La surenchère qui sévit parmi les commissaires d’exposition pour produire des catalogues d’exposition toujours plus conséquents et inévitablement plus lourds n’a pas épargné celui de la 52e Biennale de Venise. Avec une publication de près de 800 pages réparties en trois volumes, c’est une véritable somme que l’Américain Robert Storr a voulu consacrer à « sa » Biennale, intitulée « Penser avec les sens, ressentir avec la raison ».

Les catalogues des Biennales comportent traditionnellement deux volumes, pour distinguer l’exposition internationale signée par un commissaire de renom et les participations nationales qui se répartissent entre les pavillons historiques des Giardini et les pavillons dits externes dispersés dans la cité. Cette année, le double catalogue classique est agrémenté d’une anthologie inédite : un recueil de textes choisis par les artistes de l’exposition internationale intitulé « Pages au vent ». De cette initiative inédite résulte un objet curieux et inclassable aux ambitions floues, un pot-pourri de textes de l’article d’analyse géostratégique à la pièce de théâtre, d’un poème de Pasolini à un essai de Focillon, d’Aristote à Paul Virilio, de Robert Bresson à Antonin Artaud, en passant par Pablo Neruda, Marguerite Duras ou Aimé Césaire. Robert Storr, l’editor de l’ouvrage, invoque le « plaisir intellectuel et littéraire » offert par ce recueil qui doit permettre d’approfondir la sensibilité et les références littéraires des artistes présentés à Venise. Certes, on ne boude pas son plaisir à croiser Shakespeare, Chatwin, Goethe ou Elias Canetti au fil de ces pages, respectivement choisis par Ellsworth Kelly, Giovanni Anselmo, Gerhard Richter ou Lyle Ashton Harris. On lit avec intérêt les passages sélectionnés par Leon Ferrari ou Emily Jacir pour approfondir la dimension politique de leurs travaux, tandis que les extraits des Pensées de Pascal ou de l’Emile de Rousseau retenus par Joshua Mosley rendent la parole aux deux philosophes, protagonistes statufiés de son énigmatique film d’animation muet.

Dans une Biennale dont le parcours est dépourvu d’instruments de médiation, ces suppléments d’ordre littéraire paraissent les bienvenus pour appréhender les pièces les plus absconses. Toutefois, un grand nombre d’artistes n’a pas eu ce souci pédagogique et l’on cherche en vain le lien entre l’extrait de Pessoa choisi par Tatiana Trouvé et ses architectures toujours aussi intrigantes. Pis, le lecteur attentif est en droit de se demander sur quels critères et par qui ont été choisis les textes associés à des artistes disparus – puisque Robert Storr a eu l’audace d’intégrer Chen Zhen, Philippe Thomas, Jason Rhoades ou encore Felix Gonzalez-Torres dans son exposition. Aucune indication n’est apportée à ce sujet, créant ainsi une confusion sur le statut des participants à la Biennale (les morts parmi les vivants) et semant le doute quant à la réelle implication des artistes dans le choix des textes, probablement délégué à quelque galeriste. Enfin, cet ouvrage soulève la question évidente du statut du texte original et de sa traduction : pourquoi ne pas avoir laissé le texte dans sa langue originale ou du moins dans l’idiome à travers lequel l’artiste en a eu connaissance ? La question mérite d’être posée alors que la majorité des passages retenus ne disposent pas de traduction officielle. Elle devient d’autant plus prégnante lorsque l’on songe à la formidable tour de Babel que ce recueil aurait pu offrir, à l’image d’une exposition qui se veut attentive aux périphéries du monde de l’art. Un tel mélange aurait sans doute pu illustrer avec plus de pertinence le propos de Storr qui revendique le multiculturalisme et qui a pourtant cédé, hélas, à la facilité de la traduction, instrument radical au service de la globalisation dénoncée par cette même Biennale.


Pagine al vento – raccolta. Letture scelte dagli artisti della 52. Esposizione Internazionale d’Arte, sous la direction de Robert Storr, ed. Marsilio, Venise, 2007, 93 p.


Marylène Malbert