Dans un décor qui rappelle les romans d’Henri James, Tessa Hadley fait affleurer les tensions du passé et les rivalités du présent qui reposent l’éternelle question : qu’est-ce qu’une famille ?

Les membres de la famille Crane se retrouvent à Kington dans la maison des grands-parents pour y passer trois semaines d’été. Trois sœurs, un frère et leurs enfants se réunissent et essaient de tisser de nouveaux liens. Rapidement, chacun endosse son rôle d’autrefois dans la fratrie et les rivalités remontent à la surface.

Chaque membre de la famille fait son entrée à sa façon. Alice, la seconde, est une romantique échevelée. Elle arrive la première, en taxi, avec Kasim, vingt ans, le fils de son ancien compagnon pakistanais, sans en avoir prévenu son frère et ses sœurs. Comme elle a oublié ses clés, ils rôdent autour de la maison en espérant qu’un des leurs est déjà arrivé. Aux alentours du presbytère, ils finissent par rencontrer Fran, la plus jeune des sœurs, qui est institutrice. Elle est venue avec ses jeunes enfants, Ivy et Arthur. Son mari, Jeff, ne pouvait pas se libérer pour les accompagner. Harriet, l’aînée, est célibataire et taciturne. Elle se promène dans les bois et écoute le chant des oiseaux quand elle rencontre ses sœurs. Enfin, quand ils sont en train de dîner, Roland – universitaire, critique de cinéma – les appelle pour les prévenir de son arrivée le lendemain avec sa troisième épouse, Pilar, et sa fille de seize ans, Molly, issue d’un précédent mariage.

 

Maison de famille, conservatoire des tensions du passé

Le temps s’écoule paisiblement, mêlé d’ennui et de nostalgie, tandis que la discorde s’installe entre les personnages. D’un côté, les adultes se livreront à des hostilités ouvertes. Fran demandera notamment à Alice pourquoi elle n’a jamais souhaité avoir d’enfant, pointant ainsi son égoïsme du doigt. Des tensions sourdes ne tarderont pas à émerger entre les femmes. La beauté et l’élégance de Pilar attireront d’emblée la jalousie des trois sœurs et réveilleront certains désirs jusque là niés et réprimés. Mais Pilar se rapprochera d’Harriet à qui elle confiera les problèmes de sa propre famille. Harriet écrira alors dans son journal les troubles du désir qui l’habitent. Quant aux adolescents, Kasim et Molly, ils se séduiront sous les yeux attentifs d’Ivy et Arthur. Et ces derniers perdront un peu de leur innocence en faisant une découverte macabre dans le cottage abandonné, non loin de la maison.

Le roman est découpé en trois sections intitulées « le présent », « le passé » et « le présent ». « Le présent » raconte par des mini-scènes et de petits coups de théâtre les interactions entre les personnages principaux. Tous sont réunis pour parler de l’avenir de cette maison familiale et pourtant aucun ne se décide à aborder explicitement le sujet. Les souvenirs et la mémoire du lieu sont omniprésents car le passé explique en partie ce qu’ils sont devenus. On le découvre dans « Le passé » qui est centré sur l’histoire de leur mère Jill, venue se réfugier chez ses parents après qu’elle a eu connaissance de la liaison de son mari. Fille de pasteur, elle découvre l’évolution de la société des années 1960 avec naïveté et étonnement. Quand Harriet, Roland et Alice étaient gardés par ses parents, Jill avait un amant dans le village et ils se retrouvaient dans le cottage désormais abandonné.

 

La fin du règne des apparences

Pilar et Kasim jouent le rôle des étrangers qui viennent semer la discorde dans cette famille en apparence si unie. Par leur regard et leur étonnement, ils obligent le frère et sœurs à prendre conscience de la raison de leurs conflits. Deux maisons, deux interdits bafoués, deux histoires d’amour feront s’effondrer l’harmonie qui règne en surface tandis que la maladie de l’une des sœurs semble porter les germes de la réconciliation à venir. La maison isolée sert de laboratoire dans lequel le passé et le présent agissent comme des catalyseurs pour révéler la personnalité et la vérité des personnages.

Dans ce sixième roman de Tessa Hadley, il semblerait que Tchékhov s’invite dans le monde d’Henri James. A la surface, on boit le thé et on joue au scrabble dans une atmosphère pluvieuse. Pourtant, dans le fond, chacun est habité par des rivalités du passé et mesure la réussite de sa vie à l’aune de celle des autres. Avec ironie et précision, Hadley dépeint la puissance du désir incontrôlé et de la jalousie.

Ce roman subtil et intelligent interroge aussi la solidité des liens familiaux. Comment resserrer les liens distendus par le temps, les choix et les modes de vie des membres d’une même fratrie ? Comment peuvent-ils se réconcilier quand seuls les souvenirs d’un temps passé semblent les réunir ?