Comment l'universalisme français s'est-il positionné par rapport aux Juifs depuis le XVIIIe siècle jusqu'à nos jours ?

S’il a des racines chrétiennes, l’universalisme français prend surtout sa source dans l’idéologie républicaine et se soutient de son corollaire le plus évident, la laïcité. En comparaison avec d’autres pays, il revêt une singularité forte : l’État y privilégie un citoyen débarrassé de ses particularismes de groupe ou de religion lorsqu’il s’agit de la scène publique ou politique. Mais dès ses revendications les plus éminentes, avec les Lumières, la Révolution et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, cet universalisme a été amené à prendre aussi en considération les minorités religieuses. Avec The Right to Difference, Maurice Samuels nous invite alors à prêter garde à un élément qui modifie notre manière d’appréhender les choses : la pensée de l’universalisme a principalement évolué et été théorisée à partir de débats et de discours sur les Juifs, qui ont joué un rôle de premier plan avant et après 1789, durant l’affaire Dreyfus puis l’Occupation, et avec l’antisémitisme contemporain. C’est la perception d’une différence chez les Juifs qui a été centrale dans l’élaboration du concept de l’universalisme français, notamment en tant qu’exemple, contre-exemple ou expérimentation de son potentiel assimilateur. Il y a à cela une raison forte : les Juifs ont été perçus comme assez différents, beaucoup plus que les protestants, pour éprouver et mettre en question les catégories des philosophes du XVIIIe siècle, tout en n’étant pas vus comme radicalement autres à la manière des Noirs ou des femmes   . Les Juifs pouvaient dès lors constituer un objet idéal de réflexion et un véritable laboratoire quant aux pouvoirs transformateurs ou régénérateurs de l’universalisme.

 

Le choix de la longue durée

Devenu un paradigme intellectuel, un objet de pensée, une obsession, un instrument médiatique, l’universalisme polarise encore aujourd’hui les débats politiques et intellectuels en se réclamant parfois sans discernement de ses origines républicaines et révolutionnaires. Mais Maurice Samuels entend nous montrer en quoi ces polémiques s’appuient parfois sur une vision réductrice des choses. Car l’universalisme dont il est question ici n’est pas une doctrine ou une idéologie monolithiques mais doit être vu comme une série de négociations avec la différence. Il « a une histoire »   et ne peut pas être tenu pour l’enfant unique de la Révolution, une histoire faite d’inflexions, de disparitions et de retours de certaines de ses conceptualisations. Refusant les simplifications hâtives, The Right to Difference entre en dialogue avec les théories de l’universalisme sans verser dans le jeu de la polémique. Son pari est autre. Pour ne pas s’enfermer dans des débats à vif, il a choisi d’adopter une perspective chronologique qui fait ressortir la manière dont la notion d’universalisme est le fruit de conceptualisations variées qui empêchent d’en schématiser les tenants et les aboutissants, incluant des périodes de tension tout comme de calme relatif qui ont accueilli des modes de pensée de la nation et des minorités plus apaisés et complexes. L’universel et le particulier n’ont pas toujours été opposés frontalement comme c’est souvent le cas depuis l’affaire Dreyfus, mais ont parfois été vus comme intimement liés, l’un ne contestant pas l’autre mais au contraire le fortifiant. C’est de la sorte que l’essai souligne que l’universalisme a pu être envisagé sur un mode beaucoup plus pluraliste et qu’il n’est pas forcément hostile à la différence. À une époque de crispations identitaires et d’instrumentalisation du concept de laïcité à des fins politiques, il est donc certainement urgent de revenir sur cette évolution de nos rapports à l’universalisme. Pour ce faire, Maurice Samuels structure son étude chronologiquement depuis les années du XVIIIe siècle qui ont conduit à la Révolution jusqu’à l’époque contemporaine. Le parcours proposé, encadré par l’actualité la plus récente avec les attentats de Charlie Hebdo, est dès lors ce qui autorise à sortir d’une vision figée des choses, en mettant en lumière les réseaux de pensée, les articulations et les transformations de la notion au contact de l’histoire et de la société, en retraçant une histoire qui est surtout une histoire de notre pensée de l’universalisme.

À cette fin, l’essai repose sur une série de lectures rapprochées de textes qui sont destinées à cerner la manière dont la pensée et l’idéologie s’élaborent et sont véhiculées. Conçu comme une archéologie des discours de l’universalisme, il inclut des articles de presse, des rapports administratifs, des traités philosophiques, des romans, des pièces de théâtre et des films qui, tous, ont contribué, d’une manière ou d’une autre et à divers degrés, à la construction des différentes strates auxquelles s’adosse le concept de l’universalisme français.

 

Petite histoire de l’universalisme

La première période examinée par Maurice Samuels est celle des Lumières, en particulier les années précédant la Révolution et où apparaît une nouvelle manière de problématiser la place des Juifs dans la nation. Le débat, qui porte sur la manière de les incorporer dans la société, a, comme le montre de façon très convaincante Maurice Samuels, permis de formuler quelques-uns des principes fondateurs de l’universalisme en tant qu’idéologie politique.

Pour de nombreux penseurs, l’urgence était de faire évoluer les Juifs vers le statut de citoyen, de les transformer pour les faire accéder à l’universalisme, comme Mirabeau et l’abbé Grégoire qui développent une idéologie de la régénération des Juifs dans laquelle les droits qu’on leur accorde ne le sont qu’en échange de l’assimilation. Le philosémitisme de l’abbé Grégoire se soutient ainsi d’une dénonciation de l’abjection physique et morale des Juifs qui sont les obstacles à surmonter en vue de les assimiler. Les propositions qui émergent après 1789 sont, à cet égard, différentes en ce qu’elles ne mettent plus autant l’accent sur la régénération ou l’assimilation, mais s’attachent aux Juifs dans le but de définir un nouveau type de nation qui ne soit plus fondé sur le droit du sang mais sur l’idéologie républicaine. Le Juif est désormais un outil herméneutique, philosophique, social et politique, qui permet de réfléchir à des changements plus vastes. La différence juive, en particulier chez Clermont-Tonnerre et Robespierre, n’est plus une pierre d’achoppement de l’idéal universaliste, mais la preuve que celui-ci assez puissant pour se passer de métamorphoser au préalable ses sujets. Le changement de posture de l’abbé Grégoire est d’ailleurs tout à fait révélateur de cet infléchissement : il se montre désormais plus indulgent, prônant une méthode de transformation moins punitive en raison de l’importance inédite prise par le principe de citoyenneté.

La seconde période étudiée se concentre sur la monarchie de Juillet, avec le cas étonnant de l’actrice Rachel Félix qui a contesté la place des Juifs dans les représentations collectives en choisissant, de manière provocatrice, d’afficher sa judéité, voire d’en exacerber les traits. Celle-ci s’est rendue célèbre au cours d’une représentation d’Esther en février 1839 à la Comédie-Française qui avait été planifiée pour célébrer rien moins que la fête de Pourim. Le débat qui s’engage, et qu’on retrouvera encore sous la plume de Lacretelle au XXe siècle dans son Silbermann et qu’Albert Cohen ne cessera de mettre en scène avec ses personnages juifs que sont les Valeureux, grands amateurs de Ronsard, Corneille, Racine et de La Marseillaise, est de savoir si une Juive peut incarner la culture française, voire même la comprendre. Maurice Samuels s’intéresse aux controverses liées à la carrière de Rachel et à la manière dont elles ont infléchi ou enrichi la réflexion sur l’universalisme. Car un nouvel élément avive désormais les débats : le rôle de la culture comme marqueur identitaire et facteur d’appartenance à la nation. C’est dans le monde germanique que, dès le début du XIXe siècle, chez Fichte, Hegel, Herder ou Humbolt   , la notion de culture est posée comme centrale, notamment en regard de celle de civilisation. Ce concept suppose en effet une prise en compte du particularisme dans une perspective évaluative. Autour de l’idée d’un génie national, le romantisme français défendra lui aussi une esthétique singulière qui se démarque de celle d’autres pays ou époques. Si la Monarchie de Juillet est une période de calme relatif quant à la relation aux Juifs, il est possible d’apercevoir ici la manière dont, en sortant l’idée d’unité nationale de l’abstraction, la culture pourrait servir à justifier une série d’antagonismes et d’ostracismes, tout comme une certaine vision de la temporalité, l’objectif de sa sauvegarde validant les exclusions, voire les haines.

Au début du XXe siècle, Maurras, Drumont et Barrès revendiqueront d’ailleurs l’idée d’une nationalité de l’art, mâtinée avec la notion de race. Leur mythologie de l’écrivain enraciné sert à la dénonciation de l’art juif, déraciné et incapable de s’affirmer dans un terreau culturel propre. L’œuvre littéraire est promue au rang de signe d’une identité collective, d’une culture, d’une nation. Une esthétique y dépend, presque génétiquement, de l’esprit d’un peuple et d’une race.

Or cette période charnière entre le XIXe et le XXe siècle se noue, on le sait, autour de l’affaire Dreyfus qui a été une rupture majeure sur la scène politique et intellectuelle parce qu’elle a représenté une grave crise et une mise à l’épreuve de l’universalisme français. Évitant de disperser son propos en multipliant les exemples, Maurice Samuels choisit de se pencher sur le cas tout à fait symptomatique de Zola pour éclairer la manière dont l’universalisme se positionne alors face aux Juifs. L’essayiste rappelle d’abord que, dans L’Argent, Zola met en place une vision stéréotypée d’un Juif capitaliste, en recourant à un certain nombre de clichés, empruntés notamment à Bontoux et Drumont. Il est ainsi courant de considérer que Zola aurait fini par transcender cette perception réductrice au moment de l’Affaire puis dans son dernier roman, Vérité. Maurice Samuels fait valoir que les choses sont cependant plus complexes et que la relation de Zola aux Juifs demeure pétrie d’ambiguïtés. Ses articles pendant l’Affaire trahissent un infléchissement de sa pensée sans toutefois renoncer à une certaine méfiance envers les Juifs, particulièrement dans « Pour les Juifs ». Zola y associe le capitalisme à un conflit de races où plane la menace d’une défaite des chrétiens, telle qu’elle est déjà dépeinte dans L’Argent. Mais il a compris que la victoire ne serait pas possible sans un changement de démarche. Il propose ainsi « une infaillible méthode pour battre les Juifs à leur propre jeu : devenir comme eux »   . Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de défendre les Juifs en appelant à lutter contre eux avec leurs propres armes. L’argumentation, pour le moins pernicieuse, est que la persécution des Juifs ne fait que les rendre plus forts et qu’il vaut donc mieux aller dans le sens de l’universalisme, en leur octroyant des droits qui les empêcheront de l’emporter. Car, en s’assimilant, le Juif finira par disparaître. Or, dans le roman posthume Vérité qui constitue une transposition de l’Affaire, Maurice Samuels démontre comment le combat de « Pour les Juifs » n’est pas supprimé mais déplacé du plan financier à celui des valeurs républicaines. Certains stéréotypes antisémites se maintiennent et la grande explosion de philosémitisme qui le conclut, où triomphe l’universalisme républicain, reste une manière insidieuse de mieux effacer les Juifs par leur assimilation.

Nous invitant aux lectures croisées, Maurice Samuels analyse d’ailleurs un élément souvent négligé des Réflexions sur la question juive de Sartre et qui en fait pourtant toute l’originalité : sa dénonciation d’un universalisme, très proche de celui de Zola, et qui, à la recherche d’une nation abstraite et homogène, appelle, pour soutenir les Juifs, à une assimilation qui les fait disparaître. Et malgré cela, Sartre en arrive à réclamer lui aussi l’assimilation, posture qui ne peut s’éclairer qu’en en comprenant la raison profonde : l’essai délaisse alors une pensée psychologique et phénoménologique pour un matérialisme philosophique où l’antisémitisme, tenu pour un corollaire du capitalisme, s’annihilera avec l’extinction de ce dernier, le Juif n’ayant plus alors à se définir lui-même comme Juif dans le regard de l’antisémite   .

 

D’une grande rigueur démonstrative, The Right to Difference est un livre clairvoyant et utile pour mieux saisir notre relation à l’universalisme. Des années précédant la Révolution à l’universalisme intransigeant de Finkielkraut et à celui qui se fait instrument d’exclusion chez Badiou, Maurice Samuels élabore un parcours tout en nuances qui ne cherche jamais à formuler des prescriptions définitives. Car entreprendre cette archéologie de l’universalisme n’est pas prétendre établir une sorte de philosophie de l’histoire, une typologie ou un mode d’emploi, mais dessiner plus largement un cadre de compréhension global à même de fournir des clefs pour le présent. On est ainsi amené à déduire des réflexions de Maurice Samuels que la notion même d’universalisme semble problématique dès qu’elle apparaît parce qu’elle se scinde en deux, un idéal qu’elle désigne et le fait qu’elle incarne, une existence concrète qui ne satisfait pas toujours aux conditions théoriques dont elle émane. Cette tension est particulièrement sensible dans l’une des périodes étudiées par Maurice Samuels, la colonisation   . Il s’agit en effet du moment où l’universalisme comme valeur rencontre le plus violemment les paradoxes face auxquels le place l’universalisme comme fait, en regard des minorités juives et musulmanes qui, en Algérie, ont été traitées chacune selon des modalités différentes. Reste qu’au terme de la lecture, il s’agit pour nous de mesurer à quel point l’idéal universaliste ne peut être formulé en faisant l’impasse sur le fait qu’il est, nous engageant alors vers un modèle conceptuel qui doit impérativement prendre conscience de ses contradictions s’il veut contribuer à une critique véritable et efficace de la société