En images, Mai 68 apparaît comme un moment où convergent une multitude d’événements simultanés dans la politique, le système scolaire et universitaire, la presse, les mœurs, arts, etc.
La collection « Découvertes » dans laquelle l’opuscule de Christine Fauré est réédité, dix ans après sa première publication, est assez connue pour diffuser des ouvrages clairs, pertinents et pédagogiques. Elle mêle avec un certain art de la distribution dans l’espace de la page des textes, des images, des photos d’objets ou de situations, des témoignages et des documents, le tout étant organisé autour d’un texte structurant signé par un chercheur – en l’occurrence, ici, une chercheure en sociologie, directrice émérite au CNRS.
Ce petit volume consacré à Mai 68 envisage en réalité le grand événement comme la cristallisation d’une multitude d’événements plus localisés. Dans un même temps se mettent en place des mouvements qui bouleverseront la distribution des positions politiques comme le paysage éducatif de l’époque, et est mis à nu un système en place ayant solidifié certaines relations entre État, corps intermédiaires, syndicats et étudiants ou ouvriers. Comme beaucoup d’autres, Christine Fauré tente de donner sens à l’ensemble des faits regroupés et bien souvent confondus sous le nom de « Mai 68 », dont l’univocité apparente réduit le sens propre à chacun d’entre eux.
Pour suspendre l’effet de brouillage facilité par une remémoration qui poserait un regard unitaire sur le passé, elle ouvre une histoire à une date précise en la referme sur les accords de Grenelle, ignorant l’expansion d’un « esprit soixante-huit » au-delà de Mai ainsi que nombre de mouvements hétérogènes assimilés après coup aux mouvements du mois de mai. En conséquence elle n’affronte aussi que de biais la question de savoir ce que Mai 68 à donné à voir de nouveau, entre utopie pour certains et tragédie pour d’autres, voire entre échec (pour ceux qui réduisent ce mouvement à une volonté de prendre le pouvoir) et réussite (pour ceux qui y voient l’inauguration d’une nouvelle manière d’être au monde, en expérimentant), entre révolution (pensée en termes du début du XXe siècle) et mobilisation (du social, devenu lieu de négociation politique).
Mai 68, du social au sujet
L’ensemble résulte d’un travail de sociologie et d’histoire politique, appuyé sur des archives répertoriées et consignées, surtout en ce qui regarde les photos qui, comme on le sait, ne sont jamais innocentes. À la lecture de l’ouvrage, on s’aperçoit que si on peut contester à la sociologie son monopole d’interprétation de Mai 68, on ne peut ignorer la place des interprétations sociologiques. Présentées ici dans leurs grandes lignes, elles hésitent entre une aspiration à liquider purement et simplement l’héritage de « Mai 68 », un projet d’exposition des rapports personnels aux récits privés des événements (tous tendus vers l’idée d’en énoncer la vérité) et l’élaboration d’un objet de réflexion historiographique. A cet égard, Christine Fauré montre que la sociologie permet tout de même de saisir comment le mouvement étudiant et le mouvement social ont construit des écarts par rapport aux formes dominantes de l’action politique de l’époque, en provoquant un vacillement de la légitimité des règles imposées par l’État. Elle constate notamment le déplacement du militantisme vers des formes d’initiatives inédites et elle met au jour quatre formes d’action caractéristiques de cette période : la manifestation et la barricade, l’occupation des institutions et des usines, le tissage de relations nouvelles entre groupes sociaux, enfin l’action de la parole.
Une chose pourtant essentielle reste cependant dans l’ombre : le fait que durant Mai 68, les mouvements ont créé des dynamiques subjectives dont rendent compte de nombreuses relations postérieures à la période, lesquelles ont ouvert des espaces de parole et des temps suspendus donnant corps à de multiples volontés de reconfigurer la société.
Quatre angles sur Mai
Afin de clarifier les choses, l’ouvrage répartit son propos en quatre volets qui s’ancrent principalement dans la révolte étudiante. Le premier rappelle à juste titre que les étudiants de Nanterre n’ont pas entrepris leurs actions enfermés dans une bulle. Il fallait en effet faire droit aux secousses simultanées des mouvements étudiants dans les universités américaines, dans les milieux allemands et ailleurs, en recueillant des thématiques qui allaient de la dénonciation de la guerre du Viêt-Nam à la critique de systèmes d’éducation devenus caducs et au refus de relations sexuelles brimées.
Le deuxième volet est plus circonstanciel : il indique les phases des mouvements, les dates retenues, les symboles de la contestation (et les points d’appuis dans l’histoire précédente : assassinat récent de Martin Luther King, etc.). Ce faisant, il met en avant les principaux noms retenus par presque tous, y compris les noms des « adversaires », en particulier le préfet Grimaud. Par la suite le troisième volet analyse les moyens du conflit (y compris la capture des radios privées) et ses différents modes (slogans, affiches, barricades, occupations…).
C’est donc au terme de l’analyse que Christine Fauré revient finalement sur le rapport entre le mouvement étudiant et les mouvements syndicaux et ouvriers. C’est évidemment un parti pris, mais ce rapport apparaît à juste titre comme axé sur la remise en cause de l’ordre mondial de l’après-guerre, tant en ce qui concerne les configurations sociales et politiques nationales (Paris-Province, disait-on à l’époque) et internationales, qu’en ce qui concerne les rapports entre les générations dans les familles et dans les professions.
Images et témoignages
Les témoignages et documents offrent une perspective plus large, dans la mesure où ils concrétisent la période tant du point de vue des personnes que des mots d’ordre, du style des grévistes, du féminisme (et on note que les femmes sont largement absentes des affiches de Mai 68), de l’état des lieux de l’éducation et de l’université (encore « napoléonienne », comme on le disait à l’époque), des rapports patrons-ouvriers dans les usines. Ces documents montrent aussi que l’on attribue souvent à Mai 68 des slogans nés bien avant – ainsi en va-t-il du célèbre « CRS = SS », datable en vérité de 1948 et de l’époque des grèves dans les mines et les corons, qu’on repère d’ailleurs dans un film de Louis Daquin.
Sur cette base, la présentation des mouvements demeure fine et nuancée. Christine Fauré cite les divergences des différents cercles et les débordements (relatifs aux dits « groupuscules ») dont sont la proie aussi bien les syndicats installés (qui déclenchent peu de grève mais en font néanmoins partie) que les institutions parlementaires. Mais elle raconte aussi les solidarités, les traits d’union entre habitants et manifestants. Autrement dit, Mai 68 n’est pas, à l’encontre de ce que croient alors certains théoriciens du complot, le fruit d’une influence « étrangère » perverse. La grande manifestation du 13 mai 68 a pour moteur une indignation largement partagée, quoique peu d’organisateurs aient envisagé une suite à cette démonstration de force. La période se déploie autour de ses propres contradictions. Et elle fait fleurir des textes, des aphorismes, des éclats spirituels, des graffitis exposés hors des lieux d’affichage officiels, dont ce volume rend compte, en insistant sur un certain bonheur du langage, et une verve poétique éclatante.
Du tâtonnement des événements
Selon les perspectives, on appréciera les récits des errances gouvernementales : débordement, hésitations, incompréhensions, diffractions, désaccords (notamment sur les franchises universitaires…) et différences des partis pris entre Paris et « la province » (ladite province ayant été plus rapide que Paris en ce qui regarde l’occupation des usines, à partir du 14 mai). Il fallait aussi raconter les voyages des autorités (Pompidou à l’étranger) et les décisions prises contre les ministres (Pompidou, encore, faisant rouvrir la Sorbonne). Il était nécessaire aussi de citer les ordres contradictoires des autorités diverses : dialogue à l’Odéon un jour, évacuation le lendemain, coupure du téléphone, le jour suivant, etc.
Le parcours est pédagogiquement éclairant dans la mesure où il fait place à la majeure partie des éléments constitutifs de Mai 68, y compris aux œuvres d’art portant sur la période. Il se dégage de ce livre une atmosphère plutôt qu’une connaissance approfondie, mais cela donnera sans doute le goût d’aller plus loin dans la compréhension de ce moment d’histoire. Que retient-il finalement de Mai 68 ? Un esprit de critique élargi à l’ensemble des mœurs sociales et culturelles, une mise en question des hiérarchies, et surtout l’idée selon laquelle rien n’est irrémédiable et tout peut être contesté et repensé. Il en ressort aussi que Mai 68 a sans doute participé à répandre l’idée que la politique ne pouvait se restreindre aux institutions et à une prise du pouvoir nécessairement illusoire. Chacun semble s’être rendu compte très vite que la politique est ce moment où des personnes se soulèvent contre les partages sociaux en créant une scène qui n’inspire plus l’idéal de devenir « président de la République » ou « chef » ou « la tête pensante » de ceci ou cela. Il y a bien eu interruption en Mai 68, sans qu’on puisse appliquer à la période le modèle de la « révolution » ou de la « guerre civile »
* Dossier : Mai 68 : retrouver l'événement.