En 1967, à Besançon, des ouvriers militants passent derrière la caméra, avec l’aide de Chris Marker. Une formidable expérience.

L’aventure des « groupes Medvedkine » a profondément marqué ceux qui l’ont vécue. Combinant de façon indissociable l’histoire sociale et l’histoire du cinéma, elle a réuni pendant sept ans, de 1967 à 1974, deux groupes d’ouvriers et quelques cinéastes. autour de la réalisation d’une quinzaine de films.

Les Mutins de Pangée et Iskra viennent de rééditer en trois DVD la quasi-totalité de ces films, accompagnés d’un livre, Les Groupes Medvedkine 1967-1974   , composé de textes de plusieurs membres des groupes, ainsi que des cinéastes les plus actifs à leurs côtés, dont Bruno Muel et Chris Marker. Des témoignages émouvants, parmi lesquels la lettre que leur a adressée Alexandre Medvedkine, le réalisateur soviétique adopté comme parrain par les ouvriers de Besançon et de Sochaux.

 

Pol Cèbe, militant de la culture

Le pivot de cette histoire s’appelle Pol Cèbe. Il est né près de Belfort en 1926, s’est engagé dans l’armée à 18 ans et est revenu d’Indochine anticolonialiste et révolutionnaire. D’abord employé de bureau, il a choisi de devenir ouvrier, dans une démarche proche de celle des « établis », mais sans perspective de retour à une vie de petit-bourgeois. En 1959, il est embauché à l’usine Rhodiacéta de Besançon. Militant à la CGT et membre du PCF, il siège au Comité d’entreprise, où sa passion de la littérature et de l’art moderne le conduit à se charger des affaires culturelles, et en particulier de la bibliothèque, qu’il transforme radicalement, la rendant accueillante et dynamique avec peu de moyens.

Hors de l’usine, il mène avec la même énergie le combat pour la diffusion de la culture dans la classe ouvrière. Avec René et Micheline Berchoud, un couple d’enseignants militants de l’éducation populaire, il a créé le Centre culturel populaire de Palente-les Orchamps (CCPPO), installé dans le quartier ouvrier de Besançon où ils habitent, Palente. Un nom qui deviendra célèbre en 1973, quand toute la France aura les yeux braqués sur l’usine LIP.

 

Chris Marker à l’usine

Le 25 février 1967, les ouvriers de la Rhodiacéta s’engagent dans une grève comme on n’en avait pas vu depuis 1936. Ils occupent leur usine pendant un mois. Leurs revendications ne portent pas sur les salaires, plus élevés que la moyenne bisontine, mais sur leurs conditions de vie et de travail.

« Ce que nous exigions, c’était la dignité, et nous ne limitions pas la lutte aux seules conditions de travail, mais nous l’étendions à l’ensemble de la vie quotidienne, à notre place dans la société, à la possibilité de s’exprimer » (Henri Traforetti et Georges Binetruy, ouvriers de la Rhodia).

Pol Cèbe est en première ligne, et le CCPPO soutient le mouvement. René Berchoud est impressionné par la conscience de classe, l’intelligence et la détermination des jeunes ouvriers. Il pense que cette grève pourrait intéresser son ami Chris Marker, cinéaste militant connu pour son chef-d’œuvre, La Jetée — un film d’anticipation expérimental — mais aussi pour ses documentaires politiques. Il l’invite : « Si vous n’êtes pas en Chine ou à Cuba, venez à Besançon, il s’y passe des choses intéressantes ».

Le cinéaste visite l’usine occupée, et c’est alors que naît l’idée d’un film. Il revient avec Mario Marret tourner À bientôt j’espère, qui traite des conditions de vie des ouvriers à travers leurs témoignages. Quelques semaines après la reprise du travail, il présente un premier montage à Besançon. L’accueil est très critique : les ouvriers ne s’y reconnaissent pas, trouvent le film « trop romantique », lui reprochent une vision « d’ethnologue », « d’entomologiste ».

Mario Marret avait participé aux premières expéditions polaires et écrit un livre : Sept hommes chez les pingouins. Il est donc tentant de lui attribuer cette réaction imagée aux critiques: « Il existe des tas de films sur les pingouins, mais celui qui refléterait le mieux les conditions de vie des pingouins serait un film fait par les pingouins eux-mêmes. » L’idée est lancée d’un cinéma sur les ouvriers fait par les ouvriers.

Terminé à la fin de 1967, À bientôt j’espère sera d’abord interdit, puis passera à la télévision le 5 mars 1968 grâce à l’intervention d’Emmanuel d’Astier de la Vigerie. La direction de l’ORTF impose de l’accompagner d’un débat censé en atténuer la portée contestataire. Il est animé par Philippe Labro, avec l’économiste Roger Priouret et Jacques Delors, chef de service au Plan.

 

Les ouvriers passent derrière la caméra

Lors des discussions orageuses entre le cinéaste et les grévistes de la Rhodia, Chris Marker leur avait raconté l’histoire d’Alexandre Medvedkine, qui, au début des années 1930, sillonnait l’URSS en filmant dans les usines, les kolkhozes et les ateliers d’entretien des locomotives. Le principe du « train-cinéma » était : « On tourne, on développe, on projette » … et surtout on débat pour régler les problèmes de production montrés par le film.

Dans les campagnes russes, quinze ans après la chute du Tsar, le cinéma tenait encore de la magie. Ce n’est plus le cas à la fin des années 1960 en Franche-Comté, mais « se voir soi-même à l’écran, voir ses amis, sa rue, est toujours un événement émouvant, dans la vie de n’importe qui. » (Alexandre Medvedkine, Lettre au groupe Medvedkine de Besançon).

Les ouvriers sont enthousiastes et ils constituent un petit groupe qui prend le nom du cinéaste soviétique. Jean-Luc Godard et Joris Ivens offrent chacun une caméra, et la photographe Ethel Blum viendra une fois par mois enseigner le maniement des appareils aux membres du groupe, qui seront coachés par quelques techniciens de qualité comme Bruno Muel.

La plupart des films tournés à Besançon seront modestes, des petits « ciné-tracts ». Le plus marquant est Classe de lutte, réalisé par Pol Cèbe avec l’aide de Bruno Muel. C’est l’histoire de la création d’une section syndicale, dans une usine d’horlogerie, par Suzanne, une jeune femme qui n’avait jamais milité jusque-là. Le beau visage de Suzanne crève l’écran, et « ce qu’elle dit sur le rôle de la culture, sur Picasso, sur Prévert, sur Roger Vailland, sonne un peu juste, un peu faux, mais profondément comme un appel d’air, un appel à entendre d’autres mots que ceux de tous les jours » (Bruno Muel).

Si les ouvriers se sont emparés de la caméra, ce n’est pas pour entrer en compétition avec Éric Rohmer ou Gérard Oury. En visionnant les films, on comprend la légère ironie de Chris Marker : « La tonalité de ces films passionnants pour ce qu’ils montraient de la lutte était celle d’un tract de la CGT, langue de bois du commentaire incluse ». Une remarque qui ne vaut pas pour les films les plus longs, les plus élaborés, où l’humour est souvent présent. Et Inger Servolin, la productrice dévouée qui aide à la post-production et se bat pour diffuser les films (interdits à la télévision), est plus élogieuse : « Ce qui nous étonnait alors était la précision avec laquelle ces images étaient filmées. Ces cinéastes-ouvriers savaient ce qu’ils voulaient nous raconter. Notamment dans les petits films "Nouvelle société" (référence au grand projet du premier ministre Jacques Chaban-Delmas), on est frappé par la précision d’un regard longtemps empêché, un ciné-œil ».

Inger Servolin forge un terme très parlant : « cinéaste-ouvrier ». Et il est vrai que faire un film c’est un travail manuel, technique, qui combine l’habileté de la main et l’acuité de l’œil. Dans une émission de France Culture, Henri Traforetti raconte son émotion quand ses camarades cinéastes lui avaient mis entre les mains une caméra, combien il avait été frappé par « la beauté de l’appareil ». Certes, il voulait avant tout prendre la parole ; l’un des slogans du groupe était « un film militant diffusé c’est un meeting d’un million de personnes ». Mais l’ouvrier bisontin était aussi séduit par la dimension manuelle de la fabrication des films – un aspect auquel ses copains de Sochaux, plus jeunes, seront beaucoup moins sensibles.

 

Le groupe de Sochaux

Après le grand mouvement de Mai 68, les ouvriers de Peugeot à Sochaux vont prendre le relais de leurs camarades de la Rhodia, et créer leur groupe Medvedkine. C’est Pol Cèbe qui passe le témoin : licencié de la Rhodiacéta, il a été embauché par le Comité d’entreprise de Peugeot pour diriger le centre de loisirs de Clermoulin, à 40 km de Sochaux. Il le transforme en centre de culture, où les jeunes ouvriers les plus curieux d’art, de littérature et de cinéma ont plaisir à venir passer le week-end. C’est là que naît le groupe Medvedkine de Sochaux, qui produit notamment 11 juin 1968, sur les violents affrontements entre CRS et occupants de l’usine Peugeot, qui firent deux morts et 150 blessés, et Week-end à Sochaux, une comédie sur les jeunes et par les jeunes.

 

Loin de Sochaux

Les ouvriers francs-comtois soutenaient volontiers les luttes menées par des camarades à l’autre bout du monde. C’est à Besançon, le 18 octobre 1967, qu’a été projeté pour la première fois en salle Loin du Vietnam, film réalisé par Chris Marker, Alain Resnais, Joris Ivens et quelques autres. Et le 11 septembre 1973, dès qu’ils ont appris le putsch du général Pinochet, Bruno Muel et Théo Robichet sont partis au Chili, où ils ont tourné Septembre chilien en utilisant, avec l’accord de leurs camarades sochaliens, l’argent de l’avance sur recettes accordée par le CNC pour réaliser La Sortie des usines Peugeot (qui sortira sous le titre Avec le sang des autres).

Septembre chilien – très mal accueilli par le PCF, qui lui trouve des relents trotskystes – sera présenté en avant-première au théâtre de Montbéliard, loué (de leur poche) par les ouvriers du groupe Medvedkine.

 

Le bouquet final : Avec le sang des autres

L’aventure se termine en 1974 par un film auquel tout le groupe participe, mais qui est en fait l’œuvre de Bruno Muel, Avec le sang des autres. Un beau travail de professionnel, qui montre l’usine et les chaînes de montage comme on l’a rarement fait.

Au total, entre 1968 et 1974, les groupes Medvedkine auront tourné une quinzaine de films. Le groupe de Besançon a cessé son activité en 1969, ses membres étant partis au fil des mois pour des raisons personnelles (changement d’emploi ou de situation familiale), ou politiques : le PCF n’appréciait pas que ses jeunes militants développent une réflexion et des pratiques culturelles autonomes et il faisait pression sur eux, leur demandant « d’arrêter de faire du cinéma pour militer plus à fond ». Il y a eu à plusieurs reprises de sévères altercations entre les responsables du Parti et Pol Cèbe, et quelques années plus tard Chris Marker note : « Je fus étonné moi-même de ce que cette période leur avait apporté. Ils avaient tous quitté le PC ». La formule est un peu réductrice ; en fait, ces sept années avaient profondément transformé les jeunes ouvriers des usines franc-comtoises

 

* Dossier : Mai 68 : retrouver l'événement.