Récepteur des médias, des arts ou de la parole politique, le « public » n’est pas une masse donnée et passive. Sa liberté est de se constituer lui-même.

En première approche, ce qu’on appelle « le public » se pense en creux : dans sa plus simple définition, il est le récepteur visé par le travail des médias, des artistes et de toutes sortes d’auteur. Le public est sans cesse requis comme cible marketing ou comme horizon de l’action. Mais c’est par son image, plus que par son intermédiaire réel, que les uns définissent leur ligne éditoriale et que les autres cherchent à rencontrer « leur » public. Car le « public » n’existe pas en soi. Sous ce mode, pourtant, les uns et les autres se trompent, puisque ces formules semblent affirmer que le public existe, en quelque sorte comme un objet déposé quelque part, par conséquent comme collectif constitué, consultable ou convocable. Or, le public, ainsi entendu, n’est ni un groupe répertoriable, ni un groupe stable et mesurable, ni un groupe disponible au gré des appels – toutes tentatives qui ne visent rien d’autre qu’à le réifier.

Cela étant, la notion de public renvoie à des significations beaucoup plus larges encore que celles-là. Elle ne peut être réduite à la dimension de l’existence d’un collectif soumis à une adresse (de spectacle, par exemple). « Public » est d’abord un terme de philosophie politique – on ne le rappelle jamais assez – destiné à structurer une pensée moderne et sans doute démocratique de la cité. Elle peut cependant être restreinte. Ainsi dans Devenir public, « public » est entendu le plus souvent comme usager d’une institution, activité d’un destinataire, positions et habitudes d’un groupe humain corrélé à une pratique culturelle. L’ouvrage en question est d’ailleurs issu des réflexions du séminaire 2012-2015 de l’équipe Praxis du Centre de recherche sur les médiations (université de Lorraine). Et il a alimenté la phase préparatoire du projet de Publictionnaire actuellement en cours de publication en ligne et dont Nonfiction a exposé les attendus.

 

Diversité des manières de devenir public

Il convient de noter tout d’abord l’extrême fréquence de l’usage de l’expression « devenir public » dans les différents articles qui constituent cette nouvelle publication. Cette expression contribue à souligner que le public n’existe pas en soi. Pour conforter cette idée, il faut certes avoir recours à toutes les sciences humaines : anthropologie, philosophie, sciences de l’information, sociologie des publics… quoique pas uniquement. On pourrait aussi réfléchir à la signification de l’usage des verbes « être » et « devenir ». Car une partie de cet ouvrage, comme une autre l’est aux femmes africaines francophones confrontées à l’infertilité, est consacrée au « devenir public » dans le cadre de la révolution de Jasmin. Elle ouvre justement avec pertinence un nouvel horizon consistant à traiter du public en termes de potentiel qui se réalise dans l’institutionnalisation d’un conflit. Espoir et émancipation se croisent dans cette conception du public étayée sur des faits : protestations, appropriation de symboles nationaux, lutte contre le tyran, volonté de prendre prise sur l’organisation de la collectivité par les citoyennes et les citoyens. Voilà qui change le mode de réflexion sur le public et qui creuse le lit de nouvelles recherches.

Encore cela ne suffit-il pas ! Car, même dans ce cas, « public » est un terme dont les modulations sont nombreuses et peuvent sans doute être hiérarchisées. On ne peut confondre la notion de public référée à l’espace public (et que serait ce dernier sans un certain partage fabricant le public !) et celle qui réfère aux seuls arts (« le » public des expositions, des spectacles). En son premier sens, historiquement déterminant, « public » signifie plutôt lieu symbolique de circulation, d’échange des idées, lesquelles peuvent alors se cristalliser en opinion publique ou en jugement public, selon l’expression de Denis Diderot.

A propos de ces plans déployés par l’ouvrage, on pourrait d’abord souligner qu’il conviendrait d’approfondir largement les usages du terme, différenciant le public, ce qui est public, le public opposé au privé, etc. Car dans cet ordre, le jeu sur lequel se forge la notion concerne l’opposition au secret, au dissimulé, à l’inaccessible par tous. Elle est donc associée à des vertus démocratiques. D’autre part, il importerait aussi de tenir compte, sur un autre plan, du fait que des œuvres d’art engagent désormais une profonde mutation dans la conception du public qui, envisagé d’abord sous l’angle de la réception des messages, se trouve placé au centre d’un régime de participation. En cela les positions des émetteurs et des récepteurs, pour employer le vocabulaire des TIC, sont reconfigurées.

Il n’en demeure pas moins que pour penser ce « devenir public », il faut aussi examiner de nombreux phénomènes qui lui donnent consistance : adresse, espace public, masse, vie publique, ou encore foule, autant d’éléments qui permettent le passage du « je » au « nous » le caractérisant, et incluant parfois les médiations les plus connues (représentants, médiateurs culturels, associations, partis, etc.).

 

Diverses manières d’approcher le public

Quel que soit l’objet de référence (l’opinion, les arts…), il faut faire entendre définitivement que le public n’existe pas en soi. Les travaux sur les médias y reviennent sans cesse. Les chercheurs savent bien qu’il est impossible de tenir un discours sur les médias sans tenir en même temps un discours sur le public. Et ce dernier peut se décomposer en discours sur le public pressenti, sur l’imaginaire du public chez les producteurs de discours, sur la réception des ouvrages, etc. Au demeurant, confondra-t-on public, audience et audimat ? S’agissant de la démocratie, n’est-on pas obligé d’affirmer que le peuple ne se constitue en public des médias que par l’action d’une domination ?

Le point nodal de toutes les recherches analysées dans cet ouvrage, et qui en font un objet de lecture indispensable, qu’on en passe par Pierre Bourdieu ou non, c’est une conception du public comme récepteur ignorant. C’est là une grande difficulté léguée à nous par la sociologie du milieu du XXe siècle, et que notre époque dénonce heureusement. Dans les voies d’analyse antérieures, le chercheur finit par se mettre à la place du public en voulant lui révéler son incapacité et son illusion de se croire libre de ses opinions. Mais, si tel est vraiment le cas, alors que faire des émissions qui sont censées parler en son nom et selon son intérêt ? En somme, dans les raisonnements hérités, le public est dépossédé de sa parole et reconduit à une « passivité » qui arrange bien le chercheur (au point de la prendre pour naturelle).

D’où les discussions fort bien conduites autour des travaux de Bernard Stiegler et Jacques Rancière, qui ont depuis longtemps entrepris la critique des analyses des industries culturelles qui ont eu la vedette durant des années. Or, elles-mêmes sont sans doute mécaniques. Pour autant, cela ne signifie pas que le public s’y plie mécaniquement, comme s’il existait une causalité directe entre l’offre et la formation d’un public. La coïncidence imposerait l’idée d’un discours public en permanence performatif. Même un Michel de Certeau, en son temps, avait ouvert des brèches dans ces conceptions du public. On notera alors, de la part de Christine Servais, un développement bienvenu sur Rancière et la question de l’émancipation-subjectivation. La subjectivation politique étant la capacité à produire des scènes polémiques bouleversant l’ordre sensible : en prenant, par exemple, la parole sur la place publique, et en revendiquant de discuter du bien commun.

 

L’impasse de Jürgen Habermas

Évoquant la notion de public, il est impossible de contourner celle d’espace public. Même si on évite de s’inquiéter de la genèse historique de la notion, on sait que le philosophe allemand Jürgen Habermas en a fait le cœur d’une double analyse : analyse de la structure de cet espace et analyse de sa formulation en idéal régulateur d’une « discussion d’intérêt général fondée sur l’échange rationnel d’arguments ». Pour autant, son analyse suffit-elle ? Loïc Ballarini, qui est réticent au style de Habermas, se fait fort de montrer les impasses de cette théorie et de démonter l’effet « poupée gigogne » des ouvrages de ce philosophe. Le concept d’espace public lui apparaît comme un concept piège. Mais, s’il met en question la thèse de Habermas, il s’en prend aussi aux auteurs qui, après (ou d’après) le philosophe, se sont emparés de cette problématique en la réduisant.

En ce qui regarde Habermas, l’auteur veut mettre au jour des présupposés néfastes de sa conception du public, en l’occurrence – ce qui pourtant n’est pas une découverte et se trouve largement partagé de nos jours – le double fonctionnement du concept d’espace public : descriptif et normatif. Côté description, Habermas ne cache pas le rapport entre cette idée et la revendication politique de la bourgeoisie, voulant instaurer sa propre domination sur l’aristocratie. Côté normatif, Habermas juge que ce concept d’espace public dans la teneur qui fut la sienne à son apogée historique (élite, argumentation, salons) pourrait servir à juger « la colonisation de l’espace public par les médias » de nos jours : abolition de la distance critique, suppression de la dimension émancipatoire, etc. Sans doute ce dédoublement est-il problématique, et risque-t-il d’impliquer de renoncer à parler de pans entiers de la réalité sociale. Cela reste à observer. Ce sur quoi Ballarini touche juste, en tout cas, c’est lorsqu’il montre que la philosophie de l’argumentation a produit des effets politiques en ouvrant la voie à une explication du fonctionnement global du monde social, reprise dans cette théorie de l’agir communicationnel qui réfute l’agir stratégique tendant à manipuler plutôt qu’à convaincre et prend le sens d’une perversion de l’usage public de la raison tel que conçu par les élites du XVIIIe siècle.

Cela n’explique pourtant pas comment se constitue un tel collectif : le public. Il fut une époque, au XIXe siècle, où l’on croyait avoir découvert les lois des foules (Gustave Le Bon, Gabriel Tarde…). La question est pourtant à reprendre au vu des mutations en cours : comment penser de manière conjointe la constitution d’un collectif organisé et le sentiment d’appartenance à un public ? Quels sont les processus d’individuation qui parcourent les publics ? Quelle expérience de la réception participe du devenir public ?

C’est là que les analyses concrètes publiées dans cet ouvrage sont intéressantes. Outre celle qui concerne la Tunisie (dynamiques politiques, mouvements urbains, troubles formateurs, fonction des techniques, etc.), celle qui implique les femmes africaines francophones est centrale, pour ne pas parler de celle du public des médias de gauche révolutionnaire (sous l’exemple de Hébert ou de Jules Vallès, voire de radio Cœur d’Acier en 1980) ou de celle des réseaux socionumériques. À chaque fois, les auteurs reviennent sur l’énigme que constitue la définition ou la compréhension du public, afin de renforcer l’hypothèse générale : le public n’existe pas de facto. S’agit-il pour autant d’une fiction ? Ce serait à analyser, mais dépend très fortement de la signification prêtée à ce dernier terme (positive ou négative ?).

 

Les médias meneurs

Comment un média parvient à constituer un public particulier, surtout à l’heure des médias « participatifs » ? En se lançant dans cette question, Christine Servais, comme d’autres de ses collègues (et tous ceux cités dans les bibliographies fort utiles), s’aventure sur une double piste dont elle ne fouille que la première, laissant la seconde proliférer en notes. La première piste est celle de la question politique du peuple et de la constitution de l’opinion publique ; la seconde est celle de la démocratisation culturelle. Mais n’est-on pas sorti de l’époque où l’on pouvait trouver les récepteurs incapables de bien comprendre les messages ? Il n’est donc pas toujours positif de faire tourner les interrogations autour des thèmes de l’aliénation ou de la capacité des citoyennes et des citoyens. Les chercheurs, reconnaît Christine Servais, sont pris dans des choix politiques : décider qui dispose du savoir sur les pratiques ou les usages et qui n’en dispose pas, postuler une capacité ou une incapacité du destinataire. Or, qui part de l’incapacité est certain de la retrouver à l’arrivée, si l’on veut bien paraphraser Rancière.

Autant préférer se plonger dans cette double interrogation : que font les médias aux récepteurs et qu’est-ce que les récepteurs font des médias ? On ne peut se départir de l’idée d’une dialectique entre le média et les membres du collectif de référence, puisque le processus de réception des textes médiatiques ne peut être mécanique.

En somme, les considérations déployées dans l’ouvrage réinterrogent entièrement les dispositifs de communication en général, l’identité médiatique des récepteurs, et la manière dont ces dispositifs médiatiques transforment, configurent ou conforment leur public en collectifs ou en communautés.

Reste une question sans cesse soulevée, et vis-à-vis de laquelle ce volume donne matière à penser : comment se vivre comme faisant partie d’un public donné ? Qu’entendre par subjectivation des publics ? C’est le moment de réexaminer entièrement ces vieilles notions de réception, de récepteur, de message, d’interprétation, de public, etc.