Une étude stimulante des effets de Mai 68 sur le sous-champ des avant-gardes littéraires françaises.

« Le Mai 68 des écrivains » : malgré son titre, le livre de Boris Gobille ne porte pas sur le champ littéraire français dans son ensemble, mais, comme le précise son sous-titre, sur un sous-champ particulier, celui des avant-gardes. Celui-ci s’est en effet trouvé en première ligne au moment des événements et a été directement affecté par leur déroulement et leurs répercussions, ainsi que par la remise en cause des hiérarchies, des systèmes de valeurs et des processus de légitimation qui a caractérisé ces semaines de contestation. L’hypothèse de départ est la suivante : la nébuleuse des avant-gardes a abordé les journées de mai dans une configuration spécifique, qui a été fortement ébranlée par l’événement et qui, avant même la fin du mouvement, a commencé à se recomposer.

 

Les effets de Mai 68 sur les avant-gardes littéraires

En termes de méthodologie, l’étude se fonde sur la notion de champ, qui convoque la logique économique de la concurrence, de la compétition pour occuper des positions valorisées. Empruntée à la sociologie, cette démarche constitue aujourd’hui une approche privilégiée de la part des historiens qui s’intéressent à la vie littéraire ou artistique. Son mérite est de battre en brèche le mythe (encore largement répandu au sein des études littéraires) de l’autonomie des productions esthétiques, qui devraient être étudiées en elles-mêmes, indépendamment de leur contexte de production et de réception, autrement dit du tissu de rivalités, d’alliances, d’enjeux économiques, etc., dans lequel elles s’insèrent, qui les façonne en partie et sur lequel elles agissent en retour. Son risque, en revanche, est de tomber parfois dans une sorte de positivisme mécaniste et de proposer une mise en équation du réel qui ne tienne pas compte de toute la complexité des textes, de leur nature particulière de sources ne reflétant pas directement la pensée ou les convictions d’un auteur, mais mettant en œuvre une pluralité de significations qui, bien que situées dans un contexte, un champ ou un espace donné, exigent une herméneutique adaptée à leur fonctionnement propre.

La conséquence de cela est que beaucoup d’études historiques tendent à se passer des œuvres elles-mêmes (sauf lorsqu’il s’agit d’essais) pour se concentrer sur leur paratexte, autrement dit sur les articles, les commentaires, les gloses ou les interviews que donnent les écrivains, alors que le décalage entre les professions de foi de ces auteurs et leurs réalisations esthétiques concrètes en dit souvent long sur les multiples forces (résistances de la tradition, radicalités insoupçonnées…) travaillant un champ littéraire qui ne peut être entièrement décrit sans en tenir compte.

 

Du refus de toute autorité consacrée à la relégitimation des avant-gardes consacrées

L’ouvrage de Boris Gobille n’échappe pas complètement à cet écueil. Néanmoins, une fois cette réserve faite, on ne peut que louer la vigueur et la lucidité du propos, ainsi que l’excellente connaissance qu’a l’auteur de l’histoire particulière de Mai 68 qu’il se propose de nous raconter. C’est avec beaucoup d’intérêt que l’on suit le récit des reconfigurations rapides et souvent brutales du sous-champ des avant-gardes, face à un mouvement critique dont la brièveté n’altère en rien la radicalité révolutionnaire. L’idée sous-tendant l’ouvrage est que Mai 68 propose (voire impose) de nouveaux processus de légitimation, dont le dénominateur commun est le refus de toute autorité consacrée – qu’il s’agisse de l’auctoritas des auteurs ou de l’autorité des partis politiques traditionnels. Ce nouvel horizon fait écho à certains discours préexistants sur la « mort de l’auteur » (chez Foucault notamment) et place les avant-gardes littéraires en porte-à-faux, dans la mesure où la légitimité qu’elles revendiquaient auparavant, fondée (au moins en partie) sur le statut des écrivains qui se réclamaient d’elles, cède la place à une valorisation de la parole anonyme, accessible à tous. Sur le plan politique, par ailleurs, le discrédit qui frappe les grands partis touche en priorité le mouvement gaulliste au pouvoir, bien entendu, mais n’épargne pas non plus les formations de gauche, et notamment le Parti communiste français, régulièrement accusé de dérive bureaucratique et totalitaire depuis le soutien qu'il a apporté à la répression de l’insurrection hongroise en 1956. Là encore, alors que les avant-gardes se réclament d’un horizon révolutionnaire, leur plus ou moins grande proximité avec le PCF va jouer dans leur manière de traverser l’événement.

En fait, ce sont des avant-gardes consacrées depuis des décennies, pouvant même être qualifiées de « vieillissantes » au sein d’un champ marqué par un impératif de renouvellement constant, qui vont être les premières à soutenir le mouvement et qui vont, en quelque sorte, bénéficier à cette occasion d’un phénomène de relégitimation. D’un côté, Sartre et la théorie de l’engagement ; de l’autre, le surréalisme, dont les principes de disponibilité à l’événement et de valorisation de l’imagination rencontrent le thème de l’imagination au pouvoir cher à toute une partie de la mouvance soixante-huitarde. Pourtant, alors que Sartre va capitaliser sur cette relégitimation providentielle et la prolonger en se rapprochant de plus en plus, ensuite, d'une extrême gauche distincte du PCF, le mouvement surréaliste ne survivra pas plus d’un an à Mai 68. La raison en est qu’il était divisé par d’importantes tensions internes depuis la mort d’André Breton, survenue en 1966, et que sa fidélité à l’idée de refus de toute hiérarchie, héritée des journées de mai-juin bien plus que de son histoire propre, va achever de le rendre ingouvernable. Paradoxalement, donc, mais pas illogiquement, « l’état de grâce » que connaît le surréalisme en mai 68 se transforme en « coup de grâce » dès l’année suivante.

 

Tel Quel, le CAEE et l'Union des écrivains

Inversement, des avant-gardes qui avaient plutôt le vent en poupe avant le printemps 68, comme la revue Tel Quel, traversent l’événement avec davantage de difficultés. Dans le cas de Tel Quel, cela s’explique non seulement en raison de son alignement sur les positions politiques et idéologiques du PCF, mais aussi en raison de l’élitisme qu’elle professait, valorisant l’écriture textuelle au détriment de la parole libre et spontanée et heurtant ainsi de plein fouet le démocratisme esthétique du mouvement de contestation. Tel Quel est d’ailleurs concurrencée sur son propre terrain par le collectif Change et la revue éponyme qui paraît à partir d’octobre 1968.

Enfin, Le Mai 68 des écrivains examine aussi le cas des collectifs ou des associations nés à la faveur de l’événement. Si le Comité d’action étudiants-écrivains (CAEE), animé notamment par Maurice Blanchot, ne survit guère plus d’une année, faute de relayer son prophétisme révolutionnaire par la constitution d’une véritable école, avec ses routines, ses disciples et ses règles de fonctionnement, une forme de syndicalisme original apparaît autour de l’Union des écrivains (UE), qui exerce un véritable lobbying auprès des pouvoir publics pour améliorer le statut économique et social des auteurs. Cette action porte ses fruits avec l’adoption, en janvier 1976, du projet de loi « relatif à la sécurité sociale des écrivains, des compositeurs de musique et des artistes créateurs des arts graphiques et plastiques », qui institue un nouveau régime de sécurité sociale pour les auteurs, plus avantageux.

 

Grâce à la richesse de sa documentation et à la pertinence de ses analyses, l’ouvrage de Boris Gobille permet donc d’envisager Mai 68 sous un angle original et de montrer comment un champ spécifique, confronté à un « moment critique » d’une intensité toute particulière, est amené à se reconfigurer de façon significative

 

* Dossier : Mai 68 : retrouver l'événement.