Au Festival Théâtre en mai, à Dijon, Pauline Ringeade adapte une nouvelle de S. Krzyzanowski, auteur génial que la terreur d'être repéré par Staline conduisit à ne rien publier de son vivant.

Une boîte cubique occupe le centre de la scène : faces transparentes finement tramées, plancher grossier placé dans la direction du public, lit minable, petite table et tabouret, lavabo, miroir, suspension, lucarne, papillon, porte et porte-manteau. L'agencement de ces pauvretés évoque un trompe-l'œil : cadre réduit, dispositions et entassements d'objets d'humanité, de quotidienneté, de vanité, placés dans une étagère illusoire, creusée dans un mur qui n'existe pas.

Côté cour, un violoniste commence, sans archet, une mélodie, qu'une petite centrale de mixage enregistre et répète en boucle, avant d'ajouter d'autres motifs à leur tour répétés. La place du musicien et la lumière qui l'éclaire soulignent aussi la petitesse du cube et la vacuité de l'espace obscur qui l'entoure.

Un homme en imper, coiffé d'un chapeau, entre dans « la pièce ». Celle-ci donne son vrai titre au spectacle, jouant sur une homonymie. La vie est un théâtre : la pièce (de vie) est une pièce (de théâtre). 

Cet homme (Julius, incarné par Damien Briançon, danseur et chorégraphe) rentre chez lui. Il se dévêt, il s'asseoit sur son lit, il s'y endort, une de ses mains tombe sur le sol, puis il y coule lui-même, se relève, se frotte le visage devant son miroir, pose une tasse à thé sur la table, s'asseoit, puis se relève, s'habille et s'en va. Aussitôt refermée, la porte s'ouvre à nouveau, et une jeune femme (Sofia Teillet) apparaît. Elle est chez elle, se masse la cheville, cherche quelque chose sous le matelas, etc., puis elle sort. Un troisième homme (Julien Geffroy) entre à son tour. Il est chez lui. Il prend un livre, fait encore ceci cela, puis s'en va. Alors le premier homme revient, et l'on comprend que, suivant la structure musicale qui les accompagne, ces trois comédiens sont partis pour jouer une fugue scéno-chorégraphique, un peu comme on chante Frère Jacques en canon.

 

   

 

La puissance d'une forme poétique comme celle de la fugue est celle d'une complication aménagée. Le pliage et repliage de formes superposées et décalées n'engendrent rien moins qu'une forme nouvelle. La fugue révèle la puissance créatrice d'une répétition toute simple, pourvu qu'elle vagabonde. Dans notre pièce, la variation et la complication sont produites d'abord par la substitution d'un remplaçant, le violoniste (Thomas Carpentier), qui peut laisser la musique tourner toute seule et venir occuper, tour à tour, la période de chacun des trois protagonistes. Lorsque l'un d'entre eux part en villégiature, son logement doit être aussitôt pourvu, par souci d'optimisation.

Une voix off nous a appris en effet que ces trois personnes partagent ce même logement, divisant les 24 heures d'une journée en trois parties égales, non pas d'un commun accord ni par un trait étrange de culture, mais du fait de la loi. Une loi qu'on rapporte sans peine à l'absurde rationalité totalitaire dans sa version stalinienne.

Toutefois l'arrivée du remplaçant lance dans le jeu quelque chose d'imprévu : le sentiment que la répétition agencée, même adroite, même contrapuntique, même gérée par une machine de mixage, arrive à saturation. Elle doit s'écarter de la raison. Dans cette situation extrême, on retrouve quelque chose des conceptions épicuriennes de la liberté : suivant la théorie démocritéenne du clinamen, il y a de l'indétermination dans la nature, même si c'est incompréhensible (et donc il y a des effets sans cause, comme la déviation originaire de la trajectoire des atomes). 

 

 

Une fois que le totalitarisme envahit les espaces extérieurs comme les durées intérieures, une fois qu'il bétonne toutes les friches de l'existence, et annihile tous les germes de vie, il isole cette liberté-indétermination dont il ne peut venir à bout. Il la rend perceptible dans ses formes originaires, qui sont celles de la création, aussi pauvres soient-elles à ce degré de matraquage. Cet essor coupable de ce qui reste d'irréductible lorsqu'on a tout rationalisé, les idéologues du XXème siècle l'avaient nommé « déviationnisme », une notion qui fit beaucoup de victimes.

« La pièce » commence donc à dévier : la jeune femme entre avant que l'autre personne ne soit sortie. Et ainsi de suite, les protagonistes enchevêtrent leurs gestes et leurs journées. Et puis le remplaçant revient sans remplacer personne, puis d'autres personnages encore, certains avec des masques, jusqu'à complète saturation du volume de ce cube, impassible comme une règle de trois.

Ce premier tableau est une réussite remarquable. On y voit s'harmoniser avec une grande simplicité trois sources très difficiles à réunir en faisceau : la scénographie, la chorégraphie, et la théâtralité. C'est l'histoire, en effet, de trois personnes comprimées par le totalitarisme. L'une d'entre elles commence à dévier dans le rêve. Le plateau et les comédiens prennent en charge l'expression de ce rêve né... d'une fugue.


 

Julius, le rêveur, reçoit ensuite la visite de deux bonimenteurs qui lui vendent de la « Superficine » – un badigeon dont la vertu est d'écarter les murs. C'est encore un plaisir, pour le spectateur, de voir les effets scénographiques de ce badigeon. Une fois que les murs sont écartés, Julius danse dans cet hors-champs onirique, et pourtant bien réel sur le plateau, où il figure les ébats de ce corps libéré de toute compression, vivant et heureux comme un être qui éprouve la joie de se mouvoir sans autre contrainte que la nécessité de sa propre nature. Le geste du danseur n'est pas anarchique, ni fébrile, au contraire : il épouse les formes de son corps et il les fait se déplier, se galber. Il les met à sa main. Il se retrouve et il éprouve toutes ses possibilités corporelles.

Ses deux co-locataires jubilent comme lui, mais déjà la flicaille vient faire une vérification d'attribution de surface. Il comprend qu'il n'échappera pas à la condamnation, car c'est ainsi dans un système totalitaire où chacun est le flic de son voisin et de soi-même. Julius passe en procès. Il est condamné à l'exil, à prendre le train pour aller... on ne lui dit pas où.

Alors le rêve change diamétralement d'aspect. La déviation disparaît, la mort se lève. Non pas la mort des hommes, qui enveloppe encore la possibilité de dévier, mais l'anéantissement, le vide, la mort dé-ritualisée, dé-civilisée. La mort même du rêve, qui est le rêve de rien. Le rêve se doit de rejoindre le monde totalitaire, de nihiliser ce qui lui restait de vie en germe. Comme si Julius, terrorisé d'avoir osé rêver l'espace et le temps d'une société ouverte et vitalisée, voulait aussitôt montrer à Big Brother, qui serait aussi le maître omniscient du rêve, son zêle à changer en sable blanc toute velléité onirique.

 

Marc-Antoine Mathieu, Le Décalage, 6ème album de la série Julius Corentin Acquefacques, prisonnier.

 

Or ici, Pauline Ringeade peine un peu à réussir cette partie du spectacle. Elle change son référent scénographique, passant du visuel que lui suggérait la lecture de Krzyzanowski (prononcer Crizanovski) à celui de l'auteur de bande dessinée Marc-Antoine Mathieu. Malgré l'étrange beauté du vide, le public a un peu de mal à recevoir cette cruelle annihilation de la puissance vitale, qui s'était si bien révélée dans la première partie du spectacle. Il semble que la difficulté était de représenter le néant sans produire une baisse d'intensité dramaturgique.

La narration tâtonne entre des effets de théâtre dans le théâtre et de rêve dans le rêve, sans être convaincante. Le public ne comprend pas vraiment, il perd le fil. Et pour cause, nous avons la chance d'avoir été épargnés par les systèmes totalitaires, et n'avons pas été éduqués à la culture du néant, de l'abandon, du renoncement, du cauchemar. Mais on dirait que les comédiens, qui n'ont pas non plus l'expérience de cette culture épouvantable, n'ont pas trouvé les moyens d'en donner la perception. 

Finalement, le héros, Julius, disparaît de son propre rêve. Certes, les autres personnages s'en soucient. Mais la gravité et même la terreur qu'on devrait éprouver à cette représentation – la déroute d'un sujet qui s'exclut de son propre rêve – était très difficile à produire. C'est ainsi qu'après cette première partie brillante, on ne peut s'empêcher de regretter que le spectacle perde un peu, sur la fin, de son intérêt et de sa puissance. 

 

 

Spectacle librement adapté de Sigismund Krzyzanowski (« Le Marque page », in Le Thème étranger, recueil de nouvelles paru chez Verdier) et de Marc-Antoine Mathieu (Le Décalage), texte et B.D. adaptés et mis en scène par Pauline Ringeade, avec la collaboration chorégraphique de Damien Briançon, production de la Cie l'iMaGinarRiuM.

Crédits photographiques : Marie Augustin, Vincent Arbelet

Le site du festival Théâtre en Mai, direction Benoît Lambert, CDN Théâtre Dijon Bourgogne.

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