Une enquête sur les lanceurs d’alerte, écrite par l’une d’entre eux, aux solutions politiques parfois surprenantes.

Omettons un instant la préface signée par Julian Assange pour parler du livre en lui-même. Car celui-ci le mérite. Rares en effet sont les livres qui donnent tant à voir la violence et l'omniprésence de la condition de lanceur d'alerte aujourd'hui. Stéphanie Gibaud, connue pour avoir révélé les pratiques d'UBS en matière d'évasion et de fraude fiscale, nous propose ici le portrait de dizaines de lanceurs d'alerte qui ont souffert de leurs révélations.

La diversité des parcours présentés est un des premiers aspects marquants de La traque des lanceurs d’alerte. Les lanceurs d'alerte rencontrés travaillent aussi bien dans la finance que dans la fonction publique, au plus haut niveau de l'État qu'au plus petit échelon de leur entreprise. Quelques-uns sont journalistes, mais l'écrasante majorité ne pensait pas se retrouver un jour à alerter l'opinion publique. Certains ont connaissance de faits qui touchent à la santé physique ou psychique de leurs collègues, alors que d'autres révèlent des dossiers (corruption, malversation, catastrophes sanitaires ou environnementales...) qui vont parfois jusqu'à susciter l'indignation dans le monde entier.

Toutes ces expériences convergent en de nombreux points, observe Stéphanie Gibaud. Elles montrent par exemple que les lanceurs d'alerte pensent souvent pouvoir donner l'alerte auprès de leur hiérarchie, sans succès. Ces organisations préfèrent en effet s'en prendre à celui qui donne l'alerte (qui finit souvent licencié) plutôt qu'au problème en lui-même, et ce même lorsqu'elles prétendent valoriser la transparence. Une récente étude d'un organe de contrôle des services secrets américains avait ainsi montré que sur 190 alertes données, une seule avait été prise en compte. Et ce rapport a lui-même été enterré.

 

Des lanceurs d'alerte méprisés et oppressés

Ce n'est pas qu'au sein de leurs organisations que les lanceurs d'alerte peinent à être entendus. Ils ont aussi souvent du mal à être considérés par les pouvoirs publics. Irène Frachon, qui a dénoncé le scandale du Mediator, a elle-même témoigné au Monde en 2016 que « je me suis dit que j'avais fait le job, les politiques s'en saisissaient, une instruction était ouverte, une loi d'indemnisation votée. Je me suis dit qu'on avait des institutions pour s'occuper de ce crime désormais connu. J'étais convaincue que j'allais recommencer à faire de la voile avec mes enfants […] depuis 2012, tout dysfonctionne. Deux ans après l’euphorie, lorsque l’affaire a éclaté, cela a été la gueule de bois. Si je ne m’en occupe pas en permanence, le couvercle se referme, des cabinets d’avocats entiers ralentissent la justice, l’indemnisation correcte des victimes… Je dois me battre dossier par dossier, et il y en a des milliers ! Et le procès pénal s’éloigne sans cesse. Je sais que j’y consacrerai les dix ans qui me restent de carrière ».

Plusieurs autres obstacles se mettent en travers de la trajectoire du lanceur d'alerte.

Les pressions exercées par les entreprises ou les administrations dénoncées sont souvent hors du commun. Elles se traduisent parfois en effractions, en menaces, en violences physiques, comme en témoignage elle-même Stéphanie Gibaud. Plus souvent, elles finissent en poursuites judiciaires.

Or le lanceur d'alerte n'est pas sur un pied d'égalité avec ceux qui s'en prennent à lui devant la justice. Contrairement à ceux dont il dénonce les exactions, il ne dispose souvent pas des moyens pour confier sa défense à de grands avocats. Son parcours le mène souvent aussi à enfreindre le droit, même sans en avoir conscience (diffamation non-publique, publication de documents confidentiels...). Et la responsabilité des faits qu'il dénonce étant généralement répartie entre des dizaines de personnes, le lanceur d'alerte finit fréquemment par être le seul poursuivi à la suite de ses révélations. On peut penser ici au scandale LuxLeaks et à la condamnation de Raphaël Halet confirmée en janvier par la Cour de cassation du Luxembourg.

Les lanceurs d'alerte voient donc leur vie professionnelle s'effondrer simplement parce qu'ils dénoncent des faits indécents ; leur vie personnelle est elle souvent bouleversée, parfois même exposée ; et ils ne reçoivent malgré tout que peu de protection des pouvoirs publics, pouvoirs publics qui sont en outre les premiers à sévir lorsqu'ils sont concernés par de telles révélations. De quoi se demander comment font tant de lanceurs d'alerte pour tenir bon.

 

La piste des collusions

Pour Stéphanie Gibaud, il faut encore prendre en compte une autre explication pour comprendre la traque que subissent ces lanceurs d'alerte. Trop souvent, des collusions seraient à l'œuvre entre les politiques, le privé, la justice et/ou la presse. Les exemples hélas existent. Il arrive effectivement que l'administration délaisse volontairement des dossiers sensibles, qu'un journal ne couvre pas un sujet pour ne pas gêner son actionnaire ou ses annonceurs, ou que des dossiers judiciaires soient opportunément enterrés. Au-delà des cas de connivence ou de corruption, le rapprochement des différents cercles de pouvoir, qui est aujourd'hui bien documenté   , encourage lui aussi à l'indulgence vis-à-vis de certains méfaits.

Une autre forme d'explication semble elle moins retenue par l'ancienne employée d'UBS. Certains faits dénoncés peuvent parfois nous sidérer, ou en tout cas ne pas coïncider avec nos représentations du monde, et rester ignorés pour cette raison même. L'impression que quelqu'un d'autre peut ou doit s'occuper de ce sujet, la crainte de perdre du temps et de risquer sa crédibilité pour rien, n'incitent pas non plus à étudier les faits de plus près. C'est peut-être ce qu'a connu le journaliste David Thomson lorsqu'il a tenté d'alerter, en Tunisie puis en France, sur les départs massifs de djihadistes en Syrie et sur les risques d'attentats qui allaient s'ensuivre

Les lanceurs d'alerte, en fin de compte, révèlent bien plus que ce qu'ils dénoncent. Leurs expériences montrent en fait l'évidence : les organisations humaines font souvent passer d'autres exigences avant celle du bien commun.

 

Une éthique des lanceurs d'alerte ?

En dépit de toutes ses qualités, la démonstration souffre d'une certaine forme de manichéisme.

Stéphanie Gibaud semble par exemple hésiter entre accorder des qualités universelles aux lanceurs d'alerte et en faire des personnes comme les autres. Peut-être est-ce cette tergiversation qui la mène écrire de manière confuse que « l'éthique est leur première valeur ». Or défendre que quelques lanceurs d'alerte puissent aussi avoir à l'esprit d'autres considérations que celle du bien commun n'est en rien les insulter : c'est en faire des êtres humains.

On peut très bien soutenir les lanceurs d'alerte, non parce que leurs motivations seraient toujours entièrement pures, mais parce que les faits qu'ils dénoncent sont souvent odieux et que les pressions qu'ils subissent sont toujours indues. C'est du moins avec une telle position que Stéphanie Gibaud pourrait soutenir l'auteur de la préface du livre, Julian Assange, qui reste contraint de vivre cloîtré sans lumière du jour et dans un état de santé précaire. Il semble en effet difficile aujourd'hui de défendre que Wikileaks se contente de « rapporter des menaces qu'[il] estime être un danger pour le bien commun » lorsque le site publie les numéros de sécurité sociale et de carte bancaire de membres du Parti démocrate ou, plus encore, lorsqu'il met en danger la vie d'un Saoudien en révélant son orientation sexuelle.

 

Des réformes difficiles

Pour le reste, si les collusions sont bien évidemment trop nombreuses, elles ne sont pas toujours à l'origine du manque de soutien accordé aux lanceurs d'alerte. D'autres explications sont souvent à prendre en compte, comme nous l'avons vu. Et si Stéphanie Gibaud dénonce le rôle qu'a pu jouer la presse dans certains dossiers, il ne faut pas oublier que cette même presse peut aussi se mettre en première ligne pour soutenir des lanceurs d'alerte, comme avec le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ, en anglais), organisation de journalistes à travers le monde à l'origine notamment des Panama Papers.

Ainsi, on peut être perturbé de voir que Stéphanie Gibaud, qui dit être inquiète du rôle que joue le « syndrome de Milgram » (sic), se concentre malgré tout plus sur les personnes qui détiennent le pouvoir que sur l'organisation de celui-ci. Elle espère ainsi l'apparition d'un « Nelson Pretz français », c'est-à-dire la venue d'un « activiste financier » qui « rentre dans les conseils d'administration pour influer sur leurs stratégies »... en se référant à un portrait du magazine Challenges qui explique aussi que pour augmenter les bénéfices des actionnaires, « Peltz ne fait pas de sentimentalisme inutile concernant les emplois supprimés ou les usines fermées ». L'exemple semble montrer qu'on ne peut se contenter d'attendre qu'une personne renverse seule la logique toute entière d'un système délétère.

Enfin, on peut de la même manière être surpris lorsque Stéphanie Gibaud exprime son intérêt pour des mouvements politiques aussi divers celui de Nicolas Dupont-Aignan en France (elle a été candidate pour son parti aux élections régionales de 2015), Podemos en Espagne, le Mouvement 5 étoiles en Italie, le Parti Pirate en Islande... et même le parti libertarien aux États-Unis. Tous ces mouvements n'ont qu'un point commun : s'être construits hors des partis les plus associés au pouvoir. Est-ce donc assez pour penser qu'ils accompliraient tous plus que les partis de gouvernement ? Et faire comme si l'agencement du pouvoir, l'engourdissement de nos institutions et les nombreux désaccords qui existent entre ces mouvements ne pesaient rien ?