En France comme dans le monde, la démocratie se tient sur le seuil qui sépare le monde ancien et le nouveau monde : Marcel Gauchet revient sur cette rupture et les enjeux à venir de la démocratie.
Notre principe démocratique triomphe si bien que sa mise en œuvre en devient paradoxalement problématique. Avec Le Nouveau Monde, quatrième tome de L’Avènement de la démocratie, Marcel Gauchet clôt un cycle philosophique singulier par son ambition et son ampleur : peindre l’aventure triséculaire de notre modernité démocratique, avec ses rebondissements, ses transitions, ses obscurités et ses tensions. Dans cet entretien, il revient sur les concepts-clé de l’ouvrage et ses résonances avec notre présent.
Nonfiction – Votre ouvrage est d’une ambition rare dans le monde académique : vous conjuguez l’exactitude empirique de l’histoire avec l’herméneutique propre à la philosophie. Faites-vous œuvre d’historien ou de philosophe ? Et en ces temps d’ultra-spécialisation académique ne craignez-vous pas, à vouloir trop embrasser, de mal étreindre ?
Marcel Gauchet – Ma démarche est clairement philosophique sur la base d’un matériau historique. Elle vise une intelligibilité d’un ordre que s’interdit d’envisager l’historien. Celui-ci s’efforce d’établir comment les choses se sont passées. Je passe par là, mais je vais bien au-delà. Je cherche à en dégager la signification fondamentale dans le cadre d’une théorie de la modernité. Autrement dit, je prends un risque interprétatif de nature philosophique, en essayant de montrer que les quatre dernières décennies de l’histoire occidentale ont vu le parachèvement du processus de sortie de la religion qui l’anime depuis le XVIème siècle.
Avancer une telle proposition ne signifie pas pour autant s’autoriser à dire n’importe quoi. Il y a des garde-fous à cette prise de risque. La règle de méthode majeure est la non-contradiction avec les faits généralement jugés significatifs de la période. Je n’avance de thèses qu’assuré qu’elles ne se heurtent à aucune objection factuelle flagrante. Hors cela, évidemment que je ne parle pas de tout. Mon livre tient en 700 pages. Il aurait pu en faire 7000. Je ne suis pas sûr que le lecteur y aurait beaucoup gagné du point de vue de l’intelligence du fond. J’ai cherché à être à la fois aussi précis et synthétique que possible dans ce qui est une interprétation philosophique du présent.
Si le risque de la synthèse doit être pris, c’est que ceux qui prétendent s’en exempter le pratiquent à leur insu. Il n’est pas difficile de montrer que les esprits forts qui décrètent l’entreprise impossible s’appuient en réalité sur des présupposés qu’ils ne questionnent pas à l’égard de cet objet déclaré hors d’atteinte. Je pourrais vous citer bien des études qui se veulent scientifiques, pointues, objectives et qui véhiculent des grilles de lecture a priori dont les auteurs n’ont même pas l’air conscients. Je revendique au contraire d’avancer démasqué. Puisqu’il y a toujours interprétation, autant qu’elle soit explicite. C’est pourquoi la démarche philosophique est irremplaçable : elle oblige à aller au bout des présupposés qui vous guident.
Vous constatez que notre présent est régi par une « dominance néolibérale », que la révolution néolibérale est une « révolution silencieuse », que cette révolution se fait sans heurts, et que c’est en raison de ce silence qu’elle est plus dangereuse que les révolutions tonitruantes du passé. Pourriez-vous préciser ce point ?
Séparons tout d’abord dominance et néolibéralisme. La « dominance » relève d’une grille de lecture du phénomène idéologique : ce concept est destiné à remédier aux défauts flagrants de la catégorie d’« idéologie dominante » – idéologie que je définis comme discours politique succédant au discours religieux.
A mon sens, il n'y a pas d’« idéologie dominante de la classe dominante », mais il y a dominance relative et conjoncturelle de certaines idéologies. L’idéologie est par essence plurielle – par exemple, malgré la dominance néolibérale, il y a toujours à l’heure actuelle des socialistes, des conservateurs et des libéraux classiques. S’il se trouve qu’une des idéologies surclasse les autres dans cet espace concurrentiel, c’est en fonction de l’appui qu’elle trouve dans les données d’une conjoncture historique précise, en fonction d’un critère qui n’est autre que sa plus grande plausibilité. Elle est celle qui paraît la plus crédible au regard de la marche du monde. Depuis le tournant des années 1970, le néolibéralisme s’est imposé comme le discours le plus en phase avec la manière dont se présente le fonctionnement des sociétés.
Venons-en donc au néolibéralisme, qui n’a rien à voir avec « l’ultralibéralisme ». On peut le définir ainsi : c’est l’application des principes du libéralisme classique à la situation créée par globalisation économique et politique. Le libéralisme classique comportait un impensé : l’espace des libertés individuelles qu’il voulait protéger des empiétements du pouvoir politique s’inscrivait d’évidence, pour lui, à l’intérieur des Etats-nations. C’est ce présupposé que fait sauter le néolibéralisme. Il sort la sphère des contrats et des droits individuels de l’espace stato-national pour en faire la norme d’un espace global homogène. Cela change tout du point de vue des conséquences : les libertés échappent aux cadres politiques, les principes de base sont les mêmes mais le champ d’application est différent.
Si le tournant qui a déterminé cette réorientation de la marche des sociétés mérite d’être qualifié de révolution, c’est par l’ampleur de ses retombées. L’originalité de cette révolution est de ne pas avoir procédé d’un projet conscient et ne pas être passée par une rupture violente. Elle a été insensible sur l’instant, ce pourquoi je la dis « silencieuse » ou « invisible ». Elle est née de l’effacement de ce qui subsistait de structuration religieuse dans le mécanisme collectif. Cette présence était devenue indiscernable. Elle n’en était pas moins forte – nous le mesurons avec le recul. Le cœur de la « révolution de 1975 » se situe dans la dissolution de ces attaches qui continuaient de relier nos sociétés à l’ancien monde religieux.
Ce « restant » s’est évanoui sans bruit, mais d’une façon si rapide, si inattendue, qu’il en est résulté des effets cataclysmiques à l’échelle du globe ! En quelques années, nous sommes passés du monde de la volonté politique au monde de l’automatisme social. Au monde de la volonté matérialisée dans des organisations, a succédé la régulation automatique de marchés bâtis autour de la capacité des acteurs à nouer des accords indépendamment de tout cadre collectif.
Vous parlez de « la » démocratie. Ne pensez-vous pas qu’il faille introduire des nuances, notamment entre le modèle anglo-saxon, plus libéral, et le modèle français, plus républicain ?
Tout dépend du niveau d’analyse où vous vous situez ! Lorsque je parle d’avènement de « la » démocratie, j’ai en tête le phénomène général qui se caractérise par l’autonomie structurelle des sociétés, qui en fait des sociétés capables de s’organiser de part en part selon des règles de raison, dont les sociétaires sont maîtres. A cet égard, il y a bien une identité foncière du fait démocratique.
Après avoir dit cela, il faut bien sûr redescendre au niveau des variantes de ce phénomène global. Vous avez tout à fait raison : il y a une originalité américaine très importante, ainsi qu’une spécificité européenne ; et à l’intérieur de cette spécificité européenne, il y a une concurrence entre le modèle anglais – sous l’égide, depuis le XVIIe siècle, de Hobbes et de Locke – et le modèle français qu’incarne, pour le meilleur et pour le pire, Rousseau. D’un mot, la différence est celle qui oppose la Glorieuse Révolution de 1688 et la Révolution française de 1789. Nous pouvons résumer ces distinctions dans les termes simples que vous avez utilisés : d’une part, l’accent sur la liberté individuelle et sa protection – le modèle lockéen – et d’autre part l’accent mis sur la souveraineté populaire et la volonté générale – le modèle rousseauiste.
Mais au-delà de ces trois grands modèles – américain, anglais et français –, nous pouvons encore descendre un cran en dessous et particulariser davantage. Au fond, il y a autant de concepts de liberté que de démocraties concrètes : chaque culture particulière modèle à sa manière le concept de liberté. La démarche philosophique, justement, cherche à articuler ces niveaux : il s’agit de faire tenir ensemble le singulier et le général.
Malgré cette révolution, l’autonomie achevée est en réalité, dites-vous, « tronquée » ; et de « solution », elle est devenue un « problème », car nous sommes passés d’un pouvoir liberticide à une liberté sans puissance. « L’histoire de la libération est derrière nous ; l’histoire de la liberté commence ». Pourriez-vous revenir sur ce paradoxe ?
Précisons tout d’abord ce que j’entends par « autonomie ». Elle n’est pas qu’un fait de conscience et de pensée : elle est d’abord un fait d’organisation des communautés humaines. Ce pourquoi je parle d’« autonomie structurelle ». Le concept désigne les articulations fondamentales de cette organisation du monde collectif : la forme politique, le principe de légitimité, l’orientation temporelle. En l’occurrence : la forme Etat-nation, les droits fondamentaux, la production de l’avenir.
Mais l’autonomie structurelle – politique, juridique et historique – ne définit pas le tout de l’autonomie : aussi s’accommode-t-elle d’une « hétéronomie fonctionnelle ». C’est ce hiatus qui autorise un regard critique sur le monde dans lequel nous sommes. Nous ne doutons pas que le monde social où nous vivons est notre œuvre collective. Pour autant, la maîtrise effective de ses rouages par ses acteurs est de moins en moins assurée – et cette dépossession nous donne l’impression de moins en moins gouverner ce monde… que pourtant nous faisons. Nos démocraties ne sont pas pleinement épanouies – c’est le moins que l’on puisse dire !
Voilà pourquoi il nous reste à passer de « l’autonomie structurelle » à « l’autonomie substantielle ». La modernité a été une lutte constante contre l’hétéronomie, tant substantielle que fonctionnelle – contre la subordination à des pouvoirs inquestionnables, contre les inégalités des droits et statuts, contre l’obéissance à une tradition irrationnelle. En cela, ce fut l’âge de la « libération ». Mais ce que nous sommes en train de découvrir, une fois qu’il s’achève, c’est que la « liberté » reste à accomplir.
Une fois le principe de la démocratie acquis, nous devons apprendre à la faire fonctionner, elle qui est encore dans l’enfance. C’est une tâche nouvelle : non plus critiquer des dominations antidémocratiques, des aliénations extérieures, mais questionner notre propre incapacité à faire fonctionner la démocratie.
Vous dites que nous avons entrepris une « sortie de la religion ». Qu’entendez-vous exactement par religion ? Et comment accordez-vous ce constat avec la persistance du fait religieux dans le monde ? Le plus étonnant est votre affirmation selon laquelle le XXe siècle n’était pas sorti de la religion, alors que ses idéologies – communisme et nazisme, notamment – étaient des athéismes.
Des athéismes en apparence seulement ! Ou disons, des athéismes revendiqués, mais qui n’empêchaient nullement la mobilisation inconsciente d’un fond religieux. Entre ce que les gens croient penser et ce qu’ils pensent réellement, il y a parfois un gouffre. Il a été particulièrement profond dans le cas de ces « anti-religions religieuses », comme j’ai proposé de les appeler du moment totalitaire.
Si nous prenons le concept de « religion » dans son acception philosophique rigoureuse, abstraction faite des religions particulières, elle désigne l’attribution, par l’humanité, de la causalité de son monde à un principe extérieur et supérieur. La religion, c’est le rapport de l’humanité à elle-même par lequel elle se dépossède de la responsabilité de l’ordre selon lequel elle vit au profit d’un fondement qui la dépasse. Cela se concrétise dans une organisation des communautés humaines, dans un mode de structuration des sociétés qu’il est justifié de nommer « hétéronome ». La religion ne saurait se réduire à un système de croyances, à un contenu spirituel particulier. C’est pour nous qu’elle est devenue cela, sous l’effet, justement, de la sortie de la religion. Historiquement, le mode d’organisation paraît avoir compté bien davantage que le contenu spirituel.
Quand je parle de sortie de la religion, je ne parle pas de « fin » de la religion : la religion survivra à la sortie de la structuration religieuse. Simplement, elle change de sens : la religion était la chose collective par excellence, elle assurait une fonction sociale clé, tandis qu’aujourd'hui, elle devient la chose individuelle par excellence. Elle survit, certes, mais à l’échelle des individus, qui ne croient plus en sa prétention de jadis à structurer la société. De ce point de vue, nous ne sommes pas au bout de nos surprises ! Le sens de la religion continuera à se transformer, en faisant toujours davantage le départ avec la politique, pour entrer dans le monde personnel, dans l’intimité des individus.
Maintenant, la diffusion du phénomène est très inégale selon les aires culturelles. Il a sa pointe avancée en Europe occidentale, mais, par exemple, l’Amérique reste plus religieuse que l’Europe, même si sur notre continent il y a aussi des nuances à établir – la Pologne et l’Irlande, par exemple, ne sont ni la Tchéquie, ni la France. Si les Américains font encore place au religieux, c’est en raison de leur histoire. Les conditions de fondation des Etats-Unis ont permis une alliance entre la religion et la liberté, ce qu’a très bien noté Tocqueville. Les Européens, au contraire, y ont vu deux ordres antagonistes.
Le fait qui crée la confusion, aujourd’hui, en créant l’illusion d’un « retour du religieux », est l’activation de divers fondamentalismes, plus ou moins agressifs, dans toutes les traditions religieuses, et spécialement dans l’islam. En réalité, il s’agit d’un choc en retour de la diffusion de la sortie de la religion à la faveur de la mondialisation. Il n’y a rien de très extraordinaire à ce que la pénétration des données de la structuration autonome dans des sociétés encore largement pétries d’hétéronomie traditionnelle provoque en réaction des effervescences religieuses dont les fondamentalismes sont la manifestation la plus radicale. Ce sont en fait beaucoup plus des réaffirmations identitaires que des mouvements spirituels ou des retours vers la structuration hétéronome.
Comment expliquez-vous que le monde arabo-musulman se soit autant islamisé, alors qu’à l’époque de la « révolution de 1975 », une telle radicalité religieuse était tout bonnement impensable ? Tancée d’archaïsme, elle était mise au rancart de l’histoire. L’esprit du temps était encore celui du panarabisme, du socialisme arabe.
L’illusion a été de croire à une synchronisation des histoires sous le signe de la construction d’un avenir socialiste. Le « socialisme arabe » a été un échec total. Plus largement, le marxisme tiers-mondiste a fait long feu. Ce fiasco de la projection dans le futur a ramené la référence au passé religieux. De ce point de vue, la révolution islamique en Iran de 1979 a été le signal du basculement.
En dépit de ces considérations, ne pensez-vous pas que les démocraties, et notamment la démocratie américaine, reconduisent la notion de sacré autrement, en le sécularisant ? Je pense aux travaux de Régis Debray, qui montrent que la force des Etats-Unis sur l’Union européenne tient en leur sacré divin, plus enthousiasmant que le juridicisme européen. La nation ne reconduit-elle pas l’ « Un-sacral » ?
La nation a pu être pénétrée de religiosité, en Europe, jusque dans les années 1970. Ce n’est plus le cas. Cela reste vrai, en revanche, aux Etats-Unis, où le schéma de la « nation élue », avec sa « destinée manifeste », continue de jouer un rôle essentiel. Je ne suis pas d’accord cependant avec la manière extensive dont Régis Debray manie le concept de « sacré ». Elle me semble plus analogique que rigoureuse. Il y a « sacré », au sens strict, là où il y a matérialisation de l’au-delà dans l’ici-bas. Il y a en ce sens des lieux sacrés, des objets sacrés, des personnes sacrées. Ce qui les fait tels, c’est d’être habités par une présence tangible du surnaturel dépassant leur réalité naturelle. Mais toute réalité supérieure qui vient s’incarner dans un lieu, un objet ou une personne n’est pas forcément d’ordre religieux. On ne peut pas ne pas être saisi sur le site de Verdun par la mémoire de ce qui s’est joué là de terrible. C’est vrai a fortiori du site d’Auschwitz. Cela ne fait pas de cette présence spirituelle très spéciale une présence religieuse.
Après, la confusion vient du télescopage entre cette sacralité et la disposition humaine au sacrifice. Serait « sacré » tout ce pourquoi on est prêt à se sacrifier. De nouveau, c’est un abus de mots : il y a des sacrifices qui n’ont rien de sacré, qui se produisent en dehors de toute justification hétéronome – nous pouvons nous sacrifier pour notre pays, pour nos proches, tout en sachant que notre adhésion est purement rationnelle ou subjective. L’abnégation sacrificielle peut être religieuse comme elle peut être « laïque ». Au lieu d’user du concept de sacré de manière indiscriminée, parlons d’une disposition humaine générale à préférer autre chose à soi-même, dont le religieux a été un véhicule majeur, mais qui est indépendante de lui et qui est destinée à lui survivre.
Justement, quel sort faites-vous exactement à la notion de « crise » ? D’une part, vous le dites, elle est épuisée, et d’autre part, la crise doit désigner un phénomène ponctuel : or nous n’en sommes toujours pas véritablement sorti.
Revenons à son sens premier : la crise désigne un état de déséquilibre entre des composantes qui doivent, habituellement, fonctionner de façon harmonique. Dans le contexte économique, c’est relativement clair : s’il y a surproduction par rapport à la consommation, il y a crise.
Dans le reste des phénomènes sociaux et politiques, l’usage devient plus complexe et soulève un problème de méthode. Si je l’emploie, c’est d’abord parce qu’il n'y a pas d’autre mot disponible : les concepts ne s’inventent pas à volonté, malheureusement pour moi ! J’aurais pu puiser dans le dictionnaire étymologique pour créer un néologisme, mais j’aurais sans doute perdu en lisibilité pour le lecteur. L’exigence minimale, quand on recourt au terme, est de préciser : crise de quoi ? En quoi et pourquoi ? Il y a crise de la démocratie quand il y a discordance entre les attentes des citoyens et le fonctionnement du système politique. Nous y sommes, à n’en pas douter. J’essaie d’en éclaircir les raisons.
Votre livre fait droit à la « réticulation numérique », qui accompagne la « société de la connaissance ». Etes-vous optimiste quant à la possibilité qu’elle offrirait à la société de « se reconstruire de part en part, pièce à pièce, en fonction d’elle » ?
Pour le moment, je ne vois aucun motif d’être optimiste ou pessimiste. Ces nouvelles technologies sont un outil extraordinaire, porteuses de potentialités multiples. Cependant, un outil n’est que ce qu’en font les utilisateurs ! Nous devons abandonner l’idée d’un outil qui définirait son propre mode d’emploi. Il n’est ni bon ni mauvais : il dépend de l’usage, de ce qu’on en fait. Déjà aujourd'hui, Internet est ce qu’en fait la liberté humaine : à la fois espace de violence où chacun peut insulter la terre entière et son voisin, où les virus peuvent pulluler dans les circuits, mais en même temps formidable outil de connaissance.
Vous évoquez l’utopie qui consisterait en une « auto-production du monde humain », en un « technocosme suffisant ». Pensez-vous au transhumanisme, et si oui, quel rôle vous semble-t-il jouer, en tant que mythologie et en tant qu’éventuelle réalité ?
Le transhumanisme relève d’une dimension presque mécanique : dès que s’ouvrent de nouveaux possibles, l’humanité y projette un nouvel imaginaire. Cependant, la production littéraire est très inégale en la matière : ce n’est pas parce qu’un livre est écrit sous une forme scientifique que son contenu suit. Prenez Homo Deus, de Harari : c’est Jules Verne appliqué au numérique ! Chez les deux, vous trouvez à la fois des absurdités et de pénétrantes prospectives. L’histoire jugera.
Le transhumanisme n’en est pas moins porté par un désir dangereux : la constitution de surhumains – et, en toute logique, bien que les transhumanistes s’en défendent, de sous-humains, sinon de sous-hommes. Comme toutes les idéologies, le transhumanisme se fait une idée de ce que l’homme doit être. En cela, les Californiens n’ont rien de rassurant ! Ils participent de la dynamique qui met en branle nos sociétés : pousser à l’extrême l’artificialisation du monde humain. Artificialisation d’autant plus efficace qu’elle est silencieuse, d’autant plus pernicieuse qu’elle est automatique : elle n’est pas l’effet d’un grand projet totalitaire et volontaire, mais d'initiatives décentralisées, à l’échelle individuelle. Cet imaginaire me semble tourner le dos à une vérité essentielle : ce monde, pour être le nôtre, doit être voulu comme humain, et adapté à la pluralité de ses acteurs.
Vous annoncez, dans le sillage de Fukuyama, « la fin de la guerre » et la fin des récits téléologiques, la fin des fins de l’histoire. Pourriez-vous précisez votre position vis-à-vis de la fin de l’histoire ?
La thèse de Fukuyama mérite mieux que les sarcasmes stupides qui croient la réfuter en lui objectant les guerres en Afghanistan, en Irak, en Lybie ou en Syrie : Fukuyama n’a jamais voulu dire qu’il n’y aurait plus d’évènements ou de conflits après « la fin de l’histoire ». Son idée est que le monde tend, dans son ensemble, vers la démocratie libérale et l’économie de marché comme les seules formes d’organisation sociale et politique acceptables. Je le dirais autrement, mais je pense que sur ce point de fond, il a raison. C’est ce que j’explique de mon côté en parlant du dégagement complet de l’autonomie structurelle.
En revanche, je me distingue de lui par la différence que je fais entre une « autonomie structurelle » et une « autonomie substantielle ». Ce n’est pas parce que nous pouvons nous entendre sur les règles générales de la démocratie libérale et de l’économie de marché que nous avons la recette pour les faire fonctionner de manière satisfaisante – il s’en faut de beaucoup. Tout reste à penser et à faire dans ce cadre. Nous avons devant nous une tâche historique qui ouvre un horizon sans précédent. Aucune « fin » n’est en vue. Une histoire s’achève, une autre commence.
Qu’il s’agisse du Brexit, de Trump, des populismes européens ou des « hommes forts » (Erdogan, Jinping ou Poutine), on peut lire dans ces événements la validation de la thèse développée par Christopher Lasch dans La Révolte des élites, voilà un quart de siècle. Comment vous situez-vous par rapport à cette thèse ? Pensez-vous que la perte de sens vient de ce qu’il y a divergence d’intérêts entre la classe élitaire du « nouveau monde », libérale-libertaire, et la classe populaire, attachée à l’ « ancien monde » ?
La thèse de Lasch est très intéressante, encore qu’il n’avait pas anticipé la révolte des peuples consécutive à la révolte des élites ! Il y a une grande vérité dans sa thèse, qui suit la vérité de la mondialisation. Les élites sont plutôt du côté du mondial, tandis que les peuples sont plutôt du côté du local et du national. De manière générale, le problème de fond de nos sociétés est devenu celui de l’articulation entre la sphère globale et les communautés nationales. C’est autour de ce foyer de tensions que nous avons à définir un nouveau compromis historique, après celui qu’a représenté l’Etat-providence d’après 1945 – compromis entre le capital et le travail, aujourd'hui dépassé.
Nous devons trouver le compromis de notre présent entre, d’une part, l’élitisme apolitique des élites, et d’autre part, la surpolitisation des peuples, la foi naïve que la politique nationale ou que le patron de la boîte locale peut tout – alors qu’aujourd'hui, le patron n’a plus besoin de passer des compromis avec les travailleurs : il lui suffit de délocaliser l’usine. Tant que nous oscillons entre la démagogie sur-politique et l’apolitisme élitiste, nous n’arriverons à rien. Notre première tâche, c’est d’éclairer cette contradiction, pour définir ensuite un compromis acceptable entre ouverture et protection.
Bouclons la boucle de cet entretien en revenant au titre de ce dernier tome, « Le nouveau monde ». Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, il est devenu presque incontournable de gloser sur l’opposition entre l’ancien et le nouveau monde. N’y voyez-vous qu’une homonymie amusante, ou bien une synonymie profonde ?
Disons que j’y entends une certaine résonance harmonique, même si les expressions ne jouent évidemment pas sur le même plan. Je m’efforce de donner un contenu précis à ces notions que le discours politique traite plutôt comme des « marqueurs » que comme des concepts. Ces marqueurs ont au moins le mérite de souligner qu’il s’est passé quelque chose de décisif, qui oblige à réviser de fond en comble nos façons de penser et d’agir. Une révolution a eu lieu, une révolution invisible, dont beaucoup d’acteurs dans nos sociétés n’ont pas encore vraiment conscience. La « Révolution » dont parlait Emmanuel Macron dans le livre paru sous ce titre est la révolution à faire pour se mettre à la hauteur de la révolution qui a eu lieu et qui nous a séparés à jamais de l’ancien monde. C’est un premier pas dans la bonne direction. Mais il reste beaucoup de chemin à faire pour prendre toute la mesure de la transformation qui s’est produite et en tirer les conséquences