Les tribulations d’un jeune homme à Prague sous l’ère communiste.

Placé sous les auspices de la littérature tchèque, Ennemi du peuple est la réédition de L’Enfance (1994)   couplée à L’apprentissage (1997), deux ouvrages dans lesquels Vittorio Giardino raconte l’enfance de Jonas Fink dans les années 50 à travers les conséquences du « Coup de Prague ». Ils accompagnent la sortie du second épisode, Le Libraire de Prague situé à la fin août 1968, lors de la répression du Printemps de Prague. La relation amoureuse cimente ces deux ouvrages : un fil rouge autour duquel s’enroulent l’amitié, la famille et la politique.

 

La veine kafkaïenne

Dans une autre vie, Vittorio Giardino a été ingénieur avant de se consacrer à la bande dessinée. Plusieurs séjours derrière le rideau de fer inspirent son œuvre. Ennemi du peuple présente la déliquescence de la famille Fink. Rescapés des camps d’extermination, Arthur et Édith Fink sont les seuls survivants de leur famille respective. La prise de pouvoir par les communistes tchèques en février 1948, « le Coup de Prague », transforme leur quotidien en nouvel enfer. Arthur Fink, psychiatre de la clinique universitaire, lecteur de Freud, coupable de croire en la psychanalyse, est emprisonné à l’isolement. Son refus affirmé de signer les internements d’office pour les dissidents et sa judaïté, synonyme de sionisme donc de déviationnisme, le condamnent à 10 ans de prison, renouvelé une fois. Une chronologie durant laquelle Édith Fink supporte les humiliations croissantes d’un nouvel État policier. Cette fille de la bourgeoisie praguoise se voit ainsi « condamnée » à rejoindre la condition ouvrière sous peine de mourir de faim. Les privations physiques et psychologiques auront raison de sa santé mentale et la conduiront à la Bonihce, la clinique psychiatrique de Prague.

Libérée avec l’aide de l’Armée rouge, la Tchécoslovaquie bascule sous le joug stalinien après février 1948. Un « nouvel ordre » impose la destruction de l’ancien monde. Enfant de la bourgeoisie locale, de famille juive laïque, Jonas Fink subit l’arrestation de son père, la détresse de sa mère et l’interdiction d’étudier au lycée. Le commissaire Muda en est l’ordonnateur, il incarne ce communisme de bureau, cette volonté mécanique mise au service d’un État qui bascule à coups d’idéologie spécieuse vers un pouvoir totalitaire. Giardino dépeint une humanité satisfaite dans la manipulation de « la vie des autres », pour déjouer des complots, quitte à les inventer.

Dans le Prague des années 50, la politique occupe tous les espaces, amoureux et amicaux inclus. Pour Jonas, Tatjana Gostrova, la fille de l’attaché commercial russe à l’ambassade, important cadre du parti, sera l’amour de jeunesse. D’ailleurs, Ennemi du peuple prend fin lorsque le devoir rappelle Gostrova père à Moscou, laissant à peine le temps à l’adolescente d’écrire une lettre d’adieu. Les amis lycéens, Alena, Jiri, Libuse, enfants de la bourgeoisie, se construisent autour du groupe Odradek   , dont Zdeněk est le leader. Jonas travaille. L’apprentissage de métiers manuels lui permet de rencontrer Slavěk, le plombier débonnaire, premier espoir dans cette succession d’épreuves subies, avant de rejoindre la librairie de M. Pinkel pour le remplacer par la suite. Slavěk, truculent, buveur de bière philosophe (un hommage au capitaine haddock) et Pinkel, libraire malingre, traducteur d’ouvrages interdits, instruiront Fink. La librairie et Le Kralik, l’estaminet où Slavěk professe, seront les deux lieux du savoir et du plaisir.

 

Information contre informations

Sous l’influence de Kundera, Le libraire de Prague se déroule en août 1968, à la veille de l’invasion soviétique. Après le « Printemps de Prague », l’élection d’Alexandre Dubček signifie l’abolition de la censure de la presse et la révision des procès politiques. La commission de réhabilitation concerne plus de 100 000 personnes, dont le docteur Fink. Giardino situe les retrouvailles entre Jonas et Tatjana dans ce contexte d’ouverture à l’Ouest, et de craintes moscovites devant une possible contagion. Elle est journaliste pour Izvestia (nouvelles), le journal officiel du gouvernement russe. Jonas a repris la librairie de M. Pinkel et sort avec Fuong, étudiante vietnamienne en médecine, personnage qui permet de retrouver le cadre international et la guerre latente au Vietnam. À l’occasion d’une fête chez Zdeněk, à peine rentré d’un séjour en France, des disques des Beatles plein les valises, le manège amoureux recommence.

Dans l’ombre, le camarade Dužin, du KGB, prépare l’invasion militaire. Il remet en selle le STB (service de renseignement tchèque) pour la partie logistique et l’odieux Muda renoue avec l’atmosphère de suspicion. Dans la nuit du 21 août, alors que Jonas trompe Fuong avec Tatjana, les parachutistes russes investissent la capitale. La version soviétique annonce une « demande d’aide de la part des camarades de confiance pour éventer la menace contre révolutionnaire ». Tatjana rédige son papier, dans lequel certains faits sont omis, le peu qui reste étant vrai. La résistance passive s’organise, Zdeněk en tête. Rompu aux méthodes de communications, Dužin cherche le moyen de justifier l’intervention en armes à l’internationale, en Occident. Manipulation par la propagande, story telling avant l’heure, éléments de langage, toutes ces méthodes utilisent la presse, et Tatjana. Au final, un complot aura été fomenté par le fameux groupe Odradek. Zdeněk, Alena, Fink et les copains de lycée, suspectés de subversion par Muda dès le tome précédent, en seront les auteurs. Arrêté, Zdeněk résiste. Il est défenestré par Muda   . Dužin retourne l’assassinat en suicide. Devant l’accusation officielle de complot, cette mort confirme la culpabilité. Traqué par les agents du KGB, afin d’obtenir des aveux, Fink part, il fuit. Au cours d’un savoureux épilogue, Jonas Fink revient à Prague en septembre 90.

 

Le roman dessiné

Une scrupuleuse ligne claire accompagne le récit, mais plus moderne, plus chaleureuse que les classiques belges (Hergé, Jacobs). Ce réalisme graphique s’appuie sur de nombreux détails, les dossiers représentés sur les bureaux ou les fresques aux murs du café impérial. Ces signes installent le lecteur dans l’ambiance paranoïaque du totalitarisme. Giardino joue aussi de la vitesse dans le découpage en cases dynamiques. La prouesse graphique réside dans la qualité de représentation du grand nombre de personnages, hommes et femmes, à des âges différents. Chaque visage devient peu à peu familier, pour comprendre davantage sa psychologie, ses prises de décisions. Une sensible différence de style entre les deux ouvrages est perceptible. Elle s’explique par la distance temporelle (1994 et 2017). Pourtant, la légère raideur d’Ennemi du peuple colle à l’époque (les années 50), tandis que la souplesse du Libraire de Prague illustre les années 68 et la nouveauté.

D’une approche graphique aisée, avec le réalisme de la ligne claire, la lecture se complexifie peu à peu devant la volonté affichée de l’auteur. Les multiples ramifications, amoureuses, amicales et politiques critiquent la lâcheté d’un totalitarisme mécanique, l’égoïsme humain de Jonas et l’aveuglement volontaire du monde occidental. Avec Jonas Fink, le roman s’écrit aussi en bande dessinée