Dans ce recueil de chroniques radiophoniques, la patience du concept féconde l’urgence de l’actualité. Et le sens du paradoxe l'emporte sur le sens de la vie.

« Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C’est moi qu’on voit, toujours seul, rêvant sur le banc d’Argenson. Je m’entretiens avec moi-même de politique, d’amour, de goût ou de philosophie. J’abandonne mon esprit à tout son libertinage. Je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit dans l’allée de Foy nos jeunes dissolus marcher sur les pas d’une courtisane à l’air éventé, au visage riant, à l’œil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne s’attachant à aucune. Mes pensées, ce sont mes catins. »

Ainsi commence le Neveu de Rameau, auquel Sartre ajoutait que mettre la métaphysique dans les cafés, c’était ne pas la mettre sur le trottoir. Hier le banc d’Argenson et le café de la Régence, aujourd'hui la radio et les réseaux sociaux : il y a du Neveu de Rameau dans ce recueil de Morales provisoires. Leur auteur, vagabond mental, ne paie pas la catin philosophique pour qu'elle reste, mais pour qu'elle s'en aille : avide, non pas de s'approprier ses pensées, de les chérir, mais bien plutôt de passer à autre chose : de penser à autre chose, une fois qu'on s'est livré au plaisir de les penser.

En cela, ces morales sont moins provisoires qu'improvisées, à la manière dont Montaigne parlait d'« improvisades » : au tweet de 280 signes se substituent les quelques milliers de signes de la chronique. Ces brèves chroniques de « La Morale de l’Info » ont été composées deux ans durant, chaque matin, pour Europe 1. Pour les élaborer, l’animateur de radio dépose dans l’urgence de l’actualité la patience du concept et l’élégance de l’écriture : il affectionne ces mots qui se distinguent par une lettre, ces échos différenciés, ces jeux de mots – qui ne sont pas pour autant des calembours – qui pointent les nuances du réel. L’écriture certes fige, vitrifie, pétrifie la musique de l’oralité – mais qu’à cela ne tienne, ces chroniques sont aussi disponibles en podcasts.

 

Présent et actualité, « des antonymes grimés en homologues »

En guise de profession de foi, Enthoven cite Baudelaire : « dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire »   . Ces textes sont autant de conversations ouvertes qu’entretient l’auteur, « Moi », avec « Lui »-même – conversations qui sont les désaccords que chacun entretient avec soi-même. On peut regretter que ces chroniques, trop courtes, laissent de côté une analyse plus poussée au profit de virtuosités. Mais la brièveté est la dot de la fulgurance : ces textes nous montrent, sous des allures rapides, badines, d’un ton parfois tordant, les réalités tordues par l’habitude.

Ce travail poursuit celui déjà amorcé par les Anagrammes pour lire dans les pensées (Actes Sud, 2016) : faire de précieuses découvertes dans la plus plate trivialité, dans la plus décourageante banalité. Le narrateur de la Recherche du temps perdu, souvent convoqué, est d’ailleurs celui qui sait poétiser le réel, voir dans tel visage ordinaire un chef-d’œuvre pictural. Montrer la contingence de nos mythologies contemporaines, Little Brother (Gallimard, 2017) le faisait déjà, suivant le « sillage barthésien ». Ici aussi, l’anecdote de l’événement et la lettre du texte sont prétextes pour l’esprit. « Homère est nouveau ce matin, et rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd'hui », disait Péguy. Rien n’est plus précaire que le présent : chaque fait divers n’est qu’épisodique, « dans la longue série des soucis oubliés. »

Sous ses faux-airs de nouveauté, l'actualité virale, qui marche au buzz, n’est que répétitive. Au contraire, l’art de l'inactualité s'attache à ce qui demeure par-delà ce qui se répète. Dès lors, le charbon peut engendrer le diamant, et de la boue peut naître l'argile. Accepter d’étudier nos valeurs à travers le prisme du quotidien n’est alors ni de la mal-pensance, ni de la provocation iconoclaste. Seulement, rien n'est plus sale que des idées se donnant comme immaculées   . Penser le sale trivial, c’est faire acte de salubrité, d’hygiène mentale.

A la question qui taraudait le siècle de Diderot – peut-on faire des progrès en morale ? –, ces chroniques, sous des modalités différentes, formulent la même réponse : non, nihil novi sub sole. « Si le monde se renouvelle, il ne change pas. Il évolue mais ne fait pas de progrès ». Pour autant, nous pouvons délaisser le point de vue du monde, des hommes, pour adopter un autre point de vue, sub specie aeternitatis, et dépasser le sordide calcul de nos intérêts. En effet, qu’advient-il du monde, une fois débarrassé de nos obsessions ? Le lecteur ressent alors un déjà-vu, lorsqu’il aborde les faits divers du quotidien. Or c’est bien ce sentiment de déjà-vu qui rend l'objet singulier : en produisant un effet d'étonnement ontologique, le déjà-vu confère de la dignité au singulier. « Être l’ami du présent qui passe », comme le disait Clément Rosset, c’est s’attacher au monde comme si on le voyait pour la première fois.

 

Des chroniques vigilantes

Il y a peut-être de la vanité à s’attarder sur une chose aussi vaine que l’actualité. C’est cependant reprendre les vieilles oppositions métaphysiques entre l’être et le devenir, la vérité et les apparences. Ne pas chapitrer par le haut toute la pluralité du monde, mais plutôt s’enfoncer dans le pluriel, chercher dans les ordures l’humus de l’humain, faire foisonner le monde en incertitudes, et semer des interprétations sur la terre arable du réel. La distinction entre réalité et apparence est parfois douteuse, comme le montre fort à-propos la chronique sur le « vrai-faux Caravage ».

Les Morales provisoires opposent à la lutte, à la juxtaposition des opinions qui ne se questionnent pas, la construction rigoureuse d'un objet commun. Elles se distinguent moins par leur contenu que par leur degré d'ouverture. Pour autant, loin de se contenter de ces opinions, le recueil nous invite à ne pas faire la paix avec soi-même, à détenir des opinions irréconciliables, comme peuvent l'être les deux visages d'un même individu. La souplesse des idées leur tient lieu de fermeté. C’est ainsi que chacun peut devenir pour lui-même le plus lointain – distance à côté de laquelle l'abîme rivant deux contradicteurs est peu de chose.

On pourrait songer à du mépris, en lisant qu’il ne faut « pas fuir l’affrontement avec les moutons volontaires qu’il faut brutaliser avec précision pour éveiller en eux le souvenir de l’individu qu’ils renoncent à être ». Ce serait sans doute une lecture hâtive. Ces mutins de Panurge que Philippe Muray dénonçait déjà sont autant, si ce n’est plus, au dehors qu’au-dedans de nous-mêmes. Cependant, le « mouton » le plus dangereux, c’est sans doute le demi-habile, le révolutionnaire non-dupe, qui croit qu'il sait sans savoir qu'il croit encore. Le philosophe n'est dupe de rien, ni du sentiment de n’être pas dupe : il a perdu toutes ses illusions, sauf celles de les avoir toutes perdues. En cela, il ne laisse aucune chance à l’histoire : la haine du peuple prend racine dans un amour des gens, la haine des foules – « les foules sont folles » – découle de l’amour des individus qui les composent, et du refus d’en faire de la chair à démagogie, sinon à canon.

Comment éviter l’écueil du demi-habile ? Un mot : douter, ne pas avoir raison de l’autre – on est toujours tributaire de l'ennemi qu'on combat. Avoir raison, c’est d’abord avoir raison de soi. Le philosophe n’exige pas seulement de son interlocuteur qu’il dise vrai – même une pendule arrêtée donne l’heure deux fois par jour –, mais qu’il ait raison. Pour mettre à mal sa mauvaise foi, l’auteur se propose de la débusquer « à coups d’analogies ». Les rapprochements sont étonnants, souvent drôles. On peut être gêné par certaines mises en rapport, où ce qui sépare les termes est plus grand que ce qui permet leur comparaison, où comparans et comparandum se voisinent, certes, mais de loin. La réflexion cède alors la place à un exercice de style – un style, on l’aura compris, enlevé.

 

Qu’est-ce que le peuple ?

La chronique « Qu’est-ce qu’un candidat du peuple ? », parmi d’autres, montre la fourbe ambivalence de la notion de peuple, à la fois l’ensemble du corps électoral et les masses, le populus et la plebs. En dérive la soumission du « peuple » à son tribun, qui maquille son véri-dire   en franc-parler, sa licence en liberté. La dénonciation est alors aussi unanime que stérile, dans la prison sans barreaux des réseaux sociaux. L’ouvrage dénonce à maintes reprises les appâts de la servitude : c’est en parlant avec démagogie, avec une feinte sollicitude, avec une compassion empruntée, qu’on méprise le mieux le peuple. Les donneurs de leçons en prennent souvent pour leur grade : l’auteur les invite à balayer devant leur porte. S’ils tancent les autres, c’est qu’ils se savent justiciables des reproches qu'ils assènent.

Vaincre le peuple, c’est alors vaincre en soi-même la partie la plus grégaire, le troupeau dont nous sommes tous porteurs : les lendemains qui chantent déchantent souvent. C’est aussi dénoncer cette morale de Procuste, qui taille le réel à l’aune des idéologies, qui déguise le ressentiment en liberté d'expression, le bigotisme égalitaire en démocratie et le café du commerce en expertise généralisée. Il en va de même des notions confuses de « bobo » ou d’« islamophobie ». Plutôt que de s’adonner à l'art malhonnête de dupliquer le réel, de le recouvrir par le voile de l’idéologie, nombre des chroniques travaillent les illusions que nous interposons entre le réel et nous-mêmes, illusions qui nous font prendre nos désirs pour des réalités   . Le recueil dénonce bon nombre d’hypostases, ces manières de poser comme bien universel ce qui est bon pour soi-même. L’auteur se propose, au contraire, de rétablir l'innocence du devenir, de l’enfant – « Le monde est un enfant qui joue » titre l’une des chroniques.

C’est pourquoi le livre remplace la question sur la vérité par celle du rapport que nous entretenons avec la vérité : toute opinion est déjà prise dans le schème d'une interprétation. En ce sens, les références culturelles nous invitent au pathos de la distance, à un regard artiste, artistocratique. Quant aux contradictions que l’on relève entre les chroniques, peut-être s’expliquent-elles par le refus de l’auteur d’unifier le chaos de ses propres opinions sous l'égide du concept. Ne pas être encarté, c’est ouvrir la possibilité d'une contradiction et d'une pluralité des idées à l’intérieur de soi.

 

Un spectateur engagé, mais non encarté

Mais si l’auteur n’a pas de carte, il a de toute évidence un caractère, centre invisible de la pluralité des chroniques. L’écho de références multiples, rarement gratuites, compose ce même caractère. La cohérence de la personnalité de l’auteur est d'autant plus marquée qu'elle n'est pas dicible, tant elle réside dans l’intuition, dans l’impulsion d’un style épars. Les textes ne procèdent pas de l'élection arbitraire de la volonté, de la frivolité de l’auteur, mais plutôt d’une coalescence, d’une anastomose de ses intuitions. Les idées s'écoulent, et l’écriture évite de prendre la pose. En découle une unité vitale, et non logique ; organique, et non systémique. Certes, les opinions de l’auteur ne cèdent pas un pouce de terrain – elles restent des opinions, des points de vue –, mais elles ont le mérite de lutter pacifiquement, et d’éviter la cristallisation idéologique.

Mais revenons au titre des Morales provisoires. Comment construire une morale alors que le Ciel est vide, qu'il n'y a plus de Décalogue ? Et est-il si vrai qu’il y a plus de Dieu ? Reste en effet Son ombre : celle de l’Idéologie   . Cette symptomatologie de nos croyances met en lumière la mesquinerie du rachitisme démagogue, de l'envie populacière, et nous invite à nous dépasser nous-mêmes contre le nivellement démocratique. Ne pas humaniser le monde, mais assumer son inhumanité. Ne flatter, ni l'électeur, ni les lecteurs, mais se donner enfin les moyens de souffrir des maux qui nous sont épargnés. Ou encore : substituer aux valeurs de l’idéologie, au sentiment de supériorité, l'art de prendre de la hauteur, de la distance, vis-à-vis des autres – c’est-à-dire, avant tout, vis-à-vis de soi.

 

Un conservatisme subversif

La référence au « spectateur engagé » de Raymond Aron trace un chemin : « me détacher de l’actuel sans pourtant me contenter du rôle de spectateur »   , tel était le leitmotiv du meilleur ennemi de Sartre. On sent au fil des pages la subjectivité du citoyen embarqué – subjectivité qui ne verse jamais dans le subjectivisme. À partir d’un point de vue, d’une opinion particulière – nous en sommes tous là –, parfois singulière, les chroniques déplient les réseaux qui trament le réel, les symboles réticulaires de nos vies, qui sont tout autant de nervures.

De fait, ce recueil évite l’écueil d’une addition de farcissures hétéroclites : on perçoit au contraire, chemin faisant, une intuition, difficilement dicible, mais constamment active : celle du caractère de son auteur. S’il fallait étiqueter politiquement ce caractère, on le rangerait dans la longue tradition des conservateurs subversifs, de Machiavel à Aron, qui décrivent les « cordes de l'imagination »   , les mécanismes qui président à la conservation du pouvoir, pour donner au lecteur les moyens de comprendre de quoi il est question. L'ordre explicite des connaissances extérieures, celui du philosophe, se distingue alors de l'ordre implicite de la morale pour soi, du citoyen. Cette tradition s’oppose à celle des radicalismes, qui se pensent solitaires, mais qui n’en sont pas moins solidaires du régime qu’ils critiquent ; qui, en pensant contre, pensent tout contre   . La dé-mondialisation, par exemple, barbote parfaitement dans la mondialisation   .

 

La bêtise, voilà l’ennemie

Ce recueil invite à connaître la fadeur du réel, à se dépouiller de toute intelligence, pour apprendre à aimer le monde et conquérir le sentiment de sa beauté. On peut tout à fait le lire à sauts et à gambades : l’ordre chronologique ne correspond à aucun ordre des raisons. Ces brèves pensées ont un curieux effet : un changement insensible se produit dans l’esprit du lecteur, un changement qui se convertit en altération totale.

Il est amusant de voir comme ces textes, parfois très simples, peuvent sensiblement dérouter leur lecteur, tant il comprend que celui qui étaye ses convictions se plante, au sens végétal du terme : il se fige, le désir de savoir étant souvent guidé par la peur de l'inconnu. En d’autres termes, c'est en se persuadant qu'il suffit d'être intelligent pour ne plus être bête qu'on ne doute plus d'être du bon côté des choses, et qu’on redouble de bêtise. Aussi, mieux vaut être bête et humble que bête et snob.

Laissons le mot de la fin à Diderot, qui nous rappelle l’art mis en œuvre dans les Morales provisoires : « le même art qui m'apprend à me sauver du ridicule en certaines occasions, m'apprend aussi dans d'autres à l'attraper supérieurement. Je me rappelle alors tout ce que les autres ont dit, tout ce que j'ai lu, et j'y ajoute tout ce qui sort de mon fonds qui est en ce genre d'une fécondité surprenante. »