Christian Morel donne une suite aux « Décisions absurdes », toujours à base d’exemples dont il tire des recommandations.

Christian Morel vient de publier le tome 3 des Décisions absurdes. Après avoir expliqué comment celles-ci pouvaient survenir dans le tome 1 en 2002   et comment les éviter en développant une culture de la fiabilité dans le tome 2 en 2012   , il se penche dans ce nouveau livre sur deux questions qu’il avait jusqu’ici laissées de côté : le rôle des règles dans ces décisions, d’une part, et celui de problèmes de communication et de dysfonctionnements des relations humaines, d’autre part. Plus décousu que dans les deux tomes précédents, le propos, auquel il manque ici une thématique qui unifierait davantage l’ensemble, s’élargit à des sujets déjà largement traités par d’autres auteurs. La méthode consistant à partir d’exemples de décisions absurdes en laissant de côté toute discussion d’autres travaux montre ici ses limites. Cependant le livre conserve un intérêt pour les exemples qu’il présente et les recommandations pratiques qu’il en tire.

 

Règles infernales

Si les règles sont indispensables pour assurer la fiabilité, la tendance naturelle des organisations aussi bien étatiques que privées est d’y recourir trop systématiquement et souvent à mauvais escient. Ce constat a souvent été fait par ailleurs. Christian Morel y revient en partant d’exemples divers et variés. Il s’agit, par exemple, de règles contredisant les lois de l’aérodynamique, comme la procédure de récupération du décrochage des avions de ligne qui est restée en vigueur plusieurs années, ou multipliant les prescriptions détaillées sans se questionner sur leurs effets, comme la loi Sarbanes-Oxley destinée à renforcer la fiabilité de l’information financière des sociétés cotées aux Etats-Unis.

Christian Morel multiplie ainsi les exemples de règles potentiellement dangereuses ou tout au moins contre-productives, ou encore de règles tout simplement absurdes, comme le bannissement des œufs frais en coquille des maisons de retraite ou la multiplication des restrictions à l’usage de balançoires, pourtant installées. De fait, beaucoup de règles sont adoptées pour répondre à un objectif donné, souvent une sécurité renforcée – ce qui justifie qu’elles soient très souvent accompagnées de sanctions –, mais elles ne prennent pas suffisamment en compte les comportements d’inhibition, de respect seulement formel ou de contournement qu’elles sont susceptibles d’induire. Elles sont surtout à courte vue. Certaines, qui ont leur utilité comme check-list, peuvent même conduire à abaisser la vigilance des acteurs en favorisant un type de contrôle désincarné.

L’idée que la solution à tous les problèmes d’organisation et de contrôle de l’action individuelle et collective passe par la règle est à l’origine d’une inflation normative qui touche désormais à peu près tous les domaines. Il en résulte de très nombreux conflits de règles. Cette production normative s’autoalimente et finit par se transformer en un bruit ambiant, caractérisé par l’illisibilité des motifs, l’incohérence, les contradictions, l’absence de hiérarchie des sources, l’instabilité   et, parfois, la production d’un sentiment de sécurité mal fondé. Lorsqu’il n’en résulte pas un rejet pur et simple des règles.

 

Causes profondes

Chacun des exemples cités par Morel aurait pu donner lieu à une analyse approfondie pour dégager les causes spécifiques qui ont conduit à l’établissement ou au maintien de chacune de ces règles. Peut-être cela aurait-il permis de définir des critères caractérisant une bonne règle, à la fois efficiente et sensée.

Christian Morel a cependant choisi d’aller directement aux « causes profondes » de cette « inflation et perversion normatives », prise comme un bloc, qu’il relie alors, principalement, au refus par l’esprit humain de l’incertitude et de l’imprévisibilité, ou autrement dit à la volonté de réguler par des règles des situations qui ne s’y prêtent pas. En même temps, cette raison pouvant difficilement valoir pour tous les cas, il réintroduit à la suite la tendance, déjà notée plus haut, de l’inflation normative à s’autoalimenter, en ajoutant que ce motif se double d’une inflation relative aux informations sur les règles, qui participe du même phénomène.

Finalement, se greffent également sur ces causes des jeux d’acteurs, qui nous ramènent à une sociologie de l’action, qu’il faut entendre au pluriel et qui a longuement étudié ces aspects, sans que l’auteur n’éprouve le besoin de s’y référer. Lorsqu’il n’est plus question d’étudier simplement les décisions absurdes mais bien d’examiner un phénomène aussi répandu et ausculté que le rôle des règles dans les organisations   , cette manière de faire peut paraître quelque peu surprenante au regard des canons de la sociologie.

L’auteur nous rappelle ainsi que certains responsables peuvent utiliser les règles pour s’exonérer de leurs responsabilités sur leurs subordonnés, ou s’y raccrocher lorsqu’ils ne maîtrisent pas la situation, ou simplement pour se faire valoir dans des discussions, parfois sans fin, sur les meilleures normes à adopter. La volonté d’évaluer les salariés justifie également, note-t-il, la construction de référentiels et donc l’adoption de règles. A contrario, le refus de l’imprévisibilité se traduit couramment en une demande sociale de réglementer, issue cette fois plutôt de la base, et à laquelle les dirigeants auraient parfois du mal à résister si toutefois ils le voulaient. Le phénomène est également entretenu par les contrôles de conformité pratiqués par les cabinets d’audit, souvent aussi documentés que superficiels. Enfin, il se nourrit de l’absence d’une culture de la fiabilité : collégialité, débat contradictoire, non punition des erreurs et vigilance cognitive, qui sont autant d'éléments de cette culture que l’auteur avait identifiés dans le tome précédent.

 

Solutions éprouvées

Christian Morel aborde ensuite les solutions qui pourraient être mises en œuvre pour remédier à cette situation. Il propose de substituer à cette inflation normative une autre manière de gérer l’incertitude, qui mette l’accent sur la compétence augmentée, d’une part, et la coopération hautement fiable, d’autre part, couplées à quelques autres moyens pour organiser la déflation.

Plutôt que de proposer des définitions très élaborées, Christian Morel préfère là aussi illustrer ces notions à partir d’exemples, surtout puisés dans des activités à hauts risques (pilotage d’avion, maintenance nucléaire, guides de haute montagne, feux de forêt), dont il avait déjà cherché à établir la transposabilité des modes de gestion à d’autres activités dans le tome 2.

Dans la compétence augmentée, ce sont la formation, les connaissances, l’expérience, le jugement qui doivent alors prendre le pas sur les règles. Cette capacité comprend aussi la conscience aiguë et élargie de l’environnement, des compétences personnelles de chacun et de leurs limites, des actions d’autrui et des principes de fonctionnement internes des dispositifs   . Elle s’apparente par certains côtés au compagnonnage. La coopération hautement fiable reprend l’idée de culture de la fiabilité développée par l’auteur. Elle promeut une coopération entre les acteurs fondée sur les principes de la collégialité, l’expertise du terrain, le débat contradictoire, etc.

Finalement, Christian Morel évoque rapidement d’autres moyens pour organiser la déflation normative, dont certains ont été mis en œuvre, s’agissant de législation publique, par différents Etats, avec plus ou moins de succès, sous la forme d’un droit des règles contraignant, qui limite leur production, organise leur péremption ou prévoit leur réévaluation régulière.

 

Communication et justice

La seconde partie est l’occasion pour Christian Morel de pointer d’autres problèmes à l’origine de mauvaises décisions, qui peuvent être d’ordre relationnel et en particulier langagiers, mais également culturels. Trop souvent, les acteurs ne se parlent pas, ou ne se comprennent pas, ou encore se montrent réticents à partager des informations importantes. Rétablir ces communications est ainsi indispensable.

Là encore, l’auteur procède à partir d’exemples. Il évoque le naufrage du Costa Concordia en 2012 ou encore la désastreuse ascension du K2 en 2008, où l’incapacité des membres de l’équipage ou des participants à se comprendre parce qu’ils ne parlaient pas la même langue aurait, semble-t-il, joué un rôle décisif. Mais le même problème concernerait de très nombreuses entreprises. D’autant que le même type de difficultés peut se rencontrer avec des langages techniques, qui ne sont pas maîtrisés par une partie des acteurs. Au-delà de ces difficultés à se comprendre, l’auteur met également l’accent sur l’importance de verbaliser ses avis et de ne pas se contenter de communiquer sur un mode implicite ou ambigu. Si ces recommandations peuvent paraître relever du simple bon sens, les exemples qu’en donne l’auteur devraient convaincre de ne pas traiter ces problèmes à la légère.

Christian Morel revient ensuite sur l’importance de réussir à installer une culture juste, qui ne soit ni punitive, ni laxiste, non pas uniquement dans les rapports hiérarchiques, mais également entre pairs. Cela paraît en effet indispensable si l’on veut accroître la réflexivité au sein des organisations et leur permettre de corriger leurs erreurs. Morel pointe à ce sujet la faible capacité de la justice française, où la réflexivité est très largement absente, à tirer les leçons des erreurs judiciaires qu’elle commet, notamment parce que celle-ci est obnubilée par le « fait nouveau », seul motif justifiant une révision. Il conclut ce chapitre sur l’éviction nécessaire des individus au comportement négatif, violant les normes relationnelles, faisant montre de négligences ou se caractérisant par une sous-activité systématique.

Il se penche enfin sur la dynamique de groupe : l’importance de la convivialité, d’échanges poursuivis sur le long terme et, plus généralement, la nécessité de porter une grande attention aux relations humaines de terrain, pour renforcer la fiabilité dans des organisations confrontées à des décisions, dont il est clair qu’elles sont de plus en plus difficiles à prendre. Pour finir, il consacre quelques pages à l’organisation en binôme et à ses avantages.

Ces considérations risquent de se heurter à nouveau à la propension à tout règlementer qui caractérise aujourd’hui les organisations. L’identification d’un type d’organisation que Christian Morel appelle « résiliente », qui ferait à la fois un usage parcimonieux des règles et valoriserait les relations humaines de proximité, inciterait peut-être à creuser davantage les rapports qu’entretiennent ces deux dimensions, pour examiner la possiblilité de leur adoption commune dans différentes activités