Un ouvrage remarquable qui contribue à construire un discours historique complexifié sur mai 68.
Près de trois cents à quatre cents livres vont paraître cette année sur mai 68. Les librairies, les journaux vont à coup sûr se retrouver submergés par la masse des ouvrages de qualité variable. Il y a fort à parier également que Nicolas Sarkozy (ou sa "plume") réitère, en mai 2008, son souhait de "liquider" l’héritage du mouvement, comme il l’avait annoncé lors de la campagne présidentielle.Dans la sphère universitaire, les historiens, les sociologues, du moins ceux qui sont vigilants aux usages de l’histoire, se préparent à affronter la ferveur commémorative ; pour cela, ils seront armés de deux ouvrages collectifs, qui sortent nettement du lot : Mai-Juin 1968, paru aux éditions de l’Atelier, et dirigé par Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal ; et 68. Une Histoire Collective (1962-1981), dirigé par Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel et publié à la Découverte . Si le premier est davantage tourné vers la sociologie et les sciences politiques, le second est dominé par l’histoire, bien que dans les deux cas, l’interdisciplinarité soit de mise.
68. Une Histoire collective propose de "faire de 68 un objet historique" à part entière, comme l’écrit Philippe Artières en introduction. Le temps de l’histoire serait donc venu, car notre époque permettrait un regard et une écriture documentés sur l’événement, malgré certains problèmes inhérents à l’histoire du temps présent . En effet, une certaine difficulté demeure à faire accepter le récit historique, collectif, généralisant et englobant, à des acteurs individuels, souvent encore vivants, qui rechignent à voir "leur" mai 68 et leur interprétation de l’événement objectivés et travaillés par la discipline historique. Les auteurs prennent acte de cette difficulté, en proposant divers angles d’étude qui permettent de réconcilier histoire et mémoires des acteurs. Tout d’abord, en diversifiant les méthodes historiographiques, grâce à la multiplication des champs de recherche historiens, des sources et des objets (genre, race, culture matérielle, émotions entre autres). Ensuite, en évitant un axe "tout culturaliste", ou "tout social" de l’événement, et en essayant de donner à chaque aspect du mouvement la place qui lui revient. Enfin, et c’est là un élément tout à fait intéressant pour l’écriture de l’histoire, en opérant une rencontre entre, d’une part, des historiennes et des historiens qui ont vécu, voire participé à mai 68, et d’autre part, une génération plus jeune née pendant ou après le mouvement. La rencontre entre Michelle Zancarini-Fournel (étudiante à Nanterre en 1967-1968), et Philippe Artières (né au printemps 1968) est en cela le symbole d’une prise en charge intergénérationnelle de l’événement, première étape importante pour l’étude collective de mai 68.
Temps de l’Histoire, temps des histoires.
La couverture donne le ton de ce 68. Une histoire collective : les usines Citroën à côté de Woodstock, les CRS à côté d’une manifestation de l’Union des étudiants communistes, les étudiants chinois brandissant le petit livre rouge, le Larzac, l’école des Beaux-arts et le quartier latin. Cet assemblage composite témoigne de deux aspects importants du livre : tout d’abord, l’étude d’un affrontement entre étudiants et ouvriers d’une part, et l’État, d’autre part ; mais aussi, et plus largement, un mouvement culturel, pris dans un ensemble de mutations qui affectent l’histoire du monde entier et qui remet en cause les structures de la société de la fin des années 60. Cet aspect explique notamment que les auteurs inscrivent mai 68 dans un temps long qui va de la fin de la guerre d’Algérie (1962) à l’élection de François Mitterrand (1981).
Soixante et un auteurs ont collaboré à ce livre, venus majoritairement de l’histoire contemporaine, de l’époque moderne, voire du Moyen-Âge, de l’anthropologie, de la sociologie, de la philosophie ou du journalisme. La crainte que l’on pourrait avoir face à un ouvrage qui regroupe tant d’auteurs serait la compilation de portraits, de moments connus de mai 68, une espèce de best-of attendu organisé autour du triptyque : Cohn-Bendit, la fuite du Général, Grenelle et ses conséquences… Au contraire, cette inquiétude est très vite dissipée. Pour éviter l’écueil qui ferait du livre un "dictionnaire de mai 68", Michelle Zancarini-Fournel s’est chargée de donner à l’ensemble une épine dorsale de très grande qualité en écrivant un récit, une histoire de mai 68, organisée en quatre grandes parties : "le champ des possibles" (1962-1968) qui présente les structures et les changements sociaux des années 60 ; "l’épicentre" sur l’événement à proprement parler ; "changer le monde et changer sa vie", sur l’éclatement des formes de contestation qui suit le mouvement, des années 68 au milieu des années 70 ; et enfin, "le début de la fin", sur les années Giscard, la crise économique mondiale, et les nouvelles problématiques économiques, sociales et politiques à l’aube des années 80. Non seulement le récit cadre tient le livre, mais il propose des variations de focale très éclairantes, basées en particulier sur les archives des renseignements généraux ou des préfets. À chaque partie s’ajoute une petite bibliographie, qui permet très souvent de mesurer combien l’historiographie du mouvement de mai est rythmée par les décennies anniversaires (78, 88, 98).
Ainsi, ce fil conducteur permet au lecteur de lier les nombreux articles qui suivent chaque chapitre, organisés, quant à eux, par thèmes. Antoine de Baecque analyse pour chaque partie un film, qui a fait débat ou qui s’avère particulièrement représentatif de la période : La Chinoise de Godard (sur la difficulté de filmer une "esthétique de la politique"), Reprise d’Hervé Le Roux (sur un moment de mai 68, puis la mémoire de la classe ouvrière), L’an 01 de Doillon (sur les formes ludiques de l’utopie), Le fond de l’air est rouge de Chris Marker (sur une identité de gauche qui se délite).
Ensuite, les articles (toujours accompagnées d’une bibliographie indicative) sont classés en cinq catégories. Ces rubriques contiennent toutes de courts portraits, rédigés par Philippe Artières, d’une personne ou de deux personnes, qui permettent d’appréhender des parcours individuels insérés dans une histoire collective, un groupe, une tendance, un événement particulier.
La première catégorie, "Objets", analyse l’émergence de nouvelles "choses", comme l’écrivait Georges Pérec dans le roman du même nom, étudié dans la première partie ; nouvelles choses qui contribuent à l’apparition de nouvelles pratiques, sociales, culturelles, sexuelles : on trouve par exemple des articles sur la guitare électrique, le transistor, la pilule, la 4L… Cette dernière rappelle le texte sur la DS dans les Mythologies de Barthes, publié en 1957, et d’une certaine manière, on peut considérer que cette partie "Objets" prolonge dans les années 60 et 70 l’essai barthien, tout comme elle prolonge le roman de Pérec .
La seconde catégorie, "Ailleurs", est, selon nous, l’un des éléments les plus importants du livre, tant elle répond à l’injonction nécessaire de ne pas circonscrire mai 68 et vingt années d’histoire française à un phénomène national. Les articles "Ailleurs" sont autant de photographies des bouleversements socioculturels mondiaux qui interagissent avec le mouvement de mai et ses suites. Trop nombreux pour être cités tous, notons les éclairages passionnants donnés sur la Zengaruken japonaise, mouvement d’associations d’autogestion étudiantes révolutionnaires, radicales et organisées militairement. Notons également les études sur Mexico et son mouvement estudiantin, sur la Convention démocrate de Chicago en 68 ; d’autres, plus attendues, sur les Brigades rouges et la Fraction armée rouge allemande ; ou encore une analyse du renoncement des puissances occidentales à boycotter le Mundial argentin de football en 1978, organisé par la dictature du général Videla.
La troisième catégorie s’intitule "Lieux". C’est un autre aspect fondamental du livre, dans la mesure où elle permet une étude de mai 68, et plus généralement de la société française, des mouvements de grève et de contestation, des formes nouvelles de gestion sociale et politique, en province ; étude que Michelle Zancarini-Fournel s’attache également à faire dans le récit cadre, qui commence justement par une histoire de Grenoble comme "laboratoire d’expérimentation sociale" . Les auteurs rappellent d’ailleurs que c’est justement l’étude des grèves et des mouvements de contestation en province, qui constitue l’un des champs de recherche historique les plus prometteurs pour les prochaines années. Toutefois, la notion de "lieu" n’est pas uniquement envisagée en terme d’échelons administratifs : sont aussi observées des usines, des écoles et des universités, des formes d’habitats comme les bidonvilles de Nanterre, ou les villes nouvelles.
La quatrième catégorie concerne les "Acteurs", généralement pensés au sein de groupes. À ce titre, l’étude de cas sur les correspondants-photographes du journal L’Humanité, pose la question de l’iconographie du mouvement et de la construction d’un regard collectif qui passe par la mémorisation de l’événement grâce à la photographie. L’analyse s’accompagne d’un cahier d’images de trente-deux pages, inédites pour la plupart, et qui s’étendent sur la période 1962-1975 : des foules d’anonymes, des postures et des gestes collectifs, dont mai 68 constitue bien "l’épicentre", avec ses slogans, ses manifestations au Quartier Latin, mais où l’on repère également des estivants qui manifestent contre la privatisation de la plage à Saint-Raphaël en août 65, ("La Crique au public"), sans oublier des formes de solidarité multiples, avec les immigrés, avec les peuples vietnamien, chilien, ainsi que des formes de défense des droits sociaux dans l’après-1968 . La rubrique "Acteurs" permet en outre d’observer certains groupes, intellectuels, politiques ou socioprofessionnels avec, entre autres, l’histoire collective du PCF et de la CGT, du PSU, des soldats, de la police, des juristes, des ouvriers de la sidérurgie, ou encore des nouveaux philosophes, pour clôturer l’ouvrage sur un constat triste et amer.
Le cinquième thème, "Traverses", semble recouper un peu toutes les catégories précédentes. Le dénominateur commun y est, en effet, moins évident, bien que les articles demeurent à chaque fois des mises au point précieuses ; le rôle de Socialisme ou Barbarie, de l’Odéon et du festival d’Avignon, de l’antipsychiatrie, comme du vent de dissidence qui souffle à l’Est à la fin des années 70 et au début des années 80, sont, par exemple, tour à tour envisagés.
Écritures collectives, lectures plurielles.
Récit, monographies, portraits, cas, ce 68 est multiforme ; s’il fallait le rapprocher d’un ouvrage, du moins par sa structure, ce serait peut-être de l’entreprise des Lieux de mémoire , avec ceci de différent toutefois qu’il tire sa force du récit et des renvois, qui répondent à la difficulté de traiter d’un événement et des successions chronologiques, en même temps que d’inscrire dans un temps plus long certains processus.
Le livre offre ainsi des lectures multiples : il peut être outil pour l’étudiant (la chronologie à la fin de l’ouvrage, les nombreuses "fiches" sur des points précis accompagnées de bibliographies indicatives, l’index et l’armature du récit en font un objet extrêmement pratique) ; le curieux ou l’amateur d’histoire devraient également y trouver leur compte tant les sujets abordés sont nombreux et permettent de rappeler, de remémorer ou de faire découvrir des aspects fondamentaux de l’histoire française, européenne et mondiale. Certes, quelques notes de bas de page auraient été utiles pour expliquer certains événements ou quelques noms mis entre parenthèse, qui ne disent parfois rien du tout au non-spécialiste (mais le livre fait déjà 847 pages !). Dans le champ de l’histoire et des sciences sociales enfin, 68 réussit à faire le bilan et la synthèse d’une historiographie agitée, de composer un récit complexifié, contre les formes de simplification caricaturales qui résument mai 68 à un héritage, une pensée : l’histoire de "68" a été particulièrement difficile à faire, justement parce qu’elle a été trop longtemps une "histoire de postures", pour reprendre l’expression de Robert Frank , opposant les "pour" aux "contre", et falsifiant la réalité historique. L’ouvrage d’Artières et de Zancarini-Fournel permet donc de montrer que "mai 68" est à écrire au pluriel. Bilan, synthèse, cet ouvrage appelle également à multiplier les champs de recherche : la province on l’a dit, les échos du mouvement à l’étranger également, les transferts culturels qui ont marqué les années 60 et 70. Les photographies des correspondants de L’Humanité montrent aussi que des sources de très grande qualité demeurent inédites. 68 est ainsi un livre qui sera certainement considéré dans les années à venir comme un carrefour de l’historiographie du mouvement, non seulement parce qu’il rassemble et organise une quantité impressionnante de savoirs, mais aussi parce qu’il dessine les grands chantiers d’études et les zones d’ombres qu’il convient désormais d’explorer.
Deux petites réserves toutefois : si le rôle des hommes politiques de droite (comme Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur de l’après-68) sont mis en valeur, très peu de choses sont écrites cependant sur le rôle du mouvement de mai dans la politisation à droite d’une partie de la population. Certes, des contributions rappellent l’engagement contre 68 de certains intellectuels (comme Aron ou Mendras), ou encore la manière dont on a inventé la notion de "majorité silencieuse" dans les années 70, pour s’opposer aux contestations actives. Mais tout comme 68 a été une école politique pour toute une génération de la gauche (marxiste, sociale-démocrate, chrétienne), il a certainement joué un rôle dans le cahier des charges politique de la droite française.
Par ailleurs, une entreprise de l’ampleur de ce 68, qui compte soixante et un contributeurs on l’a dit, aurait peut-être réclamé davantage le regard d’historiens étrangers. Il faut certes noter la présence de l’Américain Thomas Holt, de l’Allemand Frank Renken, du Hollandais Niek Pas, et du Québecquois Francis Dupuis-Déri qui apportent respectivement des éclairages sur les Etats-Unis, sur De Gaulle et la question coloniale, sur les "Provos" hollandais et sur l’émergence de l’opposition francophone au Québec. Néanmoins, il y a certainement en Allemagne, en Angleterre, en Italie, aux États-Unis etc. des spécialistes du mouvement de mai qui auraient pu intervenir dans l’écriture d’une telle œuvre, non seulement dans la rubrique "Ailleurs", mais aussi, et peut-être de manière plus intéressante encore, sur les regards que portent les historiographies étrangères sur le mouvement français.
Cependant, ces réserves ne peuvent empêcher de recommander vivement la lecture de ce livre, dont il faut souligner, encore et pour finir, le caractère novateur et profondément utile.
* Retrouvez le dossier 68 de nonfiction.fr.
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Crédit photo : jonandsamfreecycle / Flickr.com