Mai 68 invente la pratique de la conférence-performance, promise à un bel avenir dans l’art contemporain, mais qui jusqu’à présent ne disposait pas d’une étude documentée.

En matière d’art et de pratiques militantes, la notion de « performance » est délicate à utiliser. D’abord en raison de la multiplicité de sens de ce terme en provenance d’Angleterre, où il peut désigner différent moments d’une pratique : son accomplissement, sa réalisation et ses résultats réels. Ensuite parce qu’elle est utilisée dans plusieurs domaines : la politique, le sport, la linguistique ou encore le turf, et bien évidemment les arts plastiques auxquels s’intéressent plus particulièrement Quand le discours se fait geste. Pour autant il y a toujours quelque chose qui relève de l’exploit dans certains usages propres à chacun de ces domaines. Dès lors, la performance décline à chaque fois une exécution, même si elle ne tombe pas nécessairement dans le rendement ou l’optimisation.

C’est d’ailleurs bien en rapport avec la linguistique – ou le terme « performance » désigne un fait déclaratif de lui-même, depuis son adoption en français à un colloque de 1963 auquel assistaient John L. Austin et Émile Benveniste – que l’éditeur de ce volume défend l’emploi de cette notion dans les arts. Les actes dits « performatifs » font coïncider le dire et le faire, si bien qu’il n’est pas incohérent de penser que la performance artistique contemporaine lie le dire et le faire de manière spécifique, artistique.

Mais alors qu’en est-il de la pratique de la conférence-performance, si fréquente désormais sous la forme de conférence d’artiste, de performance narrative, de lecture performée ou de danse-conférence (pour autant que le langage y soit maintenu comme arrière-fond instrumental sur lequel se joue la déconstruction de l’instrumentalité du discours) ? S’agit-il seulement d’une mise en public des aspects performatifs de l’enseignement artistique ? L’activité artistique peut-elle ainsi mieux entrer dans les amphithéâtres ? Est-ce un acte pédagogique et de vulgarisation ?

Quand le discours se fait geste se propose de répondre à ces questions sans éviter le débat qui pourrait opposer la performance artistique (plutôt absente de langage direct ou oral) et la conférence-performance (qui est constituée du langage). Il entend ainsi combler un vide bibliographique, puisque si on parle beaucoup de la performance, peu d’études lui ont été consacrées. Mais il entend aussi favoriser la pluralité des voix autour de la conférence-performance, d’abord dans le but de rendre compte de l’hétérogénéité du domaine.

 

Généalogie de la conférence-performance

L’ouvrage propose d’abord une généalogie de la conférence-performance : Anaël Lejeune situe ses antécédents – performance artistique et discours devenu œuvre d’art – dans la conférence d’artiste des années 1960, et plus particulièrement dans le travail de Robert Morris, Ad Reinhardt, Dan Graham, Robert Smithson. On pouvait aussi la renvoyer à John Cage pour la musique, ce qu’entreprend Matthieu Saladin, en remontant cette fois aux années 1930, période où le musicien organisait des séances sur l’art moderne pour femmes au foyer, point de départ de sa carrière d’orateur. C’est de toute manière une façon d’affirmer que le contexte de l’art conceptuel a été déterminant dans cette généalogie : de là procède une même volonté de mettre en cause l’histoire de l’art officielle, des attitudes opposées à la préciosité académique, etc. Le dispositif – qui oblige à distinguer la conférence didactique et la conférence expérimentale – en est le suivant : il y faut un artiste dont l’œuvre peut consister en la production de discours, une œuvre conçue comme une entreprise cognitive ou une proposition, l’émergence de la performance comme forme artistique, etc.

Plusieurs articles y reviennent. Les travaux de Morris sont commentés, notamment 21.3, une conférence critique des considérations esthétiques de Erwin Panofsky (1964). Elle est rapprochée des explorations de Ad Reinhardt, de ses projections de diapositives qui mettaient le public à l’épreuve des œuvres. Le même article en profite pour rendre compte de l’usage des diapositives dans l’enseignement de l’art. En un mot, dans ce contexte naît une série de reconfigurations du rapport du texte et de l’image, du commentaire critique de l’œuvre d’art, et un repositionnement stratégique des artistes dans le champ artistique. Mais aussi une ironie non feinte des manières du conférencier académique.

De telles conférences-performances, si elles sont devenues des modèles pour nos jours, maintiennent d’abord l’idée que l’art est affaire de transgression. Elles s’adressent à l’histoire de l’art, à partir de ce qui la fonde comme science. Mais elles aident aussi les artistes à se jouer de l’exégèse des œuvres. Enfin, elles poussent sans aucun doute le public à prendre des distances avec un héritage sacralisé sans être interrogé.

 

Les institutions et la performance

Peut-on déduire de ces considérations que ces références poussent à comprendre que l’art de la conférence-performance constitue d’abord une performance, et ensuite une performance qui s’appuie sur l’histoire de l’art et la critique des experts ? Il n’est pas certain cependant que l’on puisse aller jusqu’à affirmer que l’histoire de l’art se fait quand elle se dit (Vassilis Salpistis). Sauf sous un angle particulier, qui construit sans doute la spécificité de la performance : obtenir que les événements racontés, qui ont eu lieu « dans le passé », produisent à nouveau des effets au moment où on en parle. Cela ne coïncide certes pas avec du storytelling, mais cela souligne que le monde se réinvente en racontant, à chaque génération.

Serions-nous alors entrés dans une période de performativité narrative généralisée ? Et l’enseignement de l’art serait-il meilleur parce qu’il narre des circonstances plutôt que d’étudier des œuvres ? Bien sûr, certaines révolutions en art procèdent d’une action radicale qui est traduite ensuite dans les termes d’une narration, et c’est souvent cette narration qui demeure le témoin central de ladite révolution : pensons par exemple à Kandinsky et à ce qu’il raconte lui-même de sa découverte de l’abstraction à partir d’une de ses œuvres retournée.

Pour autant, la conférence-performance ne tombe jamais dans la « communication ». Les conférences sont des compositions dans l’espace et elles renvoient à un tempo particulier. Le rythme s’insinue d’ailleurs aussi dans l’espace entre les mots. L’activation orale est essentielle (ce qui implique des difficultés en cas d’impression). Enfin, le plus souvent, le texte prononcé met en jeu le propos lui-même. En ce qui regarde Cage, d’ailleurs, les préceptes constitutifs du discours sont ceux de la musique.

 

Pédagogie et transmission

D’une manière ou d’une autre, la conférence-performance correspond à une expérience de transformation de soi. Il convient d’ailleurs de remarquer que cette pratique ne peut se déployer que par l’artiste qui la choisit. Nul autre ne peut réaliser la conférence à sa place, sauf par pâle imitation. La conférence n’est donc écrite qu’en vue de sa performance.

Qu’il s’agisse des artistes précédemment cités, ou d’Yves Klein indiquant à l’organisateur d’une de ses expositions que son œuvre est le moment même où il parle (voire celui où il danse et parle simultanément, comme le montrent les films de l’époque), la conférence-performance assume donc un nouveau rôle. Et puisque la danse est évoquée ici, il est possible d’entreprendre l’étude d’une expérience inédite, dont la première édition a eu lieu en 2009, laquelle a voyagé dans le monde, en variant en fonction du contexte, et en élargissant radicalement le champ des discours et des gestes de l’art. L’auteur de cet autre examen (Gilles Amalvi) s’attache, là encore, à distinguer les différentes pratiques parlées-jouées : conférence d’artiste, conférence-performance, lecture-action, participations, mobilisation transdisciplinaire, pédagogie, performance déambulatoire, etc.

Plus largement, l’auteur refuse de faire de la conférence-performance une catégorie artistique spécifique. Il préfère affirmer qu’elle renvoie à un symptôme plus général, permettant d’analyser certains bouleversements profonds du champ des arts. Elle révèle sans aucun doute cinquante ans de déplacement du rôle et de la pratique des artistes. Car il faut que l’art soit devenu processus pour que le rapport art et discours se modifie.

Néanmoins, on se demande aussi si la conférence-performance n’est pas née plus simplement d’une activité pédagogique dans les écoles d’art, et surtout de danse. Dans ce cadre, en effet, l’artiste fait quelque chose, tout en expliquant pourquoi il le fait et comment il le fait. L’acte est joint à la parole (passant par ailleurs d’un registre à l’autre : narration, description, interprétation, spéculation), impliquant le public et modifiant simultanément le regard porté par le public sur ce qu’il voit et devra sans doute faire.

 

Un rituel ?

Autre possibilité, toutefois : une conférence-performance qui met en relief les attendus de la performance habituelle et qui en révèle les formes d’autorité. Si l’actualité de la conférence-performance se confirme, on ne voit pas, en effet, pourquoi elle ne ferait pas l’objet d’une auto-critique par les artistes eux-mêmes. Certaines de ces conférences n’ont-elles pas viré au rituel ? Si tel est le cas, alors la conférence, qui s’est imposée depuis deux siècles comme une des formes de service les plus indispensables à la vie publique moderne, qui se voulait en somme au principe d’une sphère publique démocratique, produit en somme un effet contraire.

Cette question porte à une enquête de la part de Jean-Paul Antoine. Il analyse des conférences et des conférences-performances en confrontant les attentes du public à ces réalisations. Et il est vrai que le public des arts n’attend pas d’une conférence qu’elle soit classée comme artistique. De surcroît, les conférences habituelles données par les artistes ont plutôt pour cadre des programmes éducatifs. Mais l’auteur renverse la question en se référant à Franz Kafka, Stéphane Mallarmé et Marcel Broodthears : faut-il vraiment croire que l’activité des conférenciers est étrangère au domaine de l’art ? De même que Anne Creissels se demande quel est le statut des genres dans la performance, alors que, pour accéder au discours, les femmes doivent encore braver le sexe du langage.

En un mot, la conférence-performance emprunte au vocabulaire formel de la conférence. Elle se positionne donc à la fois dans l’ordre de la sphère publique, du savoir, et de la transmission (par un spécialiste d’un sujet). Bien sûr, remarque Eric Valette, toute conférence est aussi une performance au sens où il faut bien que l’orateur donne physiquement de sa personne durant l’exposé. Pourtant, la conférence-performance appartient à un autre registre : elle indique une volonté d’identifier une manière particulière de lier discours et incarnation du discours. Elle se mue alors en création artistique, à la croisée des arts plastiques et des arts de la scène. Le glissement le plus central opéré alors est le suivant : le savant expose ce qu’il sait dans la conférence publique ; l’artiste s’expose dans sa recherche dans la conférence-performance