Dans la Toscane du début du Trecento, un jeune prince angevin étend sa domination. Dûment rémunérés, nombres d’artistes se font l’échos de la propagande politique élaborée à sa cour.

Paru en novembre 2017, Les Spectres du Bon Gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti procède de la rencontre entre une idée forte et un personnage historique important, mais souvent trop peu mis en lumière. D’une part, les images et les fresques ne sont pas des objets statiques ou pérennes et nous parviennent rarement telles qu’elles ont été conçues. Involontairement ou à dessein, elles évoluent au contraire au cours du temps. Elles peuvent être bien sûr dégradées, restaurées, mais elles sont souvent réadaptées pour être porteuses d’un message ou d’idées différents. Bien des fresques sont donc des palimpsestes, et Rosa Maria Dessì montre à quel point il est utile de reconstituer les étapes de leurs transformations, de restituer leurs états antérieurs qui ne sont aujourd’hui plus perceptibles que comme des traces éthérées.

Le personnage dont l’ombre plane sur tout l’ouvrage est le prince Charles d’Anjou (1298-1328), duc de Calabre et fils du roi de Naples. Incarnation de l’emprise croissante de son père sur le centre de la péninsule italienne, celui-ci est envoyé représenter la dynastie en Toscane en 1326-1327. Obtenant pour dix années la seigneurie de Florence, il étend également son influence sur plusieurs cités voisines, dont il devient le protecteur. Dans le palazzo du podestat de Florence où il est logé, Charles tient cour. Il y invite artistes et savants, se montre soucieux de donner de lui l’image d’un prince juste et sage, de se comporter selon les codes de la culture chevaleresque. À ce moment, tout destine Charles à devenir un grand souverain, à succéder à son père à la tête d’un domaine renforcé et élargi. Certains espèrent même qu’il pourra unifier sous l’autorité des Angevins la totalité de la péninsule italienne. Pour préparer les esprits à cette perspective et lui ouvrir la voie, certains artistes dûment rémunérés travaillent à pied d’œuvre. Pour la plus grande gloire du jeune souverain et de sa dynastie, les peintres multiplient alors les fresques, tandis qu’orateurs et musiciens font résonner avec art mots et sons.

 

Le spectre d’un prince précocement disparu

Pourtant, en 1328, la mort emporte Charles, qui précède alors son père dans la tombe à l’âge de trente ans. De facto, le jeune prince a peu retenu l’attention des historiens. L’ouvrage de R. M. Dessì, et ce n’est pas son moindre mérite, nous rappelle une vérité parfois oubliée des historiens : écrire sur le passé en connaissant d’avance la manière dont les événements s’achèvent peut conduire à ne considérer que les éléments participant de ce dénouement, à gommer les efforts et les espoirs des vaincus de l’histoire ainsi que les événements qui auraient pu se réaliser mais qui ne sont jamais advenus. Patrick Boucheron, lui aussi examinateur attentif des fresques du Bon Gouvernement, parlerait des « futurs du passé ».

Or, bon nombre des fresques et des discours du Trecento toscan peuvent et doivent être relus à la lumière de leur contexte de réalisation. Dans le cas des œuvres examinées par R. M. Dessi, il s’agit donc de la seigneurie de Charles de Calabre sur la Toscane. Par leur nature, les fresques ont mieux résisté aux outrages du temps que les chansons et les poèmes. C’est donc avant tout celles-ci que R. M. Dessi, dont la formation intellectuelle doit par ailleurs beaucoup à l’histoire de l’art, analyse au cours de l’ouvrage. Voici donc qu’un spectre, celui de Charles, plane sur ces œuvres. Il contraint l’historien à les analyser à nouveaux frais, à la lumière de l’influence d’un personnage par la suite entré dans l’ombre.

Même après la mort de Charles, plusieurs des fresques réalisées de son vivant dans un but bien précis continuèrent à s’offrir à la vue de tous, tout en perdant une partie de la pertinence de leur message initial. Certaines d’entre elles sont alors remaniées par de nouveaux pouvoirs politiques, par un propriétaire ultérieur ou, simplement, par un artiste de passage. Seul le hasard de l’usure du temps ou de travaux de restauration révèle aux observateurs attentifs que l’œuvre eut une autre vie, une signification différente. R. M. Dessi est l’un de ces observateurs et nous invite à la suivre dans sa démarche.

Celle-ci procède en trois temps. Tout d’abord, elle reconstitue les modalités matérielles de la courte seigneurie de Charles de Calabre sur la Toscane, avant de démontrer qu’elle fut un laboratoire de la communication politique, où de brillants intellectuels s’efforcèrent de mettre textes, images et idées au service du prince. Puis, R. M. Dessi esquisse l’influence posthume de cette propagande politique, récupérée et réinterprétée au travers de nombreux avatars qui en constituent autant de spectres.

 

Un roi angevin en Toscane

Charles de Calabre réside à Florence de la fin juillet 1326 à la fin décembre 1327. Si le duc reçoit la seigneurie de la ville au Lys pour dix ans, il devient également le protecteur d’autres villes de Toscane, parmi lesquelles Prato, San Miniato, Val d’Elsa, Volterra et, surtout, Sienne. Les rapports et négociations entre Charles de Calabre et la ville du palio, qui n’accepte qu’avec réserve la tutelle du prince, sont analysés dans le détail.

R. M. Dessi reconstitue ensuite dans les détails la vie et les fastes de la cour déployés durant ce bref séjour. À Florence, Charles s’établit dans le palais de la Bicherna, ancienne résidence du podestat, et plusieurs palais privés de grandes familles florentines sont réquisitionnés pour accueillir d’éminents personnages de sa suite. Dans ce cadre, l’action politique ou judiciaire le dispute aux jeux et aux fastes. La consommation textile et les modes vestimentaires sont en particulier l’objet d’une étude détaillée.

Autour de cette cour gravitent par ailleurs des intellectuels et des fonctionnaires. Si certains sont liés de près à des commandes artistiques, d’autres réfléchissent ou écrivent sur le bon gouvernement. Parmi eux, on peut citer Cecco d’Ascoli, astrologue et théoricien du politique ou encore Francesco da Barberino, poète et moraliste, mais également concepteur de programmes iconographiques. R. M. Dessi estime par exemple que son influence fut grande sur nombre d’artistes du Trecento, parmi lesquels elle compte Giotto.

 

Les images du bon seigneur

C’est dans ce cadre historique que se comprennent les modalités d’expression de la propagande politique diffusée par la cour de Charles de Calabre. Leur analyse n’est pas sans rappeler, tant dans son propos que dans sa structuration, le grand livre de Michael Baxandall, L’œil du Quattrocento (Gallimard, 1985) puisque c’est la vision des hommes du premier Trecento que R. M. Dessi nous invite à adopter. Cette vision est formulée de la manière la plus explicite par les discours des orateurs et des prédicateurs acquis aux Angevins. Tous ces orateurs prenant la parole au nom ou en faveur du duc de Calabre tentent d’incarner l’idéal du civis rompu à la rhétorique. Tandis que les prédicateurs haranguent la foule des petites gens, de savants orateurs tentent d’influencer les membres des conseils de la ville et R. M. Dessi analyse de manière détaillée ces constructions discursives qui rattachent les souverains angevins à des vertus, tandis que les partisans de l’empereur sont associés à des tyrans. C’est donc bien l’image d’une bonne et d’une mauvaise seigneurie que ces discours construisent, et ils offrent un cadre théorique permettant à la république florentine de légitimement supplier Charles de devenir son seigneur pour éloigner l’influence du seigneur gibelin de Lucques.

C’est à ces discours que font écho les images politiques qui se diffusent à grande échelle dans la ville du début du Trecento. À une époque où tout finit par être peint sur les murs des palais civiques ou privés (blasons des magistrats et maîtres des lieux, nom et figure des traîtres et des bannis, scènes évoquant la guerre, la chasse ou la richesse des paysages locaux), les fresques sont un moyen éminent de communication politique. Certaines de ces fresques sont dès l’origine conçues comme temporaires : ainsi en va-t-il des peintures infamantes, fréquemment remplacées par la représentation de nouveaux bannis, ou effacées à la faveur d’une réconciliation. Il en allait de même des fresques politiques, qui, par essence, pouvaient être détruites ou réélaborées par les différents partis accédant au pouvoir. C’est ainsi que San Miniato, ville historiquement pro-impériale, fit peindre, peu après avoir accepté la domination de Charles de Calabre, les lys angevins sur les parois de la grande salle de son palais. On comprend donc que nombre des œuvres réalisées du temps de Charles de Calabre soient aujourd’hui perdues, connues seulement par des descriptions textuelles ou parvenues jusqu’à nous sous forme de fragments ou de palimpsestes picturaux, que R. M. Dessi désigne comme des spectres.

Leur analyse est, comme il se doit, l’un des temps forts du livre. R. M. Dessi y dresse un premier inventaire des fresques et images réalisées du temps de la seigneurie du duc de Calabre, avant de se pencher sur l’exemple de cinq grands artistes qui ont alors travaillé pour les angevins. Dans leurs œuvres, les références politiques arrivent souvent de manière indirecte mais significative. Ainsi, des saints particulièrement vénérés par les angevins et peu présents dans l’iconographie toscane se multiplient alors dans les représentations, tout comme les lys. Parmi eux figurent en bonne place Louis IX et saint Louis de Toulouse, tous deux augustes parents des Angevins, respectivement canonisés en 1297 et 1317. La Vierge de la Maestà que Simone Martini réalise durant les années 1315 dans le palazzo publico de Sienne est quant à elle abritée sous un baldaquin significativement orné des armoiries angevines. Dans le palais civique de San Gimignano où un Charles II d’Anjou en majesté avait déjà été peint dans les années 1290, le podestat Mino Tolomei, fidèle partisan des angevins, commande en 1317-1318 à Lippo Memmi la réalisation d’une Maestà à la composition très proche de celle de Sienne. Quelques décennies plus tard, le caractère pro-angevin de l’œuvre est encore renforcé par l’ajout en marge de quatre saints particulièrement vénérés ou liés aux angevins, parmi lesquels figure saint Louis. Même Giotto réalise des ajouts pro-angevins dans le programme iconographique de la chapelle du Bargello, qui fut la chapelle privée du duc de Calabre durant son séjour à Florence. Au cours du chapitre, les exemples sont multiples et l’accumulation des faits ne peut que convaincre.

Finalement, la mort de Charles de Calabre, survenue en novembre 1328, marque la fin du rêve d’unification de la péninsule italienne sous l’autorité des Angevins. Les éloges funèbres et textes consolatoires se multiplient alors sous la plume d’auteurs comme Giovanni Regina ou Gabrio Zamorei, mais les habitants des villes de Toscane dont Charles était devenu le protecteur sont aussi invités à interrompre leur négoce et à assister aux messes pour son salut. Si la brève seigneurie du duc de Calabre a marqué la Toscane, aussi en va-t-il indéniablement de sa mort. La propagande politique élaborée pour Charles comme la figure de bon souverain qu’il tenta de cultiver lui survécut et, R. M. Dessi veut nous le démontrer, inspira des œuvres ultérieures, comme la célébrissime fresque qu’Ambrogio Lorenzetti réalise aux environs de 1338 dans le palais de Sienne.

 

L’ombre d’un défunt idéalisé ?

L’histoire des fresques du Bon et du Mauvais Gouvernement est d’abord celle des transformations et restaurations qu’a connues l’œuvre au cours du temps, puis celle des très nombreuses analyses qu’elle a suscitées. En retraçant leur chemin, R. M. Dessi dégage une interrogation sous-entendue dès le titre donné en couverture du livre, mais qui n’est jamais appuyée de manière trop affirmative : le vieillard trônant au milieu de la scène du Bon gouvernement ne serait-il pas en partie associé, dans l’esprit de Lorenzetti, à la figure du bon prince ? Lui qui a croisé Charles de Calabre, avait-il en tête sa figure au moment de réaliser sa fresque ? À ses yeux, c’est ce que tend à prouver un texte du xve siècle, le premier à nommer le vieillard, qui décrit l’œuvre comme une représentation de « la paix, la guerre et [du] bon gouvernement du prince »   .

Cette hypothèse appelle alors un enrichissement de la réflexion sur la question des spectres dans les images. La fresque d’Ambrogio Lorenzetti y tient une place centrale. À l’égard du vieillard, R. M. Dessi reprend et complète certaines analyses de P. Boucheron : c’est tout à la fois la paix du prince et celle de la commune qu’il incarnerait. La démonstration finale invite également le lecteur et le chercheur à reconsidérer l’ensemble des œuvres évoquées dans le volume, car c’est bien à changer notre regard sur des sources que l’on croit trop souvent connaître que R. M. Dessi nous encourage. En cela, son volume est aussi et avant tout une plaidoirie méthodologique.