Au TNP, reprise d'un spectacle splendide et glaçant de Simon McBurney avec la Schaubühne, d'après Stefan Zweig.

Avec l'Ensemble de la Schaubühne de Berlin, le metteur en scène britannique Simon McBurney a choisi de porter à la scène le seul roman achevé de Stefan Zweig. La Pitié dangereuse, titre français du roman et du spectacle, est le récit d'une tragédie : la tragédie des bons sentiments, qui témoignent davantage d'un ensemble de faiblesses que d'un altruisme sincère et dépassionné.

 

Du danger de la pitié

Dans l'entre-deux-guerres, Anton Hofmiller fait le récit d'un drame traversé plusieurs années auparavant. Un soir de 1913, alors jeune soldat d'une petite garnison d'Autriche-Hongrie, il est invité chez les riches Kekesfalva. Au cours de la soirée, par courtoisie, il invite à danser Edith, la fille du maître des lieux. La jeune fille est désemparée, les convives effarés : Hofmiller ignorait qu'Edith, dont les jambes sont paralysées, est incapable de danser. Ému et honteux, le soldat fuit aussitôt les lieux et la jeune fille qu'il a offensée sans le vouloir. Le lendemain, il envoie des fleurs pour s'excuser et reçoit en retour une invitation à prendre le thé. Le piège de sa propre pitié commence alors à se refermer sur lui. Il revient régulièrement, devient un proche de la famille. Edith tombe amoureuse. D'abord, il n'ose pas repousser franchement la jeune fille. Puis, par vanité, encouragé par le père et flatté par l'illusion de son propre héroïsme, il la demande en mariage. Mais le mariage à peine décidé, Hofmiller n'assume pas son choix et renie sa fiancée qui, l'ayant appris, se jette du haut d'une terrasse.

 

           

            Marie Burchard, Robert Beyer et Laurenz Laufenberg

 

Tragédie polyphonique

D'un récit à la première personne, Simon McBurney a fait une polyphonie théâtrale. Le texte est partagé entre les acteurs qui se réapproprient chacun à leur tour la voix de la narration, tout en incarnant les différents personnages et en assumant parfois plusieurs rôles. Les voix se distinguent et se mêlent tour à tour, dans une étrange symphonie en allemand qui revêt pour un spectateur non germaniste un caractère presque abstrait, le signifié disparaissant derrière le signifiant. La musicalité entraîne alors le spectateur dans un flot sonore et continu qu'il ne peut maîtriser, mais qui n'en constitue pas moins une riche expérience sensible : une intonation, un souffle, parfois, suffisent à transmettre une émotion. À mesure qu'on se familiarise avec ce signifiant particulier, on perçoit aussi plus précisément l'inconscient du drame qui se noue.

L'espace-temps se dessine et évolue en fonction des déplacements, des gestes et des propos des interprètes. Certains faits ne sont que suggérés, certaines péripéties seulement évoquées, mais l'ambiguïté de la descente aux enfers de Hofmiller est rendue avec une grande subtilité. Un bouquet de fleurs tendu, des mains qui se tordent, un voyage en train, une table avancée ou reculée pour figurer une terrasse sont autant d'images saisissantes qui rendent compte de relations et d'événements complexes sans sacrifier au réalisme.

Le comportement de Hofmiller, mû par la pitié, face à Edith n'est pas tant la conséquence d'un caractère altruiste que le signe de son égoïsme. Embarrassé et éprouvé par la situation de la jeune fille, il agit moins pour elle que pour lui : il cherche moins à l'aider qu'à échapper à son propre malaise. Peut-être dans l'espoir de trouver un apaisement, il en vient à se sacrifier, comme pour racheter une faute qu'il n'a pas commise : être valide face à une infirme. Mais n'est pas héroïque qui veut, si tant est qu'il s'agisse ici d'héroïsme. Le cœur aurait dû conduire Hofmiller non pas à la tentation du sacrifice, mais à l'honnêteté et à un respect dénué de toute condescendance. À cette condition, peut-être aurait-il pu porter un amour, ou du moins une amitié véritable à Edith. Mais Hofmiller manque de cœur : il n'est que faiblesse devant Edith et, quand il la délaisse, c'est encore par lâcheté.

 

             Image associée

             Marie Burchard et Laurenz Laufenberg

 

La construction du personnage d'Edith, central tant dans l'histoire que dans le spectacle, est remarquable. Assise sur une chaise, le visage encadré par des cheveux coupés au carré et le corps couvert d'une longue robe d'un blanc virginal, la jeune fille évoque à plusieurs reprises une poupée mécanique. Le travail du son renforce cet effet. Les micros qui sonorisent les voix des comédiens peuvent aussi en rendre l'origine confuse et il faut un peu de temps pour s'apercevoir que les lèvres d'Edith s'agitent parfois sans émettre aucun son : ses propos sont tenus par sa sœur. Or, cette dernière, valide et fiancée, est comme le double inversé d'Edith, dont elle attend la guérison improbable pour enfin se marier. Au corps épanoui et désirable de l'une, promis à l'amour, s'oppose le corps mécanique de l'autre, qui n'émet même pas sa propre voix. Hofmiller a oublié qu'Edith a à la fois un cœur et un corps, même si elle ne peut pas danser. Aveuglé par son propre malaise, il l'a déshumanisée : il ne voit que l'apparence entravée d'un automate et ne perçoit plus la femme douée de pensée, de sentiments et de sensualité. D'où peut-être un effroi glacé devant le désir brûlant que la jeune fille manifeste en tendant ses lèvres pour lui imposer un baiser passionné.

 

Petite et grande histoires

La polyphonie est aussi historique. La catastrophe humaine que connaît et provoque Hofmiller annonce celle de la Première Guerre mondiale. La mort d'Edith précède le vaste et cruel bain de sang dans lequel l'Europe manque de se noyer, incapable de résister à un aveuglement et à une lâcheté semblables à ceux de Hofmiller. Même si le rapport entre les deux histoires, la petite et la grande, est davantage esquissé qu'explicité, l'intuition demeure d'une stupeur semblable devant la tragique course au désastre. Or, au moment où Hofmiller fait le récit du drame de 1913, quand Zweig lui-même écrit son roman à la fin des années 1930, l'Europe se précipite déjà vers un nouvel abîme.

Dans la vitrine de musée que traversent tant d'images au cours du spectacle, un costume militaire est exposé. Il témoigne d'un croisement entre l'individuel et le collectif : costume d'un homme, emblème de tous les autres hommes partis au front, revenus ou non. Si cette relique de la Grande Guerre n'a pas de vertu protectrice en soi, elle peut, en revanche, revêtir une fonction de présage quand du sang s'écoule de la vitrine à la fin du spectacle : vestige de la Première Guerre mondiale, présage de la Seconde ? Mais il ne suffit pas d'enfermer les traces de l'histoire dans une cage de verre pour se souvenir, moins encore pour se prémunir d'éventuelles réminiscences tragiques. C'est ce que rappelle aussi le spectacle : il faut un peu plus que la mémoire des erreurs passées, qu'elles soient ou non pardonnées, et surtout beaucoup plus que de la pitié pour espérer surmonter et peut-être éviter le désastre.

 

  

   Robert Beyer, Marie Burchard, Johannes Flaschberger, Laurenz Laufenberg, Eva Meckbach et  Moritz Gottwald

 

La Pitié dangereuse, d'après le roman de Stefan Zweig, adaptation de Simon McBurney, James Yeatman, Maja Zade et de l'Ensemble de la Schaubühne de Berlin, mise en scène de Simon McBurney. Spectacle créé en 2015, coproduction Complicité / Schaubühne de Berlin.

Du 23 au 30 mars 2018 au TNP de Villeurbanne.

Crédits photographiques : Gianmarco Bresadola.

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