La dérive de personnages en quête d’identité et d’altérité dans une géographie mobile et fragmentée.

Une lecture de la dérive

Pour son nouveau roman, Jean-Pierre Orban a écrit une fiction sur la notion subtile et polysémique de la dérive. Il y a d’abord la dérive des continents géographiques : une Afrique prise entre les tenailles de la guerre civile et les plaies encore béantes de l’emprise coloniale, une Europe hantée par son histoire douloureuse, ses silences pesants et ses lieux marginaux, un archipel des Antilles dont les exilés créateurs sillonnent le monde et mettent en scène leurs histoires. Il y a ensuite la dérive des hommes : personnages fragiles à la recherche de vérités incertaines ou provisoires, de paradis perdus ou indéterminés, prolongeant leur quête par-delà les générations et les géographies successives.

Il y a enfin la dérive du récit lui-même : une traversée narrative en quatre temps, réglée au rythme des eaux, du fleuve Congo (première partie) à l’océan Atlantique (quatrième partie), en passant par les rives nord et sud du Vieux Continent (deuxième partie) et cette grande île à la fois proche et lointaine qu’est l’Angleterre (troisième partie). Dans le titre du roman, l’océan est cette « eau indéterminée », ce « no man’s land » où se perdent les réalités fragmentées des êtres et des territoires : autant d’îles entourées par un continuum d’absences, de silences et de quêtes sans fin. « La dérive », écrit Orban, « c’est lent et rapide à la fois. Cela se traîne longtemps, puis cela disparaît au loin jusqu’à un point où on ne distingue plus les choses » : la lecture du roman devient donc une dérive parmi d’autres, une quête de sens enchâssée dans toutes les autres.

 

Une quête en fragments

Cette quête s’ouvre au Congo des années 1960 : Adèle, violoniste de vingt-cinq ans, est enceinte d’un inconnu, Sainto, avec lequel elle a eu une brève relation amoureuse à Paris et qu’elle est venue chercher au milieu des obus et des cadavres. D’emblée, la quête s’annonce périlleuse et incertaine : « ramener un nom ou les preuves d’existence d’un disparu ». Dans un climat fait de tensions et de suspicions, Adèle lutte non seulement contre l’impression que l’homme ne cesse de lui échapper mais aussi contre le sentiment d’une rupture géographique et temporelle : l’Afrique est cet ailleurs qu’elle n’arrive ni à comprendre ni à expliquer. Accompagnée de Célestin, un enfant que lui confie, de manière tout aussi inexplicable, un « sage attentif aux modulations du temps et de l’espace », elle entame la remontée du fleuve Congo.

À cette lente dérive fluviale, Orban superpose un retour sur la vie d’Adèle à Paris et les circonstances de sa rencontre avec l’inconnu. Le récit se construit entre vides et fragments : une passion de jeunesse pour cette « puissance tutélaire et rassurante » qu’est la musique, le silence d’un père – Maxime Crousse ex-Max Kursner – sur son identité juive et son parcours d’exilé, enfin le souvenir du corps de Sainto comme un appel du désir perdu. Au fil des pages, Orban entraîne son lecteur dans le tourbillon des espaces parisiens : rue de Rome, place Larue, rue Laplace, café La Méthode, rue des Ecouffes, librairie africaine (référence probable à la célèbre Librairie « Présence africaine » de la rue des Écoles). Au fleuve Congo et à son « étendue vide » répond le réseau confus et incomplet de la capitale : la dérive d’Adèle est une lutte ouverte contre l’absence, le manque, les failles juxtaposées de l’histoire et de la géographie.

 

Désir et violence

Dans le roman, ces deux niveaux narratifs ne cessent d’ailleurs de s’entrecroiser. L’histoire, nous rappelle Orban, « n’est que la modification, parfois contre nature, de la géographie par l’homme » : un appel à lire les failles de l’espace à la lumière des blessures de l’histoire et vice-versa. En remontant le fleuve Congo, Adèle refait en sens inverse le parcours de Henry Morton Stanley, explorateur britannique parti à la recherche de David Livingstone, médecin et pasteur lui-même parti évangéliser l’Afrique australe et chercher la source du Nil. À l’image de ces villes africaines portant, « comme un trophée ou une étiquette », les patronymes des administrateurs coloniaux, la géographie porte les séquelles de l’histoire. La colonisation est aussi une violence linguistique, une blessure de l’espace et du nom propre.

Dans ce Congo d’après l’indépendance, le bruit des mitraillettes et le spectacle des cadavres suggèrent une autre forme de dérive : le glissement tragique des hommes dans les cercles concentriques de la violence et de l’indifférence. Dans ce contexte, la quête d’Adèle est un geste désespéré pour réhabiliter le désir et la rencontre au temps des conflits et des ruptures. Son fils Raphaël est donc « à la fois sauvé et produit d’un fleuve » : la quête est appelée à se prolonger car son objet est aussi bien l’absence mystérieuse de l’autre que ce fascinant « mystère de simplement exister ».

 

Aux marges du chaos

Du fleuve Congo à Ixelles en banlieue bruxelloise, la dérive d’Adèle s’écrit au rythme de la quête inaboutie, constamment confrontée à « l’incapacité à expliquer ou même à décrire » le parcours et le rôle de l’homme disparu dans les luttes agitant sa patrie. En ce nouveau territoire de recherche et d’investigation, le récit maintient la même attention au chevauchement de l’histoire et de la toponymie : Bruxelles est cette ville qui se lit « comme un livre de contes, avec des rois, des reines, des princesses, des Premiers, des Deuxièmes, des Troisièmes », son musée d’Afrique centrale est l’emblème de « ce rêve d’empire vidé de toute substance », la rue Van Aa à Ixelles porte « un nom de bon augure pour une nouvelle vie ». Mais quelle nouvelle vie serait possible face à la persistance de l’absence et de l’incompréhension ? Ni les balades dans les rues bruxelloises hautes en couleur ni la recherche du corps de Sainto à Rome dans les bobines d’un film italien ne parviendront à combler le vide. Tissant « le récit de son Ulysse absent », Adèle sombre dans la maladie, laissant à son fils la perspective d’une vie chaotique et fragmentée : succession de petits boulots, suspicion envers les mots et les êtres, méfiance face à l’appel de l’amour, décalage inéluctable entre l’ordre fallacieux du monde extérieur et le désordre tragique de la vie interne. Prolongeant la dérive de sa mère, Raphaël se retrouve piégé « entre imprécision d’un passé jamais cerné et indétermination d’un futur craint ».

Lentement, le roman d’Orban glisse vers les marges, pousse le lecteur vers ces zones d’ombre que l’histoire refuse d’éclairer, que la géographie urbaine s’obstine à rejeter. Dans sa fuite en avant héritée de sa mère, Raphaël quitte Bruxelles pour Londres, ville « inconnue, impraticable dans l’immédiat ». La rencontre improbable de Desmond, dit Dez, chauffeur de taxi antillais qui vit dans une tour désaffectée de la banlieue londonienne, plonge le récit dans un climat d’angoisse et d’oppression. Séquestré par Dez, Raphaël découvre un univers plus que jamais façonné par le manque et l’exclusion, à l’image de cette « cité crevée de lésions ou d’éruptions » et dont les frontons des bâtiments arborent des « patronymes incomplets ». Dans cet espace fragile entre fiction et réalité, la figure omniprésente de Stanley représente toujours « la quête insensée, irrésistible, violente parfois, du terrain vierge, d’un paradis à conquérir ou à reconquérir ». De Stanley à Raphaël, en passant par Adèle et Dez, Orban nous dit que la dérive des êtres est indissociable de celle des territoires. Géographiques ou humains, les continents se construisent au gré des séparations, des blessures, des décompositions et des flottements, comme ces fleuves, ces îles et ces rives qui rythment le récit.

 

La partition incomplète

Il y a dans Toutes les îles et l’océan quelque chose de l’ordre de la symphonie musicale : une composition à plusieurs mouvements dont l’harmonie se construit aussi bien autour de la récurrence du motif musical que dans le croisement des recherches dans l’acte de la création. Au fil des pages, tout se fait partition incomplète : le corps de Sainto portant les traces des pays qu’il a traversés et des rébellions qu’il a soutenues, les bribes entendues par Adèle à la librairie africaine ou sur le navire qui remonte le fleuve Congo, les notes inachevées qu’elle consigne dans son cahier d’ancienne étudiante en musique, ou encore le journal personnel de Desmond qui clôt et met en abyme le récit. Le lecteur en vient à se demander si la musique ne serait pas, dans le confinement des quêtes superposées, la seule évasion possible, la « seule tentative d’excursion hors [des] frontières » de l’histoire et des territoires.

Une symphonie à la dérive serait donc l’autre nom de cette tentative de sauver le sujet à travers la performance de l’écriture : comme Dez, Orban a mis en scène un spectacle vivant pour dire l’obsession de la quête et l’entrelacs des destinées individuelles et des blessures historiques. Littérature et musique sont les deux langages indissociables de cette performance. Enchâssés dans le corps du récit, les fragments empruntés à Perse, Shakespeare, Conrad ou Duras côtoient les références aux chansons respectives de Bob Marley, d’Eddy Grant et des Beatles. La musique du récit rappelle cette « manière fallacieuse dont les livres camoufl[ent] le vide » à coups de références et d’emprunts retravaillés dans la matière du roman.

Ainsi, la double quête de l’origine et de l’altérité s’écrit nécessairement entre fiction et réalité, entre les manques qui persistent et les mots qui résistent, toujours dans les sillons des êtres disparus et avec les ombres de ceux qui reviennent hanter les lieux éclatés du récit. Il reste que la dérive des êtres sur les eaux du monde leur fait souvent oublier ces étranges failles faites de mystères et de non-dits, tellement profondes et infiniment plus cruelles car échappant sans cesse à l’emprise de l’écriture : « La mer était loin », écrit Orban, « et l’étrangeté était enfermée ici, sous l’étroit »