Ce 7e numéro des Chroniques Electoniques retrace le parcours du glitch : d'une esthétique numérique expérimentale à la relation aux industries culturelles.

La réflexion esthétique relative aux modes de présentation et de représentation de l’imagerie numérique est devenue centrale au sein de la scène d’art numérique contemporaine. Au-delà de cette dernière, on constate aujourd’hui un large engouement du grand public pour une programmation culturelle fortement axée sur les arts numériques. La dernière Biennale Némo ou la multiplication de grands rendez-vous culturels illustrent une certaine démocratisation des arts numériques et plus particulièrement de l’esthétique glitch. Les diverses performances numériques ont recours à des parti-pris techniques spécifiques résultant de la fusion entre visuel et sonore. À titre d’exemple, citons le travail des allemands Robert Henke et Alva Noto. Tous deux privilégient de forts contrastes et distorsions géométriques qui rythment les hautes fréquences et les sons courts tout en mitraillant d’informations l’auditoire, l’ensemble plongé au sein d’une scénographie grandiose.

Si au premier abord les parti-pris esthétiques des compositeurs semblent diverger, ils partagent bien un style graphique spécifique. En effet, bien que la démarche se veuille expérimentale, en empruntant un vocabulaire formel et technique issu du glitch, elle s’ancre dans l’héritage esthétique de ce mouvement.

Auparavant réservée à un petit groupe d’initiés, l’esthétique expérimentale glitch a connu une circulation à grande échelle avec la démocratisation des technologies numériques. L’omniprésence actuelle des logiciels de mapping ou de la pratique du VJing témoigne également de cette circulation nouvelle. En retour, cela a directement ouvert la voie à une récupération du glitch par les industries culturelles. Plus loin, l’établissement d’une imagerie collective calquée sur le glitch s’impose comme une transformation d’un mouvement d’avant-garde en un genre esthétique spécifique. 

Pour André Gunthert, l’émergence du concept « d’imagerie collective » est non seulement le fruit de discours nourris et imagés, mais relève aussi de l’apport et de la reconnaissance des industries culturelles. Se développant au sein d’une société dominée par ces dernières, l’image, en étant relayée et exploitée par l’ensemble des médias, devient icône. La formalisation du mouvement expérimental glitch tend ainsi à définir l’imagerie numérique en tant que signature à part entière et non plus comme mouvement d’avant-garde. Le nom « glitch » à lui seul permet une reconnaissance des codes esthétiques auprès des spectateurs. Cette idée se révèle déterminante afin de concevoir la construction d’une certaine commercialisation de l’imagerie numérique. Force est de constater qu’à elle seule, elle n’offre plus une lecture hiérarchisée d’informations. Les codes de lecture y sont dispensés par les industries culturelles et non plus par les artistes. 

Il paraît cependant difficile d’accepter définitivement cette idée. En effet, si l’imagerie numérique relève par définition de l’abstraction, comment peut-on l’incérer dans un processus de formalisation par les industries culturelles ? En réalisant un comparatif avec la publicité et le cinéma, nous pouvons tisser des liens avec les productions touchant à la culture dite populaire. Lorsque la thématique de l’esthétique de l’imagerie numérique est mise au centre de l’attention, divers éléments reviennent constamment.

La fragmentation et la répétition sont parmi les plus répandus. La pixellisation constitue un des éléments principaux de l’esthétique de l’imagerie numérique. Développée par l’historienne de l’art Rosalind Krauss, la figure de la grille reste un le fil conducteur majeur pour saisir la porosité entre le premier et second plan dans l’agencement des séquences. En ce qui concerne la composition elle-même, les couleurs et teintes envisagées sont largement saturées, la colorimétrie étant poussée à son extrême. Citons par exemple, le générique du film Enter the Void (2009) de Gaspard Noé et Matrix (1999) des frères Wachowski. Enfin, la géométrisation du signe tient une place déterminante et prédominante dans l’esthétique de l’imagerie numérique. C’est autour de ces éléments clefs que l’imagerie numérique compose son répertoire graphique. Témoin de cela, les nombreuses brèves annonçant les passages publicitaires de la chaine de télévision Canal +. Dans un premier temps utilisé pour traduire un dérèglement du dispositif, l’échec devient a posteriori un réel atout visuel et graphique. 

Le développement d’une imagerie collective propre au numérique induit alors l’émergence d’un nouvel acteur dans sa réception: l’amateur. La prépondérance de cette figure se retrouve soulignée dans l’essai de Gotthold Éphraïm Lessing, Laocoon : ou des frontières respectives de la peinture et de la poésie. Pour l’auteur, la réception d’une oeuvre ne peut être envisagée sans la reconnaissance de l’amateur (Kunstliebhaber). Son oeil critique et son intérêt deviennent tout aussi estimables que l’analyse menée par l’érudit, le philosophe ou encore l’artiste lui-même. Du fait d’un jugement neuf, induit par le sentiment que l’œuvre produit en lui, l’amateur reconnait la création. La production de l’œuvre est supplantée par la réception de l’amateur. Le regard s’éduque et se construit du fait d’une confrontation constante aux parti-pris esthétiques envisagés par l’artiste, mais surtout grâce à une familiarisation aux codes du mouvement. Les industries culturelles remobilisent alors ces codes. La présentation et représentation de l’imagerie numérique en milieu performatif permettent pourtant difficilement de discerner un cadre narratif clair. L’amateur, grâce à son regard initié, devient un élément crucial dans la reconnaissance et l’élaboration de l’imagerie, en la portant au centre de son attention.

À ce stade on peut entrevoir l’émergence de deux figures : 

La première s’appuie sur une appropriation toute personnelle de sa lecture : c’est le fameux Punctum de Roland Barthes. Le rôle du lecteur est ici de hiérarchiser les informations relatées par l’auteur. Il complète par son propre imaginaire la description en la re-modélisant, grâce à une vision tout à fait personnelle de l’intrigue. 

La seconde figure apparaît lorsque la création visuelle devient signature à elle seule. On assiste alors à l’autonomisation de l’image, se transformant irrévocablement en une véritable icône culturelle, un mythe populaire. Elle sera ensuite modulée par ajout de références. L’icône finira par se mouvoir au fur et à mesure des années en sollicitant des réappropriations ou des réadaptations diverses. Les changements imagés, impulsés par les industries culturelles et la réception qu’en feront le public et l’initié, referont surface au travers de formats populaires (concerts, publicité ou cinéma comme cité précédemment). Cet exercice de relecture permettra de dresser de nouveaux cadres narratifs, indéniablement repris par les artistes.

Si nous avons souligné l’enthousiasme pour l’esthétique de l’imagerie glitch, sa philosophie est également courue. Qualifiée de « (…) tactique de résistance active, et inscrit(e) dans un mouvement de contestation critique interne des impensés et des pouvoirs de la technologie » Olivier Quintyn décrit ce phénomène d’engouement comme l’édification d’une utopie. Tout à fait perceptible dans certaines productions contemporaines, la réification des techniques et esthétiques visuelles et sonores glitch est concomitante de la rhétorique d’exceptionnalité artistique de l’oeuvre. Ainsi, en inscrivant des productions au sein d’un courant des arts numériques, la référence directe au mouvement glitch permet d’asseoir leur valeur artistique.   

La perspective d’un principe de résistance et de remise en cause des dispositifs technologiques ne constitue plus une place privilégiée pour les artistes. Si la remise en cause d’un dispositif technique constitue bien un point fort du glitch aujourd’hui, elle ne suppose pas pour autant une expérimentation aussi poussée que celle entamée dans les années 90. 

Le non-contrôle et la tentative d’épuisement des procédés techniques tendent à être remplacés par un idéal esthétique faisant office de référence ultime. Olivier Quintyn souligne alors l’obsolescence programmée du glitch. Ce dernier repose sur une contradiction : s’émanciper de la machine par une réinterprétation du geste compositionnel tout en proposant une réinvention du modèle technique. L’édification d’une nouvelle esthétique dépend donc de la structure « socio-technique » de la machine. Du fait de sa réification, le glitch devient un système autoréférentiel. L’erreur, jusqu’alors considérée comme concept novateur, est récupérée comme signature et affiliation à l’histoire d’un mouvement artistique. 

Récupéré par les industries culturelles, le glitch ne figure plus comme un concept discursif mais comme un genre à part entière. Il suffit d’entrer l’expression dans une barre de recherche pour véritablement s’apercevoir de sa réification : il ne représente plus un mouvement musical (remplacé par la musique noise) mais est définitivement dédié à une esthétique formelle. L’insertion dans les logiciels de programmation de « patches glitch » témoigne plus en avant de cette réification. Le mouvement d’avant-garde a laissé place à une véritable signature propre aux arts numériques.  

La nouvelle scène contemporaine place ses réalisations dans un entre deux. La référence varie en fonction des générations (affiliées officiellement ou non au mouvement) ou par l’emprunt de codes symboliques afin de consolider une reconnaissance par l’amateur. 

 

Bibliographie :

Gunthert, André. 2015. L’image partagée. La photographie numérique, Paris, Textuel.

Lessing, Gotthold Éphraïm. 2011 [1766] Du Laocoon: ou des limites respectives de la poesie et de la peinture, Nabu Press.

Quintyn, Olivier. 2016. « L’ère du glitch: utopie et réification. Pour une théorie critique rétrospective », Audimat, nº4.

Krauss, Rosalind. 1993 [1985]. L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula.