Depuis les années 1970, l’indépendance s’est imposée comme une revendication constante des industries culturelles. Qu’en est-il dans leurs pratiques ?

Depuis les années 1970, on observe au sein des différentes industries culturelles une multiplication de termes et d’expressions qui manifestent une volonté importante et permanente de singularisation et de distinction: indie, alternatif, underground, d’avant-garde, de création, etc. Cette revendication d’indépendance doit se comprendre tout d’abord comme l’affirmation d’une différence face à la production dominante, que ce soit en termes de contenus, de mode de production, d’organisation ou de commercialisation. Cette distinction est également une manière de s’affirmer en s’opposant à une concentration, notamment économique, toujours plus importante dans les différents secteurs culturels. Pourtant, si l’indépendance se présente comme une revendication fondamentale, rares sont les discours qui permettent de donner une définition claire, concrète et stable de ce que signifie cette notion.

C’est cette problématique qu’entendent interroger les douze contributions issues du colloque international Culture et (in)dépendance, signées par des chercheur.e.s provenant de disciplines et d’horizons divers : sociologie, sciences de l’information et de la communication, histoire, études cinématographiques et littéraires. Les industries culturelles passées en revue sont elles-aussi diverses, puisque si la majorité des travaux porte sur différents secteurs de l’édition, d’autres s’intéressent au cinéma, à la musique, au journalisme et à la vulgarisation scientifique. Partagés autour de quatre grandes thématiques, ces textes permettent tout autant de varier les niveaux d’analyses que d’explorer différentes facettes de l’indépendance dans les industries culturelles. La démarche est transversale : entre secteurs donc, mais également entre aires géographiques et temps historiques, dans le but de rendre compte des enjeux qui se jouent autour de cette revendication d’indépendance.

 

L’indépendance, un nouveau récit

La première partie se concentre sur le contexte d’apparition de cette thématique de l’indépendance. Cette rhétorique apparait dans les années 1970 aux États-Unis et correspond à des modifications dans la manière d’appréhender les différentes industries culturelles, alors en expansion. La contribution de Michael Z. Newman met notamment en lumière la tension qui habite dès l’origine cette catégorie d’indépendance qui est difficilement saisissable, tant elle recouvre des dimensions et des réalités différentes. Dans ce contexte, il faut la comprendre en opposition à une production mainstream, catégorie aussi poreuse qui fait référence aux productions dominantes des industries culturelles et qui permet de saisir en creux celle d’indépendance. Cette catégorie mainstream est analysée ici comme l’actualisation des critiques portées à l’encontre de la culture de masse : une culture facile, kitch, vulgaire et uniforme. Michael Z. Newman montre comment la notion d’indépendance, en se constituant en opposition à la culture de masse, est ainsi revendiquée dans le but de contrebalancer une supposée uniformisation culturelle imputée aux industries culturelles. Il faut y voir une volonté forte de distinction tout autant chez les producteurs que chez les consommateurs. À travers un retour historique, on comprend comment l’indépendance parvient à devenir au fil du temps un label de qualité structurant les différents secteurs artistiques et culturels.

 

La fabrique de l’indépendance

Le deuxième axe de réflexion porte sur la « fabrique de l’indépendance », c’est-à-dire le rapport entre cette proclamation et les pratiques concrètes des structures et des individus qui s’en revendiquent. La contribution de Philipe Mary sur la carrière et la biographie d’Éric Rohmer nous renseigne ainsi sur la singularité d’un réalisateur qui conquiert peu à peu son autonomie après de multiples échecs au sein du circuit de production cinématographique traditionnel. C’est notamment par le retour à une forme d’amateurisme dans sa production et dans son organisation que Rohmer regagnera le respect de ses pairs et accèdera par la suite à la notoriété. Car c’est bien à travers une certaine économie de moyens que l’esthétique de Rohmer va se forger tout au long de sa carrière. Et comme le montre bien Philippe Mary, cet ascétisme esthétique est à mettre en résonance avec la biographie et le parcours du réalisateur. On voit ici l’impact que peuvent avoir les conditions de productions sur les œuvres, et par-delà, comment la question de l’indépendance pénètre l’organisation et la mise en forme du travail artistique à travers les pratiques des acteurs.

 

L’indépendance à l’épreuve des institutions

La problématique qui est abordée au sein de ce troisième axe concerne la relation des acteurs dits indépendants aux différentes institutions, que celles-ci soient étatiques ou non. Par exemple, la sociologue Sylvie Ducas étudie des dispositifs de résidences pour écrivains mis en place par différentes institutions, et notamment par les régions. L’auteure montre ainsi la tension qui apparait entre la revendication de la liberté de création, constitutive des univers artistiques depuis le XIXème siècle, et les récentes mutations qui touchent l’activité d’écrivain. Pour les écrivains, le fait de passer de plus en plus de temps au sein de différentes institutions culturelles en échange de rétributions économiques et symboliques peut être problématique. Ces derniers semblent alors se muer en animateur et en médiateur culturels. Si ces résidences peuvent permettre à certains écrivains, dont on sait que la grande majorité ne vit pas de son activité   , d’accéder à l’autonomie financière, elles interrogent quant aux contreparties demandées par ces institutions. La réalisation de travaux et d’œuvres en lien avec les lieux de résidences, ce qui s’apparente à de la commande et qui nécessite du temps, questionne l’autonomie des écrivains. Ainsi cet axe de réflexion interroge plus largement la question de l’indépendance politique. C’est donc ici la question de l’indépendance vis-à-vis d’autres structures qui est ici abordée.

 

Une indépendance sans frontières ?

Un dernier axe interroge la question des frontières de l’indépendance, qui sont fluctuantes et en constante mutation. Pour saisir ces frontières, une possibilité est d’articuler le national et le transnational. C’est notamment les questions de la circulation et de la traduction de ces revendications d’indépendances qui doivent être interrogées au sein d’industries culturelles globalisées. Dans une contribution portant sur l’Alliance des Éditeurs Indépendants, Sébastien Lehembre rend compte de la difficulté que rencontre ce regroupement international d’éditeurs dans son effort pour trouver un accord commun visant à définir ce qu’est un éditeur indépendant. La situation des différents éditeurs composant cette alliance n’étant bien évidemment pas la même : les réalités socio-économiques tout comme les traditions culturelles sont différentes en Argentine, au Liban ou en France. Et plus qu’une question de langue – problématique déjà non négligeable – c’est bien ces différents contextes nationaux qui pèsent pour cet ensemble d’éditeurs, qui peinent à trouver un accord pour définir ce qu’est et doit être un éditeur indépendants.

La présence, la traduction et la circulation dans différents contextes nationaux et internationaux de l’indépendance interroge donc tout autant les frontières internes qu’externes de cette revendication au sein des industries culturelles que l’importance des jeux d’échelles pour saisir cette question.

 

L’indépendance : une hypothèse de recherche ?

On le voit, les différentes études composants cet ouvrage sont très riches d’enseignements pour penser cette notion complexe qu’est l’indépendance au sein des industries culturelles. Une des leçons de l’ouvrage est que cette dernière ne peut se saisir qu’en prenant en compte le contexte dans lequel cette notion est déployée. Car si elle englobe tout autant des positionnements et des pratiques esthétiques, économiques ou encore organisationnelles, celles-ci demeurent contingentes et liées à des contextes socioculturels précis. Et c’est justement le caractère mouvant et poreux de cette terminologie de l’indépendance qui permet à des acteurs très différents de la revendiquer et de l’utiliser pour capter les différents profits économiques et symboliques qui y sont rattachés. Au sein des différents secteurs culturels, la singularisation et la distinction restent des valeurs cardinales.

Si l’ensemble des travaux présentés sont tous de grandes qualités, on regrettera l’absence d’une conclusion générale, qui aurait notamment pris le risque d’une montée en généralité et permit de rendre compte de caractéristiques communes aux diverses revendications d’indépendance étudiées. De même, on regrettera l’absence de discussion théorique approfondie : beaucoup de contributeurs interrogent ces revendications d’indépendances aux prismes de la théorie des champs de Pierre Bourdieu, sans que le lien ne soit toujours très explicite ou réellement interrogé.

Cet ouvrage est la marque d’un certain renouvellement des questionnements au sein des recherches en sciences sociales portant sur l’art et la culture, comme on peut le voir avec les récents travaux traitant des intermédiaires culturels   ou encore avec le lancement de la toute jeune revue « Bien Symboliques/Symbolic Goods ». On pourra se demander également dans quelle mesure ces différents discours et formes de l’indépendance se rattachent ou non à l’économie de l’enrichissement, mis au jour récemment par les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre   . On soulignera enfin la présence d’une bibliographie générale à la fin de l’ouvrage qui fait de ce Culture et (in) dépendance un outil précieux pour le lecteur soucieux de comprendre et saisir les différents ressorts de l’indépendance au sein des industries culturelles