De A comme « Aglaé » à Z comme « Zéro baise », Régis Jauffret reprend la forme des histoires en une page et demie pour radiographier nos désastres.

Dans une écriture à l’os, les nouvelles Microfictions de Régis Jauffret nous font entrer dans la tête cabossée de nos contemporains et dans l’enfer de vivre. Le couple, la famille, le travail, tout passe à la moulinette de ces récits compressés où la noirceur et le pathétique dominent, non sans une forme paradoxale de comique et de jubilation alors même que la mort apparaît bien souvent comme la meilleure solution. « Toutes les vies à la fois », note l’auteur sur la quatrième de couverture de ce « roman » paru onze ans après une première série de Microfictions (Gallimard, 2007), où la quatrième de couverture proclamait cette fois : « Je est tout le monde et n’importe qui ». Les individus sont seuls et médiocres et l’intimité n’est jamais un recours, elle semble même interdite, dans cette version 2018 qui fait la part belle aux réseaux sociaux et où on trouve des échos violents du nihilisme et du terrorisme. L’ensemble suit l’ordre alphabétique des titres, et propose un dictionnaire incongru du monde contemporain, et notamment de ses habitants les plus déclassés et les plus démunis : « Je dormirai blotti contre vous. Je ne prendrai pas de douche, ne prévoyez pas non plus de brosse à dents. Je veux que vous respiriez toute la nuit mon odeur d’homme de rue. » Le temps avale tout sur son passage et rien ne lui résiste : « Une vie vieillit comme un corps. Parfois beaucoup plus vite que le nôtre. À force de satiété, elle grossit, s’empâte, devient ennuyeuse comme le bonheur sait l’être quand il dure trop longtemps. »

 

Mille pages de trouvailles et de variations pour un musée des horreurs et des peurs

Les titres annoncent la couleur atroce de ces vignettes désastreuses : « Paysage sans issue », « Orgie de mélancolie », « Interventions chirurgicales punitives », « Glaçons de sang »… Tout humanisme est tourné en dérision, comme l’idée d’une littérature du care, supposée soigner le monde, telle que l’analyse le dernier essai d’Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle (José Corti, 2017). La variation sur le fameux titre d’Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne (POL, 2009), est sans appel : « Je lui dis de s’asseoir à côté de moi, de plonger sa main septuagénaire qui ne me fait plus d’effet depuis longtemps mais permet à mon pénis d’entrer en contact avec d’autres doigts que les miens. » L’imagination est définie comme « cet organe des traîne-savates ». Il en faut pourtant beaucoup pour enchaîner ces histoires horribles en asphyxiant le lecteur, tout en le maintenant dans une sorte de manque que seule l’histoire suivante viendra combler, et cela presque à l’infini, dans un plaisir délicieux et coupable de se regarder encore dans ce miroir déformant, où la folie affleure à chaque page, entre ironie salutaire et pathétique.

On voit passer quelques personnalités dans ce catalogue de nos misères : François Mauriac, François Mitterrand (et sa voyante !), Hubert Beuve-Méry (« J’ai trouvé une place plus paisible aux archives du Monde dont le patron Hubert Beuve-Méry m’a conseillé d’attaquer mon ancien employeur aux prud’hommes. Le juge auquel j’ai eu affaire m’a conseillé de vieillir rapidement si je ne voulais plus être harcelée. »), Hillary Clinton, ébouillantée par une serveuse maladroite de l’hôtel Crillon : « Elle a été prise d’une crise de nerfs tant la sensation de brûlure était vive. J’ai eu le réflexe de lui donner une paire de gifles. Elle a aussitôt retrouvé sa dignité. Elle s’est levée de son siège en grimaçant à peine et a gagné les toilettes stoïque escortée par deux gardes du corps surgis de nulle part à qui elle a fait un signe discret pour leur recommander de me laisser la vie sauve. » L’humanité est « hétéroclite », et on ne peut être bien ni dedans, ni dehors : « La liberté était partout ailleurs dans le monde que dans ces quatre-vingt-cinq mètres carrés. Une envie démesurée de déserter ma cellule. […] J’ai dévalé l’avenue, les passants paraissaient effrayés quand je les saluais. J’ai fini par avoir peur moi aussi. J’avais l’impression que personne n’appartenait à la même espèce. Chacun était à soi seul une espèce différente qui n’existerait jamais qu’à un seul exemplaire. Je suis rentré à la maison. »

Régis Jauffret pratique la microfiction comme une ascèse. Il en écrit une par jour et oublie ce qu’il a écrit, ce qui lui permet de continuer à écrire. Cette amnésie est féconde puisqu’un troisième tome est en préparation. L’humanité ne sort sans doute pas grandie de ce livre, mais la littérature y déploie sa terrible capacité à dire le monde en mettant, comme disait Beckett, « cap au pire »…