La conclusion de la quadrilogie du philosophie Marcel Gauchet sur "L'avènement de la démocratie" et des problèmes qu'il ne manque pas d'engendrer.
L'avènement de la démocratie est une quadrilogie de Marcel Gauchet, historien et philosophe, directeur d’études à l’EHESS et rédacteur en chef de la revue Le Débat. Elle a la double ambition de constituer, à la fois, une histoire philosophique du XXe siècle et une théorie de la démocratie. Elle se situe à la suite de son maître livre, intitulé le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion. Dans cet essai, Gauchet relatait le processus de sortie de la religion qui nous conduit à un monde où les hommes ont comme gageure de se gouverner eux-mêmes.
La création du monde moderne procèderait d’une substitution d’un mode de fondation à un autre : d’une fondation magico-théologique et transcendante à une fondation rationnelle et immanente. Il s’avère, en réalité, que c’est le monde le plus problématique et complexe à maîtriser qui soit. D’où l’enjeu de retracer ce chemin, parsemé d’obstacles et ponctué par des crises. In fine, la modernité se révèle un problème par rapport à elle-même.
Résumé des épisodes précédents
Le premier volume du triptyque, La révolution moderne, s’apparente à un prologue. Marcel Gauchet y dessine le contexte ; il synthétise la révolution de l’autonomie qui s’affirme, entre le XVIe siècle et 1880. Mais, il s'emploie, en premier chef, à cerner, depuis une triple perspective politique, juridique et historique, les trois composantes spécifiques du monde désenchanté. De là la singularité de la démocratie qui procède de la combinaison de ces trois éléments, qui s’avèrent, aussi, son problème.
Le deuxième volume, La crise du libéralisme, propose un récit des années 1880-1914. Cette période constitue la matrice du XXe siècle, dans ses tragédies comme dans ses gloires. S’agencèrent, alors, les fondements de la démocratie libérale, se traduisant par la composition du régime représentatif avec le suffrage universel. Toutefois, la nouvelle Weltanschauung qui s’est déployée, a fait exploser le cadre hérité des structures de l'univers religieux sur lesquelles s’édifiaient les libertés récemment conquises. Naitront, contradictoirement, les totalitarismes d’une part, et, d’autre part, de manière antagonique, se consolideront les démocraties libérales. Tel est l’objet du troisième volume, À l'épreuve des totalitarismes.
Débanaliser l’idée de démocratie libérale
Le quatrième et dernier tome, auquel est consacrée cette critique s’intitule : Le Nouveau Monde. Marcel Gauchet clôture, ainsi, avec celui-ci, sa réflexion sur l’émergence de l’autonomie, c’est-à-dire, plus précisément, les modalités selon lesquelles les sociétés européennes ont cessé de se structurer autour de la religion pour inventer leur propre destin.
L’objectif ultime de cette somme est d’essayer de donner une intelligibilité à ces crises. Elle constitue une tentative de « débanalisation de l’idée de démocratie libérale » . Cette dernière semble, paradoxalement, être une fin de l’histoire. Elle apparaît en effet comme la dernière manière concevable de gouverner les sociétés. Pourtant, elle demeure énigmatique. « La perspective reste la même par rapport au Désenchantement du monde. La thèse majeure que ces volumes s’emploient à défendre et à illustrer repose sur l’idée que les structures de la société autonome s’éclairent uniquement par contraste avec l’ancienne structuration religieuse. […] Ce n’est qu’en ayant suivi la refonte générale des articulations du domaine collectif par laquelle se solde la satisfaction à l’obéissance aux dieux, que l’on prend la mesure du phénomène démocratique dans toutes ses dimensions. » Avec comme principal paradoxe que la quête de l’autonomie du sujet risque d’aliéner les individus, dans la mesure où la société tend à échapper à ses membres : « Le programme de la première modernité a été le dégagement des moyens de l’autonomie. Le programme de la seconde, dans laquelle nous sommes embarqués, bon gré, mal gré, s’annonce pour être celui de l’apprentissage de leur emploi » .
Déconstruction des sociétés
En historien, il débute sa réflexion en actant le changement de monde. Celui-ci, qu’il situe, au milieu de la décennie 1970, annonce l’amplification du problème. Trois grandes caractéristiques de cette nouvelle ère peuvent être identifiées. La mondialisation, d’abord, qui modifie « le système de coordonnées et le cadre du raisonnement qu’elle impose ». Le rôle que l’Amérique joue est, secondairement et pareillement, un trait saillant de la singularité du monde actuel. Enfin, l’élément le plus crucial s’exprime par la rupture avec l’Ancien Monde. La mondialisation ne saurait se réduire à sa dimension économique. Elle participe d’une dynamique qui redéfinit l’ensemble du régime de coexistence des entités politiques, en premier lieu l’État-nation. Va alors s’opérer une « révolution silencieuse ». La mondialisation en sera la lame de fond, le capitalisme se métamorphosera, le monde va s’arc-bouter sur le néolibéralisme et la logique individualiste prévaudra, progressivement, sur le collectif.
Les sociétés vont être traversées par des processus de déconstruction : en premier lieu, en raison de la « désimpérialisation » et la « détraditionnalisation ». Gauchet annonce, dans le sillage de Fukuyama, « la fin de la guerre » et réaffirme que « l’humanité est sortie de la religion ». Le modèle néolibéral s’apparente à « un fait social total », pour reprendre un concept de Marcel Mauss, en ce qu’« il met en branle toute la société ».
Une histoire par moments trop simple ?
Si cet ultime volume est, dans l’ensemble, à l’image de l’ensemble de l’œuvre de Marcel Gauchet, brillant, lumineux, stimulant intellectuellement et d’une ambition rare dans le monde académique actuel, et satisfaisant, globalement, un lecteur exigeant, il n’est pas sans présenter quelques limites et lacunes. Le premier défaut qu’on relèvera est relativement mineur puisqu’il est de forme. On regrettera, en effet, la quasi-absence de bibliographie. L’auteur s’en est, certes, justifié, dans un entretien, arguant qu’elle aurait alourdi son texte de plus de trois cents pages et que son éditeur, Pierre Nora, a décidé de l’escamoter. Choix sans doute compréhensible, du point de vue prosaïque de l’édition, mais dommageable quant à la scientificité de son travail et, souvent, frustrant pour un lecteur soucieux d’approfondir le sujet.
Quant au fond, on soulèvera trois principales critiques qui s’adressent spécifiquement à ce dernier volume, même si elles peuvent s’appliquer à sa quadrilogie et à la thèse principale qui guide l’entièreté de son œuvre. La première peut se formuler à l’aide d’une question simple : le monde a-t-il jamais été gouverné de manière hétéronome ? Inversement, l’autonomie ne procède-t-elle pas, parfois, d’une illusion ? L’un des problèmes qui mérite d’être soulevé tient, en effet, en premier chef, à la pertinence de la dualité hétéronomie/autonomie. Si, force est d’admettre, une évolution et que des lignes de fracture et des ruptures se dessinent, ostensiblement, dans l’histoire de l’humanité, l’on est en droit de s’interroger sur la nature de la césure et sur sa puissance heuristique. Néanmoins, elle souffre, - défaut, peut-être, de sa qualité - de simplifier excessivement des situations, généralement, éminemment complexes. Manque, à l’évidence, à son analyse, une approche anthropologique et psychanalytique. Peut-on affirmer, aussi, simplement, radicalement et pertinemment, que les lois et les idéaux structurants d’un corps social aient jamais véritablement été imposés d’en haut ? Jean Pouillon synthétisa, brillamment et lapidairement, la complexe et étrange situation du croire, dans une formule saisissante: « Ce sont les incroyants qui pensent que les croyants croient ce qu’ils croient ! » .
Par ailleurs, se pose la question, pour des raisons inversement symétriques, de la validité de la pertinence de la thèse de l’autonomie. L’on pourrait aisément étayer que les lois et principes qui gouvernent, pour ne pas dire détruisent, dans le cas du néo-libéralisme, les sociétés contemporaines, viennent, pareillement, d’en haut. D’abord, car elles s’imposent, de facto, aux individus, sans même qu’ils l’aient nécessairement décidé. Ensuite, car ces règles sont traversées, selon d’autres modalités, par une logique de réenchantement du monde.
L’oubli des résistances au processus d’autonomie
La seconde critique tient à l’insuffisante prise en compte des luttes sociales au sein des démocraties et des résistances à son ordre, majoritairement en dehors de l’Europe. La limite de son argumentation réside, à ce titre, dans le tableau qui, fût-il magistralement dressé, élude la dimension socio-anthropologique des luttes sociales et des résistances idéologiques, politiques et culturelles à l’ordre démocratique.
Partant, troisième critique, découlant de la précédente, Marcel Gauchet a tendance, ainsi, à occulter, spécifiquement, une partie du globe puisqu’il néglige, malencontreusement, le monde musulman et se focalise, excessivement, sur l’ère qu’on désignera, maladroitement, d’« occidental », en tout cas issu, majoritairement, de l’aire géographique, historiquement de tradition chrétienne.
De là, pour conclure, en même temps, la puissance intellectuelle de sa thèse et ses apories qui se condensent, plus spécifiquement, dans ce dernier volume, consacré à l’avènement d’un « nouveau monde », comme à jamais arraché au règne des religions. S’il s’avère, indéniablement, singulier et en rupture, sous maints aspects, il conserve, cependant, une continuité que Marcel Gauchet tend à sous-estimer. En réalité, il ne faudrait, sans doute, pas tant annoncer la disparition totale des religions que leurs métamorphoses. Continuité dans l’histoire, elles s’adaptent, mutatis mutandis. Ouvrant, ainsi, la perspective d’une réflexion sur l’architecture du monde contemporain en temps de désenchantement du monde