Aux Bouffes du Nord, Robert Carsen et William Christie (Les Arts Florissants) font revivre les brigands et les gueux d'un ballad opera de 1728.

L'ancien théâtre à l'italienne des Bouffes du Nord arbore des airs d'entrepôt de contrebande, la scène encombrée de dizaines de cartons aux côtés d'un clavecin comme jeté d'un camion. Le spectacle surgit de ce trafic, dans les hurlements d'une sirène stridente. Nous découvrons alors les aventures du séduisant Macheath, que Polly Peachum et Lucy Lockit se disputent, mais que la vénéneuse Jenny Diver trahit. Sur le point d'être pendu, le bandit est sauvé par un retournement aussi spectaculaire qu'inattendu : le gouvernement est renversé et Macheath accède au pouvoir, où l'accompagnent ses comparses.

 

Un ballad opera remis au goût du jour

Le ton donné d'entrée de jeu est celui du mélange des genres. Sans aller aussi loin que Bertolt Brecht et Kurt Weill qui en ont fait L'Opéra de quat'sous, le chef William Christie, le metteur en scène Robert Carsen et le dramaturge Ian Burton se réapproprient l'œuvre de John Gay et Johann Christoph Pepusch : leur Beggar's Opera est un ballad opera de 1728 remis au goût de 2018. Ainsi les musiciens des Arts Florissants jouent-ils sur instruments d'époque, mais en tenues street style et avec partitions sur tablettes. La troupe énergique des comédiens, chanteurs, acrobates, appartient au même univers : tous font partie d'un étrange monde de bandits d'aujourd'hui qui s'emparent du théâtre.

 

           

 

Cette esthétique du contraste rappelle les expositions d'art contemporain présentées dans des lieux chargés d'histoire, qu'il s'agisse du château de Versailles ou des palais vénitiens. Les époques et les pratiques sont mises en tension, invitées à se percuter. Quand elles sont réussies, de telles initiatives offrent des rencontres d'une beauté aussi surprenante que touchante. Et quelle belle idée d'avoir choisi les Bouffes du Nord : ce théâtre autrefois délabré, qui porte encore les traces de son propre passé, est un lieu idéal pour abriter une cour des miracles des temps modernes.

 

Le difficile équilibre entre présent et passé

Mais l'équilibre entre traces du passé et pratiques du présent est fragile. En l'occurrence, le présent dévore le passé. Le texte est modernisé, avec nombre d'allusions à l'actualité, du Brexit aux scandales politiques les plus récents. Les costumes, mêlant fripes vulgaires et vêtements plus soignés, situent l'intrigue dans une société occidentale contemporaine. L'ensemble, et en particulier le chant, évoque bien plus les comédies musicales que l'opéra du XVIIIe siècle. On pense par exemple à Grease en découvrant Polly Peachum, queue de cheval et costume rose à la manière d'une Barbie faussement ingénue, et son amant Macheath, mèche brune au vent et perfecto de cuir noir.

 

           

 

La tension entre XVIIIe et XXIe siècle est portée par les musiciens des Arts Florissants, dont les instruments, à la fois par leur aspect et leurs sonorités, évoquent l'époque baroque. La musique qu'on entend n'est pas celle qui était jouée en 1728 à Londres et ne peut pas l'être. L'interprétation est inévitable, nécessaire même, et celle qui est proposée témoigne autant des connaissances, des choix, du goût que des fantasmes d'artistes du XXIe siècle. C'est pourtant cette musique qui préserve une forme d'étrangeté et témoigne du grand écart temporel. Elle nous montre que, même si le spectacle ne poursuit pas le mirage d'une impossible authenticité, il est encore hanté par l'œuvre originelle.

 

Un propos politique ambigu

Il n'en reste pas moins un ensemble enlevé et plaisant, dont certains passages manquent encore de liant, mais qui pourra se fluidifier au fur et à mesure des représentations. Toutefois, le spectacle ne suscite pas une adhésion sans réserve. Peut-être est-il trop lisse, peut-être a-t-il été trop poli, compte tenu du sujet explosif qui est le sien. Car ce qu'affirme The Beggar's Opera est à la fois cynique et terrible : bandits des bas-fonds et brigands en col blanc sont interchangeables. L'idée est énoncée à plusieurs reprises et les références à l'actualité politique semblent indiquer que rien n'a changé depuis le XVIIIe siècle.

 

             

 

Mais la critique politique et sociale, facile, repose sur une analyse simplifiée, qui présente les sociétés humaines comme immuables, sans tenir compte des spécificités de chaque époque. Dans le même temps, le spectacle renonce à la complexité et à la nuance nécessaires : il n'offre pas aux spectateurs de quoi nourrir durablement leur réflexion et ne laisse donc espérer aucun sursaut politique.

Enjouée et fantaisiste, la forme tend à faire oublier le fond. Non qu'il soit impossible de faire réfléchir en amusant : le plaisir et le rire peuvent au contraire être d'excellents vecteurs de réflexion. Mais ici, loin du théâtre brechtien, le propos politique est traité sans distance, sur le mode du divertissement. On s'amuse des tours que se jouent les bandits, des affrontements entre les deux pestes que sont Polly et Lucy, de l'arrogance éhontée des prostituées et de la corruption assumée des supposés gardiens de l'ordre établi, sans ressentir aucune amertume face à la noirceur extrême du tableau présenté. Le rire n'est jamais tout à fait grinçant, le spectateur n'est pas percuté en plein cœur. Le cynisme a un goût de sucre candy. Trop confortable, le spectacle manque peut-être de ces aspérités qui permettraient d'être non seulement amusé, mais touché. On souhaiterait être un peu plus bousculé.

 

          

 

The Beggar's Opera, ballad opera de John Gay et Johann Christoph Pepusch, dans une nouvelle version de Ian Burton et Robert Carsen, mise en scène Robert Carsen, conception et direction musicales William Christie, direction musicale en alternance Florian Carré, avec les musiciens des Arts Florissants.

Du 20 avril au 3 mai 2018 au Théâtre des Bouffes du Nord, puis en tournée. Une captation du spectacle est disponible sur Culturebox.

Crédits photographiques : Patrick Berger.

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