Dans un road-trip au pays de l’inconscient, le héros Achille Antioche effectue une dernière course pour retrouver la mémoire.

La bonne surprise de ce premier trimestre s’intitule Essence, du nom de cette substance la plus pure extraite de certains corps. Elle se définit aussi comme la nature propre à un être, à une chose, ce qui la constitue de manière fondamentale, par opposition à l’accident. Sous-titré Pilote Paradise, Fred Bernard et Benjamin Flao entrecroisent ces deux définitions et nous proposent un voyage imaginaire au pays des morts ; de ces voyages qui révèlent la personnalité de l’individu, ses espoirs, ses désirs, comme ses peurs ou ses déboires.

En attendant de rejoindre les cieux, le héros, Achille Antioche, un ancien pilote professionnel, erre au purgatoire. La chevelure toute ébouriffée, une gueule semblable à l’acteur Vincent Cassel, Achille a perdu un bout de mémoire, les derniers instants, ceux d’avant sa mort. Pour gagner le paradis des pilotes, il doit rouler, le temps de se souvenir, la dernière épreuve avant le terminus. Les auteurs lui ont adjoint un ange gardien, une débutante, embauchée en CDD pour sa première mission. Cette fumeuse impénitente l’aide dans sa démarche. Telle une séance de psychanalyse mobile, Achille s’épanche au volant, tandis qu’elle écoute. Pour progresser dans cet étrange road-trip, seule la quête d’essence, un pauvre bidon à la main, préoccupe les deux protagonistes. Ils cherchent l’essence pour recouvrer la mémoire.

Les Paradis artificiels

Rebaptisé la « purge » par ses habitants, une référence étymologique et mécanique   , le purgatoire se compose de paysages futuristes et post-apocalyptiques, déserts de toute présence, hormis quelques grappes humaines, au milieu desquels les deux passagers apprennent à se connaître. Au bout de quelques jours et après plusieurs devinettes, Achille découvre la véritable cause de sa présence : il est mort. Pour quitter cet endroit, il doit faire l’effort de se rappeler. La nuit venue, il quitte son ange gardien et se perd dans son inconscient. À « La purge », les soirées sont propices à la résurgence de souvenirs liés à la prime enfance, dans lesquels Achille recherche une explication. Un désir inassouvi, lorsqu’il fait la connaissance de Gilles Villeneuve, flamboyant pilote canadien décédé dans un accident en 1982. Ayant fait le choix de rester au purgatoire, ce dernier est devenu contemplatif. Villeneuve incite Achille à prendre le temps pour peindre, dessiner ou écrire. L’appel au secours se matérialise par l’apparition maternelle dans le cockpit du sous-marin inventé par le professeur Tournesol   . Si l’ancien pilote se raccommode en se plongeant dans ce paradis perdu que représente l’enfance, ses nuits deviennent ténébreuses, comme lorsqu’il assiste à son enterrement. Achille fuit. Il assiste à l’enlèvement du professeur Tournesol par les services secrets bordures   , cauchemar qui débouche sur une paranoïa lors de retrouvailles glaciales avec son père. Une séquence qui souligne les difficultés de communication père fils, bien avant l’avènement de Françoise Dolto.

Au petit matin, par une porte dérobée, Achille retrouve son ange gardien dans un décor seventies, celui de sa jeunesse. Tandis qu’il s’en amourache peu à peu, sa mémoire en puzzle prend forme. Autour de la page 100 s’opère le retour à la réalité. Plus conventionnelle, l’intrigue du scénariste Fred Bernard installe Tatiana, une héroïne slave, entre Achille et Norbert, l’ami d’enfance avec lequel il partage cette passion dévorante pour la mécanique. Norbert, tel Tryphon Tournesol, bidouille un moteur à propulsion électromagnétique, le moteur rêvé, sans consommation d’énergie fossile (pétrole) ou nucléaire (électricité). Une invention révolutionnaire qui suscite des appétits. Les retrouvailles immatérielles avec Norbert annoncent un dernier cauchemar, avant que Tatiana ne lui rapporte la fin de l’histoire, avec des Russes, des espions, la trahison et le Pourquoi.

 

Lyrisme graphique

Pour Essence, Fred Bernard   utilise avec originalité l’inconscient comme espace d’écriture, les personnages évoluant dans le passé d’Achille. Benjamin Flao   , soutenu par l’éditeur Futuropolis, s’autorise un délire graphique comme seule la bande dessinée le permet. Quand le cinéma contemporain, grâce aux effets spéciaux, s’affranchit des contraintes physiques souvent au détriment du récit   , Essence offre un mélange entre une influence classique issue du courant franco-belge et un découpage moderne, dont le résultat fait sens. Si l’on décèle certaines influences graphiques notoires (Mézières), le réalisme ou les décors fouillés font place à des pages très épurées, parfois à la limite de l’abstrait, autorisant une composition de planche débridée. Plus le nombre de cases augmente – de une à six – plus le rythme s’accélère. À l’inverse, une pleine page marque l’arrêt, la contemplation. La couleur est soumise au même traitement : une alternance de pages sombres, infernales, contraste avec la clarté du désert, promesse d’un paradis céleste. Si le mémorable final se déroule sur les chapeaux de roue, l’épilogue est surnaturel, que l’on croie ou non. En bande dessinée, la résurrection est autorisée