Le primatologue et anthropologue canadien Bernard Chapais propose une vaste réflexion sur le rôle de la biologie dans l’évolution des sociétés primates vers les sociétés humaines.
L’étude des primates peut-elle aider à comprendre les institutions fondamentales des sociétés humaines ? À cette question, qui peut sembler déconcertante, le primatologue canadien Bernard Chapais, professeur d’anthropologie à l’université de Montréal, répond positivement, avec force et audace, dans son dernier ouvrage, Aux origines de la société humaine. Parenté et évolution. En effet, puisqu’il n’existe pas de société humaine paradigmatique qui permettrait à l’anthropologue de voir d’emblée la structure profonde des sociétés humaines, on peut faire l’hypothèse que l’étude comportementale des sociétés primates pourrait faire ressortir, de l’extérieur, ce plus petit dénominateur commun de l’humanité.
Comme le souligne Bernard Chapais dans son introduction, le livre s’adresse à la fois aux spécialistes et au grand public. Il s’inscrit en effet dans un débat très précis qui anime la communauté scientifique depuis Les Structures élémentaires de la parenté de Claude Lévi-Strauss (1949) et sur lequel nous reviendrons brièvement. En même temps, il s’efforce de montrer au lecteur intéressé comment les humains se sont progressivement éloignés des primates, en raffinant ce dont ils avaient hérité, et pose la question du rapport entre nature et culture. Animé par le souci de parler à tout le monde, le primatologue-anthropologue fournit toujours les explications nécessaires aux discussions qu’il présente et aux thèses qu’il avance, bien que la technicité de certains passages puisse parfois rebuter le non-spécialiste.
Aussi, après avoir simplement rappelé l’arrière-fond du débat avec Lévi-Strauss et la communauté scientifique des anthropologues, nous nous intéresserons principalement aux deux questions plus générales qui sous-tendent le livre : à partir de quand une société (primate) commence-t-elle à faire de l’humain ? Et surtout comment cette redéfinition du rapport entre les primates et les humains permet-elle de dépasser l’opposition entre nature et culture ?
Une réponse aux théories de Claude Lévi-Strauss
Dans Les Structures élémentaires de la parenté (1949), Claude Lévi-Strauss soutenait que les relations de parenté, telles que le mariage ou l’échange des sœurs, étaient les composantes intégrées d’un même système d’exogamie réciproque visant à éviter l’inceste. L’apparition du tabou de l’inceste marquait donc, pour Lévi-Strauss, l’émergence d’une sociabilité humaine, c'est-à-dire le passage de la nature à la culture.
Or, en l’espace d’un grand demi-siècle, les connaissances des primatologues se sont considérablement enrichies et permettent aujourd’hui de remettre en question la théorie de Lévi-Strauss. Nous savons désormais que l’évitement de l’inceste est aussi présent chez les primates, de sorte qu’il faut ne plus refuser la possibilité que les phénomènes sociaux ne s’expliquent plus seulement par l’apparition de comportements culturels, mais qu’ils puissent en partie s’expliquer par des facteurs biologiques. Dès lors, on comprend parfaitement la démarche interdisciplinaire de Bernard Chapais qui, en montrant que les critères utilisés par les primatologues pour décrire la structure des sociétés primate ne sont pas si éloignés de ceux que les anthropologues retrouvent dans toutes les sociétés humaines, met au jour les origines naturelles des règles fondamentales de toutes les sociétés humaines.
Une évolution progressive du primate vers l’humain
Loin de rabattre l’humanité à son origine primate, Bernard Chapais s’efforce de montrer qu’il existe des comportements spécifiquement humains, tels que la monogamie ou la capacité à résoudre des conflits par l’établissement d’alliances. Mais l’originalité de la thèse, et notamment par rapport à Lévi-Strauss, est de voir cette évolution du primate vers l’humain non comme une rupture culturelle brutale mais comme une transformation progressive, sous la pression de facteurs biologiques et environnementaux. Autrement dit, l’humanité émerge du monde des primates par des pulsations dont l’expression relève de l’innovation culturelle, mais dont le contenu provient de la nature. L’auteur conclut ainsi que « la nature humaine, riche en contenu, assure la redondance, alors que l’innovation culturelle, elle assure le renouveau des moyens et des expressions. De ce point de vue, dissocier le comportement de ses bases biologiques et concevoir la culture comme une entité autonome sont des non-sens » .
L’ouvrage propose donc une nouvelle façon de penser les rapports entre nature et culture, très différente de celle que propose l’anthropologue Philippe Descola . En effet, Philippe Descola montre qu’il existe chez les êtres humains d’autres représentations de la nature que celle que s’en font les seuls occidentaux – il en repère précisément trois autres, réparties dans des régions du monde très précises : l’animisme, le totémisme et l’analogisme. Bernard Chapais ne s’intéresse nullement à la diversité des rapports humains à la nature, mais il interroge bien plutôt le rôle de la nature biologique dans le développement des comportements sociaux et des règles culturelles, brouillant ainsi l’opposition scolaire entre nature et culture.
Ainsi, on est finalement déçu par ce livre à la démarche pourtant très originale : mettre en dialogue la primatologie et l’anthropologie. En effet, au-delà de l’aspect rébarbatif des explications techniques que donne très bien Bernard Chapais, il n’apporte pas de réponse substantielle aux hypothèses qu’il formule et notamment, il donne peu de contenu à la structure profonde de la société humaine qu’il annonce pourtant dès le premier chapitre. Aux origines de la société humaine. Parenté et évolution intéressera donc probablement les spécialistes et ceux qui s’intéressent de près à l’évolution humaine, mais il risque fort de décevoir le lecteur qui s’intéresse d’abord à l’anthropologie ou aux sciences humaines en général