Une plongée dans l’histoire des partisans soviétiques, à la fois magnifiée par la propagande soviétique et en même temps méconnue, qui prolonge les débats sur la violence en temps de guerre.

Les enfants de Staline de Masha Cerovic est issu de sa thèse sur les conditions de vie et l’action militaire des partisans soviétiques dans un espace géographique triangulaire compris entre la Biélorussie, le Nord de l’Ukraine et l’Ouest de la Russie. Dans cette région, plus de 500 000 personnes participèrent à la lutte contre l’occupant nazi. Trois thèmes examinés l'un après l'autre par Masha Cerovic permettent de comprendre ce qu’a été l’engagement des partisans soviétiques : la naissance du combattant, la rivalité avec le parti-Etat soviétique, et enfin, les engrenages de la violence de guerre.

 

Naissance du partisan

Après l’opération Barbarossa, entre juin et octobre 1941, la partie occidentale de l’URSS est entièrement occupée par la Wehrmacht. Les populations civiles accueillent cet effondrement comme la fin du régime. Très vite, elles cherchent à retrouver la vie civile. La « Shoah par balles » ne semble pas éprouver ces populations qui regardent sans compassion l’extermination des Juifs d’Europe de l’Est. Il faut attendre que les mouvements partisans commencent à se structurer pour que les Juifs des ghettos obtiennent enfin leur aide pour s’en échapper et, souvent, pour rejoindre des groupes de partisans.

C’est seulement à la fin de l'année 1942 que les partisans deviennent un mouvement de masse. Cette structuration répond à la conjonction de plusieurs phénomènes. Le premier d'entre eux est qu'à cette date, le régime d’exception instauré par les nazis pousse une partie de la population dans la résistance. Le second phénomène qui explique cette évolution est qu'à cette date, les soldats soviétiques ayant pu échapper à l’emprisonnement commencent à être recherchés par les Allemands et donnent une armature aux mouvements de combattants qui se cachent dans les forêts. Enfin, le rôle joué par les autorités soviétiques devient important. Il pousse les cadres du parti et de l’Etat restés sur place à organiser la résistance.

Dès lors, le nombre des partisans augmente constamment jusqu'à 1944. Il passe de quelques centaines à plusieurs dizaines de milliers. L’importance du mouvement partisan varie aussi selon les régions. Cette variation quantitative dépend souvent du terrain, les espaces boisés étant un élément central, et des capacités des autorités soviétiques à épauler les combattants.

 

Spontanéité et bureaucratie

L’une des principales contributions de Cerovic est sa démonstration de la complexité des rapports entre les partisans et le système communiste. Derrière les lignes ennemies, les contacts avec les autorités sont en effet difficiles. Le pouvoir veut que les partisans deviennent une véritable armée chargée d’assaillir les occupants au-delà de la ligne de front. Il cherche également à ce que les partisans se plient à la discipline bolchevique en obéissant aux instructions données. Pour cela, les autorités font par exemple parachuter des cadres de la police politique et du parti à l’arrière des lignes de front allemandes. Les appareils radios sont confiés à des hommes de confiances qui opèrent pour maintenir le contact entre les groupes armés et les représentants du pouvoir.

L’objectif du pouvoir central est de dégarnir le front allemand en imposant à cerains détachements de la Wehmacht d'intervenir sur d'autres terrains. Cependant, les partisans ne sont pas assez nombreux pour créer de véritables points de fixations. Les sabotages et les actions de guérilla sont en nombre insuffisant pour réellement contraindre l’état-major allemand à des actions militaires d’envergure. En revanche, le sentiment d’insécurité chez les Allemands est grandissant, les territoires donnant l’impression de ne pas être conquis. Ces constats viennent souligner le décalage entre le discours de l'occupant et la réalité constatée par les populations occupées comme par les troupes.

Pou autant, la légitimité même des ordres est parfois contestée. En effet, les combattants choisissent leurs actions et considèrent que le seul chef légitime est le guerrier, les ordres du centre n’étant considérés que comme secondaire. Ce qui n’empêche pas les partisans de se sentir membres d’une nouvelle élite communiste, qui réactive en partie les mythes de la guerre civile.

 

Violences de guerre

Ces hommes agissent en groupe dans le cadre de brigades. Véritables cellules, elles ont un fonctionnement presque tribal. Les conditions de vie sont plus qu’éprouvantes. Les combattants n’ont pas de distraction. Le manque d’hygiène, la saleté, l’épuisement, les marches de nuit, les blessures, les parasites et l’alcool constituent le quotidien de ces hommes. Le groupe agit collectivement avec la fraternité des combattants, et la solidarité entre les hommes ressemble à celle qui unissait les combattants des tranchés. L’usage d'une violence sans retenue est non seulement autorisé, il est même normal. Dans les zones contrôlées par les partisans, une loi d’exception est imposée. Elle mêle des éléments de soviétisme, via les références utilisées comme la trahison, la notion de classe et les lois sur la violence de guerre.

Les partisans imposent les règles des combattants, marquées par la culture de guerre et par la propagande, à toute la population qui est sous leur contrôle. Le « si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous » règne, condamnant de fait toute forme de contradiction ou de réflexion. La trahison réelle ou supposée engendre une déshumanisation complète des traitres supposés. Cette violence rejoint le lexique de la propagande soviétique et l’animalisation de l’adversaire déjà à l’œuvre dans les procès de Moscou. La vengeance est la règle. Souvent, elle dépasse la loi du talion et se rapproche de la vendetta. Dans les brigades, le comportement clanique est aussi poussé à l’extrême. Les dirigeants sont dans la toute-puissance, y compris sexuelle. Ils se comportent, loin de la légende, en véritable seigneurs de guerre. Dominant parfois des régions importantes, les partisans imposent leur loi, parfois interprétée de manière personnelle, ajoutant les codes de la guérilla aux slogans bolcheviks.

Si, à la lecture de l’ouvrage, le titre Les enfants de Staline semble paradoxal, il reflète pourtant la filiation directe avec l’univers communiste qui érige la violence en mode de gouvernement. Les partisans soviétiques sont avant tout des combattants. Ils glissent dans le combat clandestin pour survivre, sans affiliation idéologique initiale, avant de reprendre nombre des codes du communisme. Les partisans sont prêts à utiliser toutes les formes disponibles de la violence contre ceux qui s’opposent à eux. Dans leur soif de vengeance, ils finissent par opter pour des comportements plus radicaux que ceux que le pouvoir est prêt à mettre en œuvre. Dans ce sens les partisans sont bien les enfants du régime communiste, de la violence de l’affrontement des deux totalitarismes et de la bestialité de la guerre dans ces terribles « terres de sang » (Timothy Snyder), baignées dans cette culture triplement sanguinaire, assez loin des images d’Épinal qu’a voulu construire la propagande après-guerre