les membres de ce public découvrent, dans leurs activités, le plaisir de l’amitié et de la convivialité. Quant à la démocratie, celle qui est libérale, elle cherche à trouver un équilibre entre la vérification des actes des politiques et l’autogouvernement de chacun.

Et l’auteure de revenir par là à son sujet : si nous ouvrons les yeux sur nos places actuellement disponibles, nous découvrons des espaces adaptés à la célébration de tel ou tel pouvoir symbolisé par une statuaire : des espaces destinés à imposer une mémoire et une identité collective déterminées, des théâtres politiques destinés à la représentation de grands événements symboliques.

En quoi le public, qui n’est pas en soi, ne peut pas être. Alors qu’il doit se trouver lui-même, il ne peut y arriver sur de telles places. C’est grâce à la participation active des individus à leur existence sociale et politique que le public émerge et que les intérêts publics sont identifiés. Le public est un résultat, pas un préalable. On ne peut le glorifier spécialement, sauf à le dissoudre dans une entité fusionnelle ou identitaire. Il résulte d’échanges, de rencontres, d’associations, de dialogues et de négociations entre des personnes multiples et d’autant plus individualisées qu’elles prennent part à sa constitution. C’est bien la place publique qui permet – ou devrait permettre – cette invention du public, laissant s’opérer des partages entre individus étrangers entre eux au premier abord, mais se rencontrant et échangeant.

Au sens de Dewey, rappelle Zask, le public ne se réalise véritablement que lorsque les citoyens parviennent à avoir prise sur les blocages, les opportunités de leur époque, à fixer les conditions de leur propre vie sociale, à former des liens divers. Cela étant, un public acteur ne naît pas de rien. Ce n’est pas en restant cantonné dans le rapport aux institutions que se forme un public acteur, donc « participatif ». C’est en amont de la politique instituée qu’un tel public s’organise et accède à une puissance instituante (et non pas, comme on pourrait l’affirmer aussi, en dehors d’elle). La référence à Nuit Debout, complétée des allusions au mouvement des places du printemps 2011, accompagne par ailleurs l’ensemble du propos, sous la forme d’un commentaire sur l’autogouvernement dont Zask estime qu’il a animé les mouvements d’occupation des places.

Ce sera même la conséquence de l’agencement réflexif proposé : la fonction des places publiques n’est-elle pas de constituer non un espace pour le pouvoir, mais un lieu où s’expérimentent la sociabilité démocratique et le cortège des « vertus » qui l’accompagnent ? Elle est d’accueillir des publics en recherche d’eux-mêmes, des foules et non des masses (la distinction est centrale ici, et occupe tout un chapitre, bien venu, alors que la confusion règne largement).

 

Pas de modèle

Pour autant, même si Zask cherche à configurer une place spécifiquement démocratique, sous-tendue par des valeurs bien précises, elle n’a pas de modèle à proposer, ni ne cherche à en établir ou imposer un. D’ailleurs, elle remarque aussi que les places les plus géométrisées par les pouvoirs ne fonctionnent pas non plus comme des modèles possibles, puisque la forme adéquate d’une place ne peut être fixée d’avance (sauf à inventer une ville, ce qui a bien eu lieu dans l’histoire urbaine). Quant à la place démocratique, elle ne peut relever de dispositifs fixés d’avance. Sa configuration dépend non d’un modèle intangible, mais des caractéristiques de la société, de l’environnement, de l’histoire de la localité, des usagers qui la fréquentent. Reste qu’elle doit toujours être collaborative et singulière. L’auteure parcourt quelques textes d’urbanistes, qui complètent fort bien son propos (Camillo Sitte, Paul Zucker, notamment). Elle rend compte des problèmes posés par l’art des passages sur et vers les places. Comme elle analyse la place-plateau dans sa différence avec la place en pente, qui non seulement épouse un relief naturel mais encore facilite la diversification des activités et des interactions (l’exemple est celui de Bruce Nauman à Münster).

À la croisée d’une méthode d’analyse (Dewey), d’une critique de la société (à la manière de Tocqueville et de Tarde) et d’une conception de la démocratie comme mode de vie, Zask nous entraîne dans une réflexion centrale, impliquant des idées portant sur les méthodes de gouvernance partagées et le refus des conceptions hiérarchiques et autoritaires de la cité.