Comment mieux éclairer la pensée de Jacques Rancière sinon en l’interrogeant à partir de ses propres montages théoriques ?

La patience est le maître-mot pour entrer dans la pensée d’un autre. L’exercice requiert à la fois l’assiduité à la lecture – lorsque la pensée est écrite – et la lente découverte des écarts entre cette pensée et la nôtre, d’autant que les présuppositions de celui qu’on essaye de comprendre peuvent faire obstacle. Le travail des commentateurs est souvent celui qui nous permet de continuer à lever le voile. Mais le philosophe Jacques Rancière est de ceux qui se sont le mieux exercés à contribuer eux-mêmes à l’éclaircissement rétrospectif de leurs travaux.

De l’un à l’autre des entretiens qu’il a déjà publiés, on remarquera évidemment des constantes, tant dans les préoccupations des interviewers que dans celles qu’il reprend ou dans les phrasés. On reconnaît des exemples (ici le paradigme de l’Aventin), des auteurs de référence (ici Friedrich von Schiller, Jean-Jacques Rousseau), une insistance sur certains points d’appui constitutifs de sa pensée, comme d’ailleurs des éléments autobiographiques (au demeurant aussi peu nombreux que possible chez Rancière). Néanmoins certains entretiens sont plus féconds que d’autres : mieux creusés par l’effet simultané de questions mieux posées et d’une volonté d’expliciter des concepts, plutôt que de répéter le propos publié dans les ouvrages.

Tel est, pour une grande part, le cas du long entretien mené par Adnen Jdey avec Jacques Rancière. Il se distingue en tout cas par une volonté d’approfondir la signification de quelques concepts, de souligner la manière dont ils sont construits en rapport avec d’autres auteurs, et de montrer ce qu’ils font bouger en rendant possible une nouvelle visibilité du monde. Pour autant il ne se départit pas de la rhétorique du « en même temps » habituelle chez Rancière : « Il y a plusieurs problèmes (dans la question) », « Il y a deux choses », « Prenons les choses dans l’ordre »…

Maintenir un tel équilibre entre distance et fidélité exigeait une longue fréquentation des textes. Adnen Jdey, chercheur à l’Institut Supérieur des Sciences humaines de Tunis, travaille depuis longtemps sur le corpus des œuvres de Rancière. Dans cet entretien, il prend pour fil conducteur les questions posées par les concepts de « scène », de « dramaturgie » et de « regard », puis plus classiquement « d’Art », de « régime esthétique », etc. L’occasion est ainsi donnée à Rancière de rectifier « ce qui est difficile à entendre », « ce que l’on n’arrive pas bien à mesurer ».

 

La notion de scène

La prégnance de la pensée de Rancière – ce qui ne coïncide pas toujours avec ce qu’il écrit – se déploie, de nos jours, au moment même où il n’y a plus d’explication forte du monde portée par un peuple, une masse, un sujet historique. On se focalise alors sur la résonance de certains mots plus que sur la puissance d’une explication. Mais cette remarque ne signifie pas que sa pensée doive se substituer mécaniquement à cette absence. C’est même la difficulté parfois d’entendre les propos de Rancière.

L’entretien s’ouvre sur un concept essentiel, celui de scène, après que Jdey ait évoqué le double geste opéré par cette pensée : refuser de sacraliser les partages constitués, et affirmer le principe d’une égalité des intelligences. Ce double geste interroge inlassablement la manière dont s’effectuent les partages de la pensée entre ceux qui savent et les autres. C’est, comme on le sait, la source de la part de cette pensée que l’on retient le plus souvent, laquelle porte sur le spectateur. Encore Rancière précise-t-il bien qu’il ne pose pas spécifiquement le problème du spectateur, sauf à travers sa propre mise en question du partage entre actif et passif.

Qu’est-ce alors que la « scène » ? Justement, il s’agit d’un concept qui risque d’induire un rapport mécanique au « spectateur », alors qu’il est plutôt destiné à expliciter la forme d’intelligibilité du monde propre à Rancière. Ce dernier précise fort bien qu’il n’utilise pas ce terme en référence à la scène de théâtre, au sens institutionnel du terme, d’autant moins d’ailleurs qu’en suivant ce profil de la scène dramatique, on n’éviterait pas le retour d’une opposition scène-coulisse, comme on dit caché-montré. La notion de « scène » règle en réalité la méthode ranciérienne de mise en question des jeux de concepts qui définissent des places et qui les naturalisent : cette méthode qui prend en compte la manière dont telle ou telle instance dit quelque chose sur le partage du monde, du sensible et des âmes. La scène n’est donc ni celle du théâtre, ni une quelconque scène primitive : elle ne renvoie à aucune notion de « dispositif », telle qu’on la trouve chez Foucault ou Agamben pour décrire un appareil qui impose la manière dont on se place, dont on est identifié et selon laquelle on doit regarder.

Parler de scène revient au contraire à renvoyer aux conflits dans lesquels se joue la construction d’une différence dans le champ de l’expérience politique. La rationalité de la scène tient aux actes de parole et d’interlocution par lesquels quelques-uns posent leur capacité à montrer leurs raisons contre ceux qui ne veulent pas les entendre. On se souvient que la scène de l’Aventin – à Rome, la plèbe s’est révoltée sur ce mont et les patriciens ont tenté de les convaincre de rentrer dans le rang – se réalise autour de la question : « les plébéiens parlent-ils ? » Les plébéiens doivent montrer qu’ils parlent à des patriciens pour lesquels il est impossible de penser que les plébéiens parlent. Et certes, en employant les concepts traditionnels du théâtre, on pourrait préciser que la scène compose une dramaturgie. Mais c’est surtout pour accentuer la part prise par ceux que rien n’autorise à parler, ou ceux qui brisent le consensus.

Ainsi la notion de scène assure-t-elle une fonction précise : celle d’indiquer ce qui interrompt les discours déposant sur toutes choses une logique de l’évolution ou une logique des apparences derrières lesquelles se cacherait une vérité (et on ne pensera pas seulement à la pensée classique, mais aussi au marxisme de Marx à Althusser). Dans le concept de scène, il y a une idée du discontinuité, mais aussi l’idée d’une singularité politique qui se traduit dans la théorie des partages, dont Rancière a exploré la version prolétaire parmi d’autres.

 

Dissensus et subjectivation

La théorie de la subjectivation et du dissensus constituent une autre pierre d’achoppement dans la lecture de Rancière, bien mise en lumière par les questions de Jdey. En lien avec ce qui précède, on peut affirmer que le dissensus est l’écart entre deux mises en scène sensibles. Le dissensus n’est pas le simple jeu d’opposition entre des idées ou des programmes. Il ne se contente pas de témoigner du fait que des gens exclus se soulèvement contre des dominants. Si tel était le cas, ce concept n’ajouterait pas grand-chose aux théories courantes de la politique.

Le dissensus, lâche Rancière dans cet ouvrage, est le fait de créer un monde sensible différent dans le monde sensible existant. Il dessine la situation qui se reproduit chaque fois que se réalise la manifestation d’un sujet extérieur aux formes de consultation officielles. Le dissensus prend la forme d’une présence sensible, en public, qui n’a pas le même sens pour ceux qui la créent et ceux auxquels elle s’adresse. Bref, par ce terme, il ne s’agit pas de dire que ce sont des idées qui affrontent des idées. Il ne s’agit pas simplement du scandale qui rompt un consensus : il s’agit de mises en scène – encore – différentes de la présence des sujets collectifs, antagoniques quant au sens même de cette présence.

Aussi la subjectivation, qui en procède, ne renvoie-t-elle pas à une théorie du sujet – comme on en a connu et comme on en connaît encore. La subjectivation ranciérienne n’a de signification qu’à partir de la scène politique. « Il y a subjectivation lorsqu’il y a proprement démonstration de l’égalité, donc une forme réflexive de la manifestation égalitaire ». Cette subjectivation politique ne relève pas de l’anthropologie, de la question de la définition de l’humain. Elle relève de la politique : comment les scissions du langage produisent-elles de la polémique ? Elle résulte d’une désidentification (par rapport aux assignations) et d’une réappropriation des paroles qui n’étaient pas destinées à celui qui est dominé. En un mot, il y a subjectivation quand il y a reconfiguration des coordonnées d’un champ d’expérience. L’articulation entre le dissensus et la subjectivation coïncide donc avec la capacité d’insérer l’écart dans la construction d’une forme de sens commun. L’écart dans la manière de regarder, dans le temps d’exposition…

 

La subversion

Pour ceux qui souhaiteraient donner de la vigueur à leur lecture des livres de Rancière, celui-ci rappelle qu’ils se répartissent en deux groupes : des livres qui essaient de rendre la teneur d’un régime d’expérience (La nuit des Prolétaires, Le maître ignorant, Cours voyages au pays du peuple, Aisthesis), et des livres qui sont destinés à montrer pourquoi cela engage une pensée de la politique, de l’histoire, de l’histoire de l’art ou de la littérature, différente de celle qui fonctionne normalement (Les bords du politique, La mésentente, etc.).

Il est cependant caractéristique de l’ensemble de cette œuvre que Rancière ne cesse d’y refuser toute ontologie. Dans cet entretien, il rappelle que nous n’avons jamais affaire qu’à des montages entre le perçu, l’entendu, l’interprété, le lu ou du pensé, et jamais à l’être des choses – si tant est que cela ait du sens – ou à des formes de rationalité fixées sur des essences. Au demeurant, Rancière s’interroge même pour savoir à quoi peut bien servir une ontologie, cette formule générale de l’être qui pourrait servir à tout. Une théorie de l’être bride l’accès à la compréhension des rationalités singulières, forçant d’ailleurs souvent les formes de rationalité à s’intégrer à un schéma général. C’est au passage une manière d’effleurer une condamnation de la philosophie d’Alain Badiou...

Insistons uniquement sur les ouvrages qui tracent le poème de l’émancipation – disons les ouvrages du second groupe. Ce qui les traverse, si l’on procède rapidement, c’est le débat imposé par la tradition autour de la « subversion » et de la « révolution », auxquelles Rancière oppose la notion d’« émancipation », déduite de celle de « subjectivation ». La part de l’entretien consacrée à ces questions est sans doute la plus rapide – Jdey tentant principalement d’orienter la conversation vers la place de l’esthétique dans les raisonnements du philosophe. Pourtant, Rancière prend le temps nécessaire pour expliquer que la politique ne peut se réduire à l’idée d’une prise du pouvoir, surtout si cette idée s’appuie sur le principe d’une méconnaissance des assujettis. Car dès lors, l’objectif de la prise de pouvoir laisse le champ libre à ceux qui savent (et à leur modèle pédagogique de critique de l’illusion des autres), au parti ou à l’organisation. Dans cette configuration, la révolte guidée par les élites est plus un jeu de concurrence entre les élites établies et celles qui tentent de s’imposer. Mais la véritable politique se joue en réalité dans l’écart par lequel le résistant ne cherche pas à pratiquer une substitution, mais se place « au point de rencontre, d’emprunt à la culture de l’autre, au point où [il] répond aux images que l’autre se fait de vous ».

 

L’Art

Tous les lecteurs de Rancière n’ont pas compris le lien entre la question de la politique et celle de l’art, mais finalement, c’est bien autour de la question de l’art que se déploie une partie majeure non seulement dans la pensée de Rancière, mais surtout dans la compréhension de cette pensée (qui fructifie beaucoup dans les milieux de l’art). Et Jdey a raison d’insister sur la signification de ce rapport aux œuvres d’art et sur la notion construite de l’Art, d’autant que Rancière n’a cessé de montrer que cette dernière a une historicité que beaucoup négligent, laquelle repose sur le réaménagement de la répartition des sphères d’expérience dès le moment de constitution de l’art d’exposition. La genèse de cette catégorie implique la reconsidération des divisions précédentes : arts mécaniques et arts libéraux, mais aussi la naissance du régime esthétique de l’art.

Ici, l’échange reprend très exactement les thèses développées dans Aisthesis, dans Le partage du sensible et ailleurs. Mais puisque la notion de « régime esthétique » s’est presque dissoute à force d’avoir été répétée, il est pertinent de la reprendre pour préciser la réflexion de Rancière. Elle indique la possibilité que tout objet, et tout type d’expérience de toute catégorie, de toute population, soit à la hauteur d’un sujet de l’art. Ainsi en va-t-il de la casquette de Charles Bovary et de l’égalité esthétique désormais reconnues à toutes les formes d’expériences sensibles et à toutes les formes de vie.

L’occasion est ici offerte à Rancière de reprendre les exemples qu’il utilise habituellement : la position de Schiller, l’analyse par Hegel des mendiants de Murillo, etc. Tous ces textes de référence obligent à repenser les formes d’art qui ne sont plus liées à des formes d’expérience réservées à une population spécifique. Quand on n’est plus dans un univers où il y a des expressions artistiques bien séparées du reste, s’impose l’idée qu’il va falloir trouver maintenant la poésie dans un décor quelconque. On reconnaît à ce propos l’articulation, que Rancière ne cesse de commenter, entre sa pensée du régime esthétique et celle de Platon – qu’il réfute et clarifie en refusant de lui attribuer l’idée selon laquelle le théâtre serait le lieu où le peuple se constitue comme identité – ou celle de Schiller, etc. Finalement l’analyse ranciérienne du régime esthétique débouche sur une thématique entièrement à reprendre : celle de l’opposition entre les pratiques qui prédéterminent leurs effets en s’attachant à vérifier leurs prévisions (notamment l’art critique, autour de Brecht, mais aussi de Greenberg, et de l’École de Francfort), et l’art esthétique, dont la propriété est au contraire qu’il ne peut préjuger de ses effets.

Mais la question de l’Art ne peut, chez Rancière, se refermer sur elle-même, même si le philosophe lui consacre de nombreux ouvrages ou articles. Elle reconduit à celle des rapports entre art et politique, laquelle, Rancière y insiste, ne peut demeurer ainsi formulée. La reconfiguration ranciérienne d’un tel débat est celle des rapports entre esthétique de la politique et politique de l’esthétique.

On ne peut guère conclure un tel parcours qui consiste à offrir à une pensée une nouvelle accession au public. Tout au plus risquerons-nous une critique d’ensemble de l’ouvrage : celle de ne pas reconduire la pensée de Rancière, en fin de parcours, aux questions politiques, et à sa lecture de notre époque.