François Cervantes publie un cycle de cinq pièces de clowns. Ses notices de présentation, belles comme des poèmes, donnent du clown un art poétique en abrégé.

François Cervantes   publie ses Pièces de clowns, recueil de cinq textes qui ont été écrits et créés de 1987 à 2013, et qui sont toujours joués aujourd'hui. Il répond à une proposition de son éditeur, qui « a eu l'idée de ce livre comme une archive et un acte de transmission, pour témoigner de cet art limite du théâtre, et du rôle de l'écriture dans cet art. »  

L'auteur disait sur notre site, il y a peu : « L'art du clown a été pour moi un vrai mystère à élucider. Comprendre comment on passe dans l'espace charnel du comique. » Lire ces textes va permettre d'approcher ce mystère – littérairement. Littérairement ne signifie pas nullement. Si une archive, du point de vue de sa conservation, n'est qu'une chose inerte qui attend, il reste qu'on a toujours rendez-vous avec un livre, comme la vie a rendez-vous avec certains organismes gelés enfouis quelque part. En donnant ses dialogues et des descriptions détaillées de scènes muettes, Cervantes nous donne donc plus qu'un témoignage et plus qu'une archive. Car de même que chaque lecture de Scapin pleure l'absence du comédien Molière, de même chaque interprétation renouvelée de Scapin se présente comme le rendez-vous réussi d'une archive et de l'énergie créatice de la vie esthétique : ressaisir le secret de cet « espace charnel du comique ».

Les clowns eux-mêmes ont donné un nom à ce passage mystérieux d'un espace prosaïque dans un espace comique : ils appellent cela une entrée.  

 

(Les Clowns, avec Boudu [Bonaventure Gacon], ZIg [Dominique Chevallier], Arletti [Catherine Germain] - création 2005.)

 

On sait qu'à l'origine, le clown est apparu dans les spectacles équestres, en Angleterre. Il se mêle aux palefreniers qui assurent l'intendance du spectacle : préparer les chevaux, gérer leur circulation depuis les boxes jusqu'à leur apparition sur la terre battue, déménager les accessoires de la revue... Pris de boisson, il ne fait peut-être même pas réellement partie du personnel : il entre sur la piste pour prêter main forte et ne fait que des bêtises, généralement poursuivi par les autres, qui veulent l'exclure ou lui taper dessus. Lorsque les valets d'écurie attrapent les chevaux fougueux qui sortent de la piste, il en attrape un aussi mais il se laisse emporter par lui, revient devant le public dans une sorte de rodéo burlesque et accomplit des merveilles de voltige tout en ayant l'air d'être secoué par l'animal qui fait ses tours au galop. C'est là le deuxième trait originaire du clown : c'est un acrobate. D'ailleurs il se dédouble étrangement, il prend deux visages. Celui de son supérieur l'écuyer, qui s'intègre à l'espace comique sous l'habit du clown blanc. Et celui que les Berlinois ont surnommé l'Auguste, avec son nez rouge. Le couple s'ordonne autour du patron du cirque : M. Loyal. Les Italiens apporteront l'acrobatie musicale : les clowns sont souvent de remarquables instrumentistes.

Cette pratique de l'entrée de clown est manifeste dans le film de Charlie Chaplin, Le Cirque : Charlot est poursuivi par un policier, il entre dans un cirque. Sur la piste, des clowns font des galipettes sur un plateau tournant depuis un quart d'heure sans succès. Les gens, dans le public, s'ennuient et baillent. Tout à coup, le fuyard et son poursuivant arrivent sur le manège, ils font tomber tous les clowns. Ils courent à toute jambe l'un devant l'autre tout en restant sur place, et c'est l'hilarité générale. Le flic se retrouve par terre, M. Loyal vient lui dire : « Qu'est-ce que vous fichez là ? ». Cependant, Charlot, qui est tombé lui aussi mais sur le plateau tournant, arrive à toute vitesse les pieds en avant et projette les deux hommes sur le sol.

Avant l'irruption de Charlot, les clowns étaient là avec ce manège et ces mêmes chutes, mais sans faire rire. Ce qui a fait la différence, c'est cette disposition particulière ou cet art à part entière qu'est l'entrée de clown. Cet art de l'entrée se fonde sur l'emprise irrépressible d'un esprit de folie auquel le public est très sensible. Dans cet espace spirituel, tout peut arriver, et la maîtrise avec laquelle le clown fait arriver ce qui ne devrait pas arriver a pour effet le fou rire, ce rire dont on subit l'éclat malgré soi.

 

(Les Fratellini [1932] : l'Auguste, le clown blanc, et le « contre-pitre » dit aussi « Auguste de l'Auguste ».)

 

Mais voilà que les clowns ont investi les théâtres. Et que les écoles de comédiens font désormais de cet art un enseignement fondamental. En laissant de côté les causes socio-culturelles et économiques qui ont produit ce phénomène, on peut remarquer que le cinéma et Chaplin y sont peut-être pour quelque chose. La caméra des frères Lumière, avec sa manivelle et son trépied, a fait du monde – et de la ville – une vaste piste d'acrobates sociaux où le clown fait ses entrées qui bouleversent tout, et partout. Alors quelques clowns, bien que l'art du cirque n'ait pas été aboli, s'égarent un peu sur le chemin de la piste et trouvent celui du théâtre. 

Cette entrée des clowns sur les plateaux, ce n'est pas très réfléchi, c'est presque une bourde – art et esprit de clown obligent – ou un accident, mais c'est aussi un coup de génie, un geste exact, puisqu'il revivifie son art. Charlot et le chômage l'ont fait vagabond, à la scène comme à la ville. Cherchant ou dormir, le clown squatte un théâtre comme il aurait pu trouver refuge dans les bras d'une statue monumentale, recouverte d'un drap à la veille de son inauguration, comme dans la scène initiale de City Lights.

Dans la première pièce de son recueil, La Curiosité des anges, François Cervantes fait ainsi entrer son Zig (Dominique Chevalier), un journal à la main. Il vit là, il est chez lui, tout à fait tranquille jusqu'ici. Il y a un décor sur la scène : une pelouse, un banc, un arbre. Tout va bien sauf un imprévu : le public. Alors une sorte de dialogue domestique s'engage entre Zig et Arletti (Catherine Germain), sous le regard de ce public dont la présence pousse à la représentation. Zig commence par une cigale et une fourmi et ils termineront tous deux par une scène de La Mouette, en russe dans le texte. Entretemps, Arletti s'est adressée au public, elle s'est assise sur leurs genoux, elle leur prélève un sac à main, un pull over. Elle se dédommage ainsi d'avoir échoué à convaincre Zig de la suivre, non pas dans le public, mais dans ce monde dont les anges sont curieux : « Mais Zig, viens voir les gueules qu'ils ont ! Elles sont toutes cabossées, ils ont fait des expériences, ils se sont plantés sans arrêt, ils en ont bavé, ils ont lu des bouquins. » Un clown est comme un ange qui chemine en chacun de nous, et qui ne peut pas nous comprendre. Faire surgir ce personnage est au fondement du théâtre comique.

 

(Le Concert - création 2005)

 

Dans Le Concert, même structure irruptive classique : Arletti débarque pendant le concert du musicien Philippe Foch. Elle porte sur ses épaules une énorme caisse en bois, qui lui a permis d'entrer, soi-disant pour une livraison. Elle est transie d'amour pour cet homme, et elle n'y tient pas : elle lui parle, alors qu'il joue pour le public, et qu'il tâche de ne pas perdre sa concentration. « ... quand je vous ai vu taper des mains sur vos petits pots, j'ai eu des frissons, et la gorge qui s'est serrée comme un petit tuyau. » Un peu plus loin : « Je peux vous aider. Je vais ramasser des trucs, je vais taper de temps en temps si vous n'arrivez pas à taper partout. » Elle ajoute que son cœur fait plus de bruit que son tambour, qu'elle adore quand il réfléchit (il s'est pris la tête dans les mains), qu'elle adore ses gestes, ses mains, son visage... elle lui montre la fleur de son chapeau, ses bijoux (« Je les ai pris pour que ça brille dans tes yeux quand tu me regardes. »), son boa (« J'avais mis des plumes de canard pour te faire plaisir. Je les enlève ça donne chaud. ») Son gazouillement d'amoureuse envahit tout, il n'est plus question de concert, elle se jette dans ses bras. 

Alors Philippe, après un moment de colère, de révolte, s'en remet à la musique, parce qu'elle veut la partager. Elle ne veut rien d'autre que d'être avec l'homme qu'elle aime (« C'est ta main ? Ça c'est ta peau ? Ça, c'est du tissu ? C'est ton polo ? T'es bien habillé. »). Il trouve alors un moyen de l'inclure tout en la tenant à distance : lui mettre un violoncelle dans les mains. Alors ils jouent (« Si je te regarde ça me trouble. »), puis elle s'endort un moment comme une petite fille heureuse (« J'ai fait un rêve. On se promenait dans la campagne. »).
 

 

(Carnages - création 2013 - vidéo 31 secondes.)

 

Dans les Clowns, puis dans Carnages, il y a progressivement inflation voire invasion de clowns. Dans la première de ces deux pièces, Zig et Arletti semblent rendre visite à Boudu. Boudu est devant sa caverne, assis à sa table : ils font leur entrée dans le spectacle même de Bonaventure, Par le Boudu, qui bien sûr n'aura pas lieu. Alors, comme s'ils marchaient sur un tapis roulant, ils font défiler le plateau sous leur pas – adieu la grotte de cet ogre sympathique – et se retrouvent dans le théâtre – où ils étaient déjà – et ils jouent Le Roi Lear. Dans l'autre pièce, Carnages, ils sont huit. On s'aperçoit alors qu'un clown, s'il fait irruption, s'il fait des rencontres, ou des confrontations, c'est aussi en apportant avec lui son lieu, un espace qui l'entoure comme un costume, ou comme la tortue porte sa maison, et qui, au besoin, se volatilise : « Zig et Arletti viennent de leur parc. Octo vient de la montagne. Les autres sont dans le théâtre. » Les autres, c'est Guano, la Danseuse, le Dormeur et son chien, et sa sœur jumelle : Gisèle. La pièce donne l'épilogue de la problématique des anges : le Dormeur décide d'aller « vivre », alors on le plonge dans un grand pot noir, et il en ressort nu, démaquillé, incarné. Les clowns lui mettent un costume trois pièces et il s'en va.
 
Entretemps, on sera passé par Le 6ème jour, où Arletti nous révèle une autre dimension de son intériorité angélique. Non plus la jeune fille amoureuse, mais la jeune fille qui aime l'école. Elle fait irruption à l'université, et prononce une conférence sur la Genèse.

Ces cinq textes sont donc étroitement liés. Ils versent et se réfléchissent les uns dans les autres, comme leurs personnages. Ceux-ci ignorent le quatrième mur : le public est là, et ils le regardent dans les yeux. Il n'y a pas de convention qui vaille. Et cependant, ces clowns n'existent pas parmi nous. Ils surgissent de nos intériorités, ils sont de nature ectoplasmique, malgré la matérialité si étrange de leurs costumes, de leurs maquillages, de leurs corps. 

« Les clowns, écrit François Cervantes, nous font découvrir que le rire est un des grands mystères qui agitent nos pensées, mais qu'il n'a pas encore accosté le continent de la langue. Ils demandent aux poètes de leur faire une place ! » Ce principe, qui gouverne 25 ans de recherche, justifie à lui seul l'édition de ces textes. Mais il y a plus : François Cervantes a inséré au début de chaque pièce quelques lignes bien ciselées qui constituent un véritable art poétique du clown en abrégé.

Le seul motif de découvrir cette pensée concise et d'en méditer l'expression rigoureuse suffit à recommander cet ouvrage.
 

(Une filiation remarquable : Bonaventure Gacon, ici interviewé en 2012 pour son propre spectacle, Par le Boudu [création 2001], qui ne cesse de tourner dans toute la France.)

 

Deux interviews en vidéo de François Cervantes, sur theatrecontemporain.net : 1/ Sur l'écriture du 6ème jour (1:40) ; 2/ Sur l'art du clown à l'occasion des Clowns (1:26)

Prochaines dates et lieux de représentations (site de la Compagnie l'Entreprise)

Site de Par le Boudu

Site des éditions Les Solitaires intempestifs

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