Comment se déroulèrent les occupations en Europe durant les deux guerres mondiales et quelles furent leurs conséquences politiques, sociales et culturelles ?

En territoire ennemi, 1914-1949, expériences d'occupation, transferts, héritages est le résultat du travail d'un ensemble de chercheurs sur les deux guerres mondiales publié par les Presses universitaires du Septentrion. Une grande partie des spécialistes de l'occupation allemande dans le nord de la France et en Belgique durant la Première Guerre mondiale est réunie à cette occasion. La moitié des articles concerne d’ailleurs les occupations sur le front ouest durant la Grande Guerre.

L'idée de l'ouvrage est très intéressante : étudier les phénomènes sociaux nés de l'occupation allemande en France et en Belgique entre 1914 et 1918 et les comparer avec les autres fronts durant ce même conflit, puis durant la Seconde Guerre mondiale. La perspective comparatiste adoptée par les directeurs de l'ouvrage est donc très stimulante. Changer de focale pour élargir aux autres fronts afin de voir quels sont les points communs, mais aussi les différences dans les comportements des civils mais aussi des soldats des Empires centraux offre un point de vue intéressant pour cette réflexion sur les différentes occupations de la Grande Guerre.

L'historiographie dans ce domaine est en plein renouveau depuis quelques années. Annette Becker (Les cicatrices rouges, 2010) et Philippe Nivet (La France occupée, 1914-1918, 2011), pionniers sur ce sujet en France, participent d'ailleurs à cet ouvrage collectif et offrent leur point de vue en introduction du propos d'autres chercheurs. Élise Julien et James Connolly, deux jeunes historiens livrent, avec Emmanuel Debruyne (spécialiste de la résistance belge durant la Grande Guerre) et Matthias Meirlaen, une introduction tout à fait éclairante sur les problématiques étudiées dans En territoire ennemi, 1914-1949.

Le sous-titre choisi : expériences d'occupation, transferts, héritages montre clairement la volonté des directeurs de l'ouvrage d'étudier les changements sociaux qui s'opèrent dans ces espaces à cause de l'expérience de l'occupation. Ce livre ne se veut en aucun cas exhaustif sur le phénomène d'occupation pour les deux conflits. Le lecteur devra donc, s'il ne connaît pas le sujet, lire les travaux cités plus haut de Philippe Nivet ou d'Annette Becker sur 14-18, ou encore Pierre Laborie (Le chagrin et le venin, 2011) et Philippe Burrin (La France à l'heure allemande, 1940-1944, 1995) pour la Seconde Guerre mondiale, avant de se lancer dans la lecture de En territoire ennemi, 1914-1949. Son grand intérêt est d'offrir des éclairages sur certains aspects précis à partir des dernières avancées historiographiques des spécialistes de ces périodes.

 

Un moment fondateur : l'occupation allemande en Belgique et dans le nord de la France en 14-18

« Vivre une occupation, c'est vivre avec l'ennemi » : partant de ce constat, plusieurs historiens se sont intéressés dans la première partie de l'ouvrage à la présence de l'armée allemande en Belgique et dans le nord de la France, aux réactions des habitants ainsi que de celles des soldats du Kaiser. Cette occupation sur le front ouest est le point de départ des historiens pour ensuite, dans une seconde partie, aborder avec une perspective plus comparatiste d'autres fronts ou la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs articles traitent du cas belge, notamment dans le cadre des rapprochements des civils avec l'ennemi. Les dénonciations, concomitantes avec toutes les périodes d'occupations sont étudiées par Gertjan Leenders dans le cadre de plusieurs procès qui se déroulent à Anvers entre 1918 et 1921. Toujours dans le cadre de l'épuration, Jan Naert aborde lui sur la même période les affaires qui ont concerné les bourgmestres et les relations de certains avec les occupants. Ces deux cas sont très intéressants car l'épuration après la Grande Guerre a été effectuée à plus grande échelle en Belgique qu'en France.

Élise Rezsöhazy et Mélanie Bost traitent pour leur part d'un aspect plus méconnu pour la Première Guerre mondiale : les agents belges du contre-espionnage allemand. Il s'agit ici d'une vraie « collaboration » avec les Allemands, même si les deux historiennes démontrent que tous les civils qui aident l'ennemi n'ont pas les mêmes motivations. Dans la suite de cette première partie, les différents types de relations civils-occupants sont analysées à travers un cas français dans l'Aisne étudié par Philippe Salson et un autre en Belgique mis en lumière par Antoon Vrints. Philippe Salson montre bien tout le panel des relations que peuvent nouer civils français et soldats allemands, proposant même des schémas explicatifs très clairs, qui constituent une vraie mise au point sociologique. La fin de cette partie est consacrée à la mémoire de l'occupation dans les grandes villes belges (Bruxelles, Anvers et Liège) ainsi que dans les communes du Nord et du Pas-de-Calais occupées. Elle permet d'appréhender la notion de mémoire, très importante dans la construction du récit historique dans les années qui suivent le conflit.

Cette première partie de l'ouvrage est donc divisée en deux sous-parties, chacune introduite par un propos liminaire. Dans les deux cas, en quelques pages, les spécialistes de l'occupation expliquent clairement les notions clés. Ainsi, Annette Becker et Emmanuel Debruyne font le point sur « occupation et rapprochements avec l'ennemi » : tout le vocabulaire né de ces relations est remis en perspective, notamment les notions de résistance et de collaboration dans le cadre de ce premier conflit mondial. Élise Julien et Philippe Nivet, quant à eux, traitent des « sociétés occupées : de l'expérience à la mémoire » : ils proposent une lecture sociale de l'occupation.

À travers les différents articles présentés ici, nous avons donc une vraie mise au point sur plusieurs aspects de l'occupation allemande en Belgique et dans les territoires français occupés (principalement le Nord, le Pas de Calais et l'Aisne) durant la Grande Guerre.

 

Autres fronts, autre guerre, autres occupations

En territoire ennemi, 1914-1949 ne s’intéresse pas qu'au front occidental : l'est et les Balkans sont aussi traités. On pourrait peut-être reprocher le fait que ces espaces sont surtout vus dans la perspective de la Seconde Guerre mondiale alors que des travaux font état de nombreux points intéressants sur l'occupation durant la Grande Guerre, en Pologne notamment   .

L'article de Heinko Brendel sur les Streifkorps en 14-18 traite de la répression austro-hongroise dans les Balkans : un aspect largement méconnue dans l'historiographie française sur la Grande Guerre. L'analyse de Drew Flanagan sur l'installation des Français dans leur zone d'occupation entre 1945 et 1949 à travers les jugements rendus est tout à fait intéressante car elle traite du rôle des autorités françaises dans la dénazification. On peut ici aussi regretter que, dans le cadre d'une étude comparatiste entre les deux conflits, il n'y ait pas de présentation de l'occupation française en Rhénanie dans les années 1920.

Mathias Meirlaen dans son introduction à cette seconde partie intitulée « D'une guerre à l'autre, quelles leçons pour les occupants et les occupés ? » montre bien l'angle d'approche comparatiste voulue par les directeurs de l'ouvrage. Son analyse claire présente bien les grands axes de la réflexion entamée par la suite par plusieurs chercheurs visant à montrer les similitudes, mais aussi les divergences, dans les attitudes de chacun entre les deux guerres. La violence est par contre décuplée, comme le montre Barbara Lambauer lorsqu'elle étudie la « Répression allemande en Europe entre 1939 et 1945 » : les premières victimes en sont, à l'est, les Juifs.

 

D'une guerre à l'autre : une perspective comparatiste des occupations dans le cadre des deux conflits mondiaux

Comme l'indique le titre, En territoire ennemi, 1914-1949 est un ouvrage construit dans une perspective comparatiste. Dans l'espace avec différents fronts de la Première Guerre mondiale, mais aussi dans le temps, avec comme visée d'étudier les deux occupations et de voir les comportements communs ou qui différent. Il ne s'agit pas ici de trouver les prémices de la Seconde dans la Première Guerre. Il s'agit tout simplement de voir si des rites sociaux qui apparaissent dans ces périodes troublées d'occupation se reproduisent ou au contraire divergent. C'est ce qu'essaie de montrer Heiko Brendel lorsqu'il étudie Arthur Ehrardt. Ce personnage, assez méconnu, austro-hongrois en 14-18, a mis au point des techniques pour lutter contre les insurrections civiles dans les Balkans durant cette guerre. Ces méthodes seront, lors du conflit suivant, réutilisées sur les mêmes espaces par les nazis. Le travail de Chantal Kesteloot et Bénédicte Rochet sur le comportement des autorités locales à Bruxelles est lui aussi écrit dans une perspective comparatiste entre les deux guerres.

Deux articles sont aussi très stimulants. Tout d'abord celui de Leonid Rein sur la comparaison des relations entre Juifs et Allemands en Europe de l'Est durant les deux conflits. On voit ici nettement l'évolution de la pensée allemande vis-à-vis des Juifs : la propagande nazie dans les années 1930 étant passée par là. Enfin, l'article de Barbara Lambauer sur la répression allemande en Europe occupée montre bien qu'il y a une nette escalade de la violence entre la Première et la Seconde Guerre mondiale qui elle est devenue, vis-à-vis des civils, une guerre d'anéantissement. James Connolly s'en rend parfaitement compte lorsqu'il introduit cette sous-partie : le traitement des occupés a changé entre les deux conflits.

 

En territoire ennemi, 1914-1949 est un ouvrage stimulant et percutant sur des aspects souvent négligés des deux conflits mondiaux ainsi que sur des espaces sur lesquels nous n'avons pas l'habitude de lire sur ces guerres. Enfin, ce livre nous délivre d'une perspective franco-française, grâce au caractère international des auteurs et des directeurs de l'ouvrage