La décision du Président de la République de rendre l’école obligatoire à partir de 3 ans invite à mettre en perspective la fonction sociale dont est aussi investie l’école maternelle.

Lors des Assises de l’école maternelle qui se sont tenues fin mars, le Président de la République a annoncé l’abaissement de l’âge de l’instruction obligatoire à 3 ans au lieu de 6. Cette mesure, qui ne concernera en fait que très peu d’enfants (plus de 97% des enfants de 3 ans ou plus étant déjà scolarisés), revêt néanmoins une forte valeur symbolique. L’instruction maternelle est en effet chargée d’apporter une réponse précoce aux inégalités scolaires, qui sont, statistiquement parlant, des inégalités d’ordre socioculturel. De fait, l’école maternelle s’est construite en France comme une école pour éduquer le peuple.

 

Scolariser la petite enfance : une invention de la modernité industrielle

L’idée d’une scolarisation des tout-petits – une évidence aujourd’hui en France – est une invention de l’âge industriel naissant. A la fin du XVIIIe siècle domine encore le modèle de l’éducation maternelle, contre lequel va se construire, tout au long du XIXe siècle, la scolarisation publique des filles (Mayeur 1979), mais aussi, selon des logiques très différentes, la préscolarisation des enfants des pauvres.

A cette époque, la mère est considérée, par nature, comme la seule personne légitimement habilitée à la garde des enfants avant l’âge de raison, que l’on situe à 6 ou 7 ans. Si, dans la pratique, et de manière différenciée en fonction des milieux sociaux, les enfants sont confiés à la garde de tierces personnes, il s’agit principalement d’une garde individuelle. On voit, dans les villes, des femmes prendre en charge, dans une même pièce, à la journée, plusieurs dizaines enfants. Dans ce cas, les repas sont fournis par les familles et le nombre d’enfants accueillis permet des frais réduits. Ce mode de garde concerne les enfants de femmes pauvres qui, obligées de travailler, ne peuvent pas compter sur les solidarités locales, familiales ou de voisinage. Une telle pratique, déconsidérée, ne bénéficie d’aucune reconnaissance sociale ou institutionnelle, les pouvoirs publics n’intervenant qu’à la marge pour empêcher les abus les plus criants ou contraindre les parents mauvais payeurs (Dajez 1994).

Néanmoins les effets conjugués de l’augmentation du travail salarié féminin à l’âge industriel et du souci moderne des élites de contrôler les catégories sociales les plus défavorisées (Foucault 1976) voient le développement d’un nouveau regard sur la garde des tout-petits, avec la nécessité d’une prise en charge spécifique des enfants pauvres : il s’agit de les mettre à l’abri tout en permettant à leurs mères de travailler, de les extraire aux influences néfastes de leur milieu et de leur apporter une première éducation, qui relève à la fois d’une normalisation sociale et d’une forme de philanthropie culturelle et religieuse. Les premières expériences scolaires, parmi lesquelles celle du pasteur Oberlin (1740-1826) et de ses « écoles à tricoter » ou celle des infant schools de Robert Owen (1771-1858), s’appuient sur le souci de placer à l’école et d’occuper pendant la journée les enfants de tout âge. Bien qu’elles se déroulent dans deux milieux très différents – l’un rural, dans un territoire enclavé des Vosges marqué par l’indigence et l’autarcie, l’autre industriel, à New Lanark en Ecosse, et marqué par le travail précoce des enfants –, les deux expériences s’intègrent dans un projet social global qui relève soit d’une pastorale, soit d’une utopie. Il s’agit de développer la production de richesse et d’éduquer la population tout en lui inculquant une morale à dominante religieuse (Dajez 1994). Plus généralement, sous l’influence notamment de la pensée de Jean-Jacques Rousseau, on assiste à un foisonnement de réflexions et d’expériences tournées autour de l’éducation de l’enfant. Marie Necker de Saussure (1765-1841), Johann-Heinrich Pestalozzi (1746-1827) ou Friedrich Froebel (1782-1852) et ses jardins d'enfants s’appuient à la fois sur une pensée pédagogique originale et sur un socle moral et religieux issu du protestantisme pour tenter de prendre en compte la spécificité de l’enfance, tout en l’intégrant dans une réflexion morale plus globale.

Parallèlement, on voit se développer le souci d’une prise en charge de l’enfance en danger. Avec la désorganisation, lors de la Révolution française, de l’institution hospitalière, jusqu’alors tenue par les ordres religieux, la gestion des mineurs vagabonds ou délinquants revient désormais aux pouvoirs publics. Si cette question est bien distincte de celle de la petite enfance, elle est néanmoins centrale quand on prend en compte celle de l’éducation dans sa globalité : l’éducation des enfants des classes populaires, considérés comme corrompus par leur milieu, relève tout autant de l’école que de l’Assistance publique, qui entretient des liens étroits avec le milieu pénitentiaire et sa conception de l'enfance à éduquer. La normalisation des comportements est au cœur de la charité moderne (Foucault 1972) et, comme son nom l’indique, c’est en lien étroit avec l’institution hospitalière que naît l’ancêtre de l’école maternelle : la salle d’asile.

 

Aux origines de l’école maternelle : les salles d’asiles

La première salle d’asile, fondée dans le cercle de Mme Mallet, épouse et fille de riches financiers et industriels protestants, s’ouvre à Paris en 1826. Dans un local concédé par l’hospice des Ménages, deux religieuses de l’ordre de la Providence de Portrieux sont chargées de la surveillance de 86 enfants pauvres âgés de deux à six ans. La seconde est fondée par Jean-Denys Cochin, maire du XIIe arrondissement, descendant d’une vieille famille bourgeoise d’administrateurs d’hospices, membre de la société pour l’instruction élémentaire et proche du milieu pénitentiaire. Cette salle d’asile tenue par un maître laïque, adossée à une école élémentaire et à une école normale, devient une référence, tout comme les manuels rédigés par Cochin. C’est ce modèle laïque de la salle d’asile, plus proche des convictions des milieux philanthropiques protestants, qui se généralise tout en évoluant vers une forme de préscolarisation (Dajez 1994).

Les salles d’asile, placées sous la tutelle de l’administration hospitalière, sont à mi-chemin entre le modèle d’éducation maternelle et le modèle scolaire. Au départ, il s’agit seulement de permettre aux femmes pauvres de travailler tout en mettant leurs bambins à l’abri et en leur donnant une éducation morale et religieuse. Mais le XIXe siècle est celui de la généralisation progressive de la scolarité élémentaire, timidement ébauchée en 1833 par la loi Guizot. Rapidement, les salles d’asile prennent une coloration scolaire : ils deviennent un lieu de préapprentissage des rudiments de la lecture et de l’arithmétique. Il s’agit en effet de donner à des enfants qui sont eux-mêmes destinés à travailler très tôt les moyens de tirer le maximum du temps, très court, qu’ils sont destinés à passer à l’école élémentaire (Dajez 1994).

Ces petites écoles avant l’école s’inspirent du modèle de l’éducation mutuelle, également appelée « méthode lancastérienne », du nom de l’instituteur anglais qui lui a donné sa forme définitive au tout début du XIXe siècle. L’espace central de la salle d’asile est la salle des enseignements. La pédagogie y oscille entre l’univers monastique (par ses temporalités) et celui de la caserne (par les modalités de son administration). Une succession préétablie de courtes périodes permet aux enfants de passer d’une activité et d’un espace à l’autre. Plus d’une centaine d’enfants, répartis en petits groupes de 8 à 10 bambins – appelés pelotons et dirigés par des petits moniteurs plus âgés qui répètent et font appliquer les instructions – obéissent au son du claquoir ou du sifflet pour s’asseoir, se lever, passer d’un endroit et d’une activité à l’autre. Le plan de la salle permet que s’y tiennent simultanément plusieurs activités. Des gradins font face à l’un des côtés courts de la salle. Ici se tiennent le tableau, le gros boulier et le/la surveillant.e d’asile, et on y pratique une pédagogie inspirée de l’enseignement simultané pratiqué par les Frères de écoles chrétiennes   .

Mais sur les longueurs de la salle, qui correspondent à la plus grande partie de l’espace, sont également alignées quelques rangées de bancs qui font face aux murs couverts de planches pédagogiques. Ici se tiennent des leçons en petits groupes, avec les moniteurs, qui font répéter aux enfants leurs lettres, syllabes, tables de calcul ou reproduisent pour leur groupe la leçon donnée au tableau central par le maître. La pédagogie est mécanique : elle fait appel à l’inculcation par la répétition de contenus préétablis. Le matériel pédagogique est des plus simples : le claquoir ou le sifflet (qui rythme la journée), les paniers d’ouvrage, le boulier, les livres d’histoire sainte et différentes planches présentant les alphabets et syllabaires et des images de l’histoire humaine et naturelle. En 1837, au terme d’un conflit entre l’hôpital et l’Université, les salles d’asile sont rattachées au Ministère de l’Instruction publique (Dajez 1994).

Une évolution se produit, paradoxalement, sous le Second Empire. Les salles d’asiles – initiatives de la charité protestante, méprisées par les congrégations catholiques attachées au modèle de l’enseignement simultané et grandes pourfendeuses de la préscolarisation des tout-petits au nom de l’idéal d’éducation maternelle – font l’objet d’une conquête par l’Eglise catholique. Celle-ci y trouve le moyen de gagner du terrain face à l’offensive scolaire des pouvoirs publics   . L’assouplissement du contrôle de l’Université sur l’instruction et le renforcement, au sein des pouvoirs publics, de l’autorité de l’Eglise après la défaite de la Seconde république ont permis ce renversement. Parallèlement, les salles d’asile voient se diversifier leur public, perdant en partie leur vocation caritative (Dajez 1994).  

 

Le projet républicain : éduquer les enfants d’une république démocratique

Si l’œuvre de Marie Pape-Carpantier (1815-1878), directrice de l’école normale des salles d’asile de Paris de 1847 à 1874 et inspectrice des salles d’asile, a pu donner ses lettres de noblesse à la « méthode française »   , c’est à la fois contre le caractère fortement disciplinaire de la pédagogie des salles d’asile et leur réappropriation par les congrégations que se construit l’école maternelle républicaine de Pauline Kergomard (1838-1925) (Plaisance 1996).

En 1881, les salles d’asile changent de nom pour devenir écoles maternelles. Les religieuses, qui représentaient 80% des personnels des salles d’asile, sont doucement écartées, avec la suppression de l’équivalence entre la lettre d’obédience et le brevet d’aptitude   . Les pouvoirs d’inspection sont entièrement reversés au ministère de l’Instruction   , les surveillantes des établissements publics – fonctionnaires recrutées sur concours – sont désormais appelées institutrices d’école maternelle et sont progressivement assimilées à celles du primaire. En 1886, la loi Gobelet rattache les écoles maternelles à l’école primaire. Les bâtiments scolaires sont la forme concrète de la réunion des deux écoles maternelle et primaire (Dajez 1994).   

Déléguée générale à l’inspection des salles d’asile en 1879 puis inspectrice générale des salles d’asile de 1881 à 1917, Pauline Kergomard est la première femme à être élue au Conseil supérieur de l’Instruction publique en 1886. Elle joue un rôle central dans ces évolutions et dans la mise en place d’un programme spécifique de l’école maternelle. Née à Bordeaux, fille d’un instituteur devenu inspecteur, élevée après la mort de sa mère chez un oncle pasteur et sa femme directrice d’une pension de jeune fille, elle a ensuite suivi les cours de l’école normale d’institutrices de la Gironde. Devenue athée, elle reste fortement marquée par les influences protestantes de sa jeunesse. Montée à Paris, où elle donne des cours et publie dans des revues féminines, elle fréquente les milieux protestants libéraux et rencontre Ferdinand Buisson et Jules Ferry, qui la placent au centre de l’édifice en construction de l’école maternelle républicaine (Plaisance 1996).

L’école rêvée de Pauline Kergomard est pensée contre tout projet d’instruction prématurée des enfants et se refuse à toute entreprise de type disciplinaire : dans la salle d’asile, elle dénonce une « caserne » et une entreprise de « dressage ». En prenant en compte la spécificité affective et cognitive de la petite enfance, elle place le jeu et les relations interindividuelles au cœur de l’éducation. Au dressage, il s’agit de substituer des « occupations » et des « habitudes ». A la répétition et à la mémorisation, il s’agit d’opposer l’appel à la curiosité naturelle de l’enfant. A la garde des enfants, il faut substituer un modèle véritablement maternel, qui efface à la fois tout soupçon philanthropique en faisant de la pré-scolarité le moment d’une égalité entre les enfants de tous les milieux et permet de protéger les enfants. De ce point de vue, l’école maternelle de la Troisième République s’intègre dans une prise en charge nouvelle de l’enfant comme sujet de droits et non comme simple objet de la charité.

On pourrait dire que le principal droit que l’école maternelle doit aux enfances est celui… d’être des enfants. Pauline Kergomard appelle de ses vœux la disparition des gradins, qui transforment les écoles en « petites Sorbonne », par des tables, des petites chaises et des petits fauteuils mobiles. La mixité sexuelle doit permettre aux filles et aux garçons de grandir ensemble, comme les frères et sœur à la maison. Les enfants doivent se développer, à l’école, à la manière d’une plante que l’on nourrit, physiquement et cognitivement, à l’air libre, et en observant le monde. La stimulation de l’esprit et de la curiosité, mais également la maîtrise de la langue contribuent à ce développement.

Mais ce que Pauline Kergomard place au centre, c’est le jeu, défini comme l’activité enfantine par excellence, « son travail, […] son métier, sa vie ». L’inspectrice générale milite pour que les écoles se dotent de matériel ludique : seaux, brouettes, ustensiles de ménage et pour que les enfants soient autorisés à apporter leurs jouets. Malgré tout, derrière ce refus de toute forme de normalisation des corps et de l’esprit, on trouve un véritable projet politique et social : il s’agit d’éduquer le peuple, moralement, physiquement et intellectuellement, pour le faire venir à la démocratie. L’école maternelle est un endroit où le développement des enfants doit permettre de faire advenir un certain type d’individu social et politique. 

 

La maternelle aujourd’hui : épanouir l’enfant ou le préparer à l’école ?

La maternelle d’aujourd’hui est à la fois héritière de ce souci républicain d’éducation des classes populaires et deux évolutions majeures qui viennent fortement transformer le projet initial. Dans un contexte de silence institutionnel sur les programmes et les finalités, qui s’étend du début du XXe s. aux années 1970, et à la faveur d’une diversification de ses publics, l’école maternelle voit évoluer ses contenus. Depuis les années 1970-1980, dans un contexte de centration de la recherche en éducation sur la question de la reproduction sociale des inégalités scolaires, la seconde évolution est celle d’une « scolarisation » croissante de cette école pourtant pas comme les autres.

Dans la seconde moitié du XXe s., l’école maternelle, qui accueillait jusque-là principalement les enfants des catégories populaires voit ses publics se diversifier, dans le sens d’un embourgeoisement. A l’élévation du milieu social des familles correspond une transformation de la pédagogie, désormais assise sur des « situations éducatives », imprégnée par la psychologie de l’enfant et centrée sur son développement. L’expressivité et la créativité individuelles sont désormais centrales. Le « milieux de vie » devient plus important que l’apprentissage de notions ou l’influence de l’institutrice sur les enfants. Le jeu, l’informel, conviennent mieux aux représentations et aux attentes sociales des catégories sociales supérieures, se démarquant ainsi de la demande des familles populaires d’une école qui instruit et inculque. Le rapport de l’école au milieu familial se modifie également : l’école maternelle n’est plus perçue comme un « refuge », mais on commence également, dans les années 1970, à insister sur la scolarisation précoce des enfants comme outil d’égalisation des chances (Plaisance 1986).     

Depuis les années 1970, le processus de scolarisation de l’école maternelle, peut se décrire à la fois comme un éloignement par rapport aux modes de garde non scolaires et une perte d’autonomie par rapport au niveau élémentaire. Cette perte d’autonomie se traduit par la centralité de la forme scolaire, du rapport pédagogique comme modalité des relations entre l’enfant et les adultes et d’un rapport scriptural à l’écrit. En effet, à partir des années 1970, le souci des inégalités scolaires comme reproduisant les inégalités sociales amène à vouloir placer une partie des apprentissages en amont de la scolarité obligatoire. La perte de spécificité de l’école maternelle passe également par une redéfinition de la place de ses personnels dans le système éducatif. Depuis les années 1990, il n’y a plus d’inspection spécifique de l’école maternelle et on assiste à une unification de la formation des enseignant.e.s des deux niveaux, devenu.e.s professeur.e.s des écoles. Enfin, la création d’une catégorie de personnels spécifiquement dévouée aux soins de la petite enfance, les ATSEM, tend à séparer les fonctions scolaires, qui appartiennent à l’enseignant.e, des fonctions proprement éducatives. Enfin, en même temps que la politique des zones d’éducation prioritaire insiste, à partir des années 1980, sur une scolarisation dès deux ans, la dernière année de maternelle est rattachée, dans un même cycle, aux deux classes de CP et de CE1.

Depuis les années 1980, les programmes de l’école maternelle prennent une importance croissante, se déclinent en axes qui rappellent les découpages disciplinaires de l’école primaire et donnent une primauté de plus en plus importante à la maîtrise de la langue, avant les activités expressives et physiques. Les programmes de 2015, s’ils insistent fortement sur l’épanouissement de la personne de l’enfant, son bien-être et son estime de soi, exigent l’individualisation du rapport pédagogique et mettent l’accent sur les activités expressives et physiques. Malgré tout, insistant fortement sur la pratique d’une pédagogie explicite prônée par les chercheurs en sociologie de l’éducation, ces programmes, qui placent l’école maternelle à l’articulation de l’extrascolaire et de l’école élémentaire, affirment la centralité de la maîtrise du langage dans la réussite scolaire à venir.  

 

Pour approfondir :

Frédéric Dajez, Les origines de l’école maternelle, PUF, 1994

Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, suivi de Mon corps, ce papier, ce feu et La folie, l’absence d’oeuvre, Gallimard, 1972

Michel Foucault,Surveiller et punir: naissance de la prison, Gallimard, 1976

Françoise Mayeur, L’éducation des filles en France au XIXe siècle, Hachette, 1979

Éric Plaisance, L’enfant, la maternelle, la société, PUF, 1986

Éric Plaisance, Pauline Kergomard et l’école maternelle, PUF, 1996