Entretien avec Gigi Riva, chroniqueur à La Repubblica et L'Espresso, à propos d'un choc des civilisations né dans les Balkans et dont les stades de foot sont l'expression remarquable.

Pour tout Italien, son nom est un mythe. Et pas seulement à cause des échos sportifs qu'il évoque : depuis des décennies, Gigi Riva signe les articles les plus lucides sur les Balkans, le Moyen Orient et les Amériques pour La Repubblica et L'Espresso. Pas d'effet sensation, pas de scandales faciles : sa plume tient l'histoire, sans simplification ni narcissisme.

Sa dernière enquête sur le Maroc, Le dernier pénalty. Histoire de football et de guerre (Seuil, 2016) est un nouveau petit chef d'œuvre, béni par les prix et les critiques. L'histoire qu’il raconte est celle, magnifique, de Farouk Hadzibegic, auteur d’un pénalty qui causa la Guerre des Balkans. C'est en tout cas de ce point de vue que Gigi Riva parvient à raconter ce conflit capital, qui a fondamentalement reconfiguré la carte du monde géopolitique.

 

Nonfiction – Dans un article qui vient de paraître en Italie pour L'Espresso, vous revenez sur la guerre des Balkans pour expliquer l'Europe d'aujourd'hui. Envoyé sur le terrain, Vous avez été le témoin direct de ce conflit capital, encore problématique aujourd'hui. Qu'est ce qu'on doit encore comprendre de cette période?

Gigi Riva – Les guerres des Balkans des années 90 expliquent l'Europe et le monde contemporain. Les combats ont été menés avec des moyens et des instruments anciens, dignes d’un nouveau Moyen Age, mais elles étaient idéologiquement des prototypes qui annonçaient les guerres du futur. De ce point de vue, l’une des graves erreurs que nous avons commises a été de ne pas comprendre la leçon qui en dérivait : la leçon de Sarajevo, si vous voulez. Nous n'avons pas compris – et c'est surtout de l'Europe que je parle – qu'on mettait en discussion les valeurs de cohabitation et de tolérance dans les Balkans : peu après, ces valeurs deviendront fausse monnaie partout. Avec la paix de Dayton, nous avons accepté que des peuples d'ethnies différentes ne puissent plus vivre ensemble. Le contraire du mélange de peuples qui, depuis toujours, faisait la spécificité de l'Europe ainsi que le fondement des Etats-Unis. La paix était nécessaire pour arrêter le massacre, mais en affirmant la division du territoire selon des lignes ethniques, nous avons créé les présupposés pour un après-guerre éternel, irrésolu. Aujourd'hui le problème est le maintien de la diversité ethnique au sein des territoires, et donc le maintien des frontières. Les modifier dans cette région d’Europe, cela signifierait ouvrir des questions dans plusieurs pays occidentaux : l'Espagne avec l'indépendantisme catalan et basque, la Belgique, l'Autriche avec la Carinthie, l'Angleterre avec l'Ecosse, l'Italie elle-même avec la sécession de la Ligue Nord...

Dans les Balkans se sont affrontés deux piliers des relations internationales établis en 1975 par la conférence d'Helsinki : l'inviolabilité des frontières et l'autodétermination des peuples. En Bosnie et en Croatie, nous avons choisi l'inviolabilité des frontières, au Kosovo, nous avons préféré l’autodétermination des peuples, selon ce qui nous convenait.

Le monde, finalement, n'est plus divisé en deux blocs comme pendant la Guerre Froide : il a subi une force centrifuge qui a eu son épicentre dans l'ancienne Yougoslavie. Après avoir accepté des divisions sur base ethnique, on est bientôt passés à accepter des fragmentations sur base religieuse ou culturelle. On peut retrouver la date de naissance symbolique de ce « 9/11 européen », qui précède de huit ans la destruction des Tours jumelles de New York. Le 9 novembre du 1993, les catholiques croates détruisent le pont de Mostar pour éliminer tout témoignage de la présence musulmane sur l'Adriatique. Le 11 septembre 2001, le fondamentalisme islamiste frappe aux Etats Unis… Après les Balkans, toutes fractures ont été possibles parce que les démons des nationalismes se sont libérés et ont été accrédités. C'est le malheur du contemporain.

 

Comment est née l'idée de raconter cette mutation du monde contemporain à partir de l'histoire de la Nationale de foot yougoslave et de son capitaine, un groupuscule qui se trouve au milieu de l'histoire « avec une grande hache », sur un radeau fantôme au drapeau d'une nation qui cesse d'exister pendant qu'ils jouent ? C'est une image très puissante, à la Coleridge, qui tient toute la narration par un ressort épique.

L'idée originaire remonte à 1994. J'avais écrit un livre, là encore sorti en France avant d’être publié en Italie   et je l'ai présenté à Strasbourg. A la fin de la présentation, un homme s'est approché pour me demander une dédicace, c'était Faruk Hadzibegic. Il m'a dit : « je suis l'homme qui, par mon pénalty, a détruit la Yougoslavie. » Il allait terminer sa carrière à Sochaux et, sachant que l'on présentait un livre sur son pays, il était venu à Strasbourg. Ce jour là, il m'a raconté son histoire, et je l'ai gardée en tête pendant vingt ans. Plus j'y pensais, plus je me persuadais d’en faire un récit de « littérature du réel ». Je pensais l'écrire à la manière d’un roman, mais constitué uniquement d’éléments de vérité. D'ailleurs mon expérience dans les Balkans m'enseignait que le sport, et le foot surtout, étaient devenus des puissants moyens de propagande sécessionniste, que le pouvoir avait changé les hooligans en miliciens de la « purification » ethnique. Que les footballeurs et les basketteurs étaient devenus les vedettes des campagnes électorales ; enfin que le sport, innocent en lui-même, avait été employé à des fins politiques. Ce qui s'est souvent passé dans l'histoire. En Yougoslavie, cela a été emblématique et extrême.

L’occasion est arrivée quand, par hasard, j'ai raconté à Rome l'histoire de Faruk à Olivier Rolin, qui l'a jugée très bonne et m'a mis en contact avec Bernard Comment, responsable de la collection « Fiction & Cie » du Seuil. J'ai recontacté Faruk qui, à l'époque, vivait en France où il était entraîneur. Il se souvenait très bien de notre rencontre. Mais il a ajouté: « Maintenant je comprends que ce n'était pas mon pénalty, la cause de la destruction du pays. Je ne le pense plus, même si 80 % de mes compatriotes en sont encore convaincus. Ils me le répètent à chaque occasion. » J'ai pensé que cela était même plus intéressant. Faruk était devenu le bouc émissaire, une figure littéraire centrale dans le cadre européen. On chargeait sur son dos la responsabilité de 150 000 morts. Nous nous sommes donc revus, je l'ai longtemps interviewé, j'ai aussi rencontré une quinzaine de joueurs de cette dernière Yougoslavie pour confronter les versions à propos des événements. J'ai parlé à l'entraîneur, aux dirigeants accompagnateurs. Puis, finalement, j'ai écrit. J'ai cherché à faire un récit où l'implosion de l'équipe de foot était la métaphore de l'implosion du pays et où on offrirait au lecteur tous les éléments géopolitiques qui entouraient alors le terrain de foot où, d’après certains, la guerre s’est déclenchée.

 

Vous reconstruisez l'histoire légendaire de ce pénalty avec un rythme très vivant, une langue précise, franche, sans illusions ni narcissismes. Cette prouesse ne tient-elle pas aussi de votre fascination pour cet antihéros que vous avez choisi de placer dans l’oeil du cyclone ?

Au lycée déjà, Hector me paraissait plus charmant qu'Achille : l'épopée des glorieuses défaites est plus intéressante que celle des victoires éblouissantes. Faruk était le héros que la Destinée avait choisi pour cette faute qui est entrée dans l'Histoire bien plus que ses innombrables succès. Il y a quelque chose de Faruk dans la vie de chacun, depuis toujours. On préfère Donald à Picsou. Comme vous le disiez, son histoire a croisé à ce moment-là celle de l'histoire « avec une grande hache », ce qui méritait d’être creusé.

 

Les Olympiades de Monaco en 72, la coupe du monde à Buenos Aires en 78, Bartali dans l'Italie de 48 : les cercles se font de plus en plus larges autour du caillou jeté en montrant un lien intime et terrible, dans toute l'histoire moderne, entre sport et politique. L’épigraphe l'annonce d’emblée au lecteur...

Pour cette épigraphe, j’aurais pu choisir de beaux passages de Barthes ou de Pasolini, mais nombre d’entre eux sont déjà bien connus. Si j’ai choisi cette phrase de Maradona, c’est parce qu’elle était inédite, parce que c’est à moi que Maradona l'adressa. On était sur le même vol de Milan à New York, en 1986, et j’avais saisis l'occasion pour lui demander un entretien. Il me demanda qui j’étais, puisqu’il ne m'avait jamais vu dans les stades. Je lui ai répondu que j'étais un journaliste de politique étrangère ; d'où sa réponse lapidaire : « Occupe-toi de politique internationale, le football est une chose trop sérieuse. » Ce qui peut sembler paradoxal, mais le sport a toujours été profondément politique, et le contraire est aussi vrai, encore aujourd'hui. Le succès politique de Berlusconi est profondément lié à ses victoires avec le Milan. Si l’entreprise Fiat a créé autour d’elle un consentement tel qu'on a dû lui accorder des aides publics, c'était grâce à la Juventus. Mais ce lien entre sport et politique ne vaut pas que pour l’Italie. Quand le Qatar veut se voir reconnaître une « bonne » image internationale et éloigner la soupçon de fondamentalisme, il s'achète le Paris Saint Germain. Et quant L'Etat islamique prend le pouvoir à Mossoul, il interdit le foot qu'il reconnaît comme une marque identitaire occidentale. Le foot nous identifie, et c'est également vrai pour ceux qui ne l'aiment pas. Il faudrait donc penser au sport, et surtout au foot, différemment.

 

Rien ne se sauve vos personnages de la catastrophe qui les frappe, ou presque. Ni l'ONU, ni la presse. Peut être l'enfance, le maillot trempé de sueur, l'amour qui dure dans le temps, la beauté du geste sportif, l'honnêteté masculine autour d'une bouteille, Tito. Leur reste-il autre chose ?

Faruk a sa franchise. C’est une sorte de version contemporaine du Candide de Voltaire. L'entraîneur Osim rappelle aussi l'allumeur de réverbères du Petit Prince, qui aligne sa conduite sur le précepte « la consigne, c’est la consigne. » Il a une tâche et il la remplit. Il protège ses garçons. Il abandonne seulement quand on commence à tirer sur sa ville et, pour citer Quasimodo, c'est aux frondes des saules qu'il faut pendre les baskets.

 

A côté de la page web consacrée à la politique étrangère que vous signez pour votre journal, quelles autres histoires attendent dans votre tiroir?

J'en ai plusieurs. Pour le numéro de mars de la revue Po&sie, je viens d'écrire un récit sur le foot africain. Il pourrait y avoir une suite. L’histoire de Faruk est en train de devenir une cage dorée : les éditeurs continuent à me demander des histoires qui mêlent sport, politique, guerre et société. Il paraît qu'un nouveau public de lecteurs se forme ainsi. Même si dans le tiroir, j'ai encore un roman de formation qui se passe dans la Sarajevo occupée, cette fois-ci sans sport… Mais une chose à la fois !