Vingt-six ans après la chute de l’URSS, cet ambitieux ouvrage collectif entreprend l’exploration d’un vaste corpus, aussi éclectique que méconnu.

En adoptant des approches multiples – historiques, économiques, sociologiques et esthétiques – les contributions rassemblées par Eugénie Zvonkine convergent vers un point névralgique, celui de la place problématique du politique dans l’évolution du cinéma russe. L’appartenance des auteurs à différentes disciplines et à différents domaines (professionnels de la distribution et de l’exploitation cinématographique, chercheurs, enseignants, journalistes) et la diversité de leurs cultures (les textes sont initialement écrits en russe, français et anglais) témoignent de la volonté de présenter une palette de réflexions la plus large et nuancée possible. Quant au choix des films étudiés, il vise l’originalité et l’inédit. Les auteurs contournent volontairement les grands cinéastes tels qu’Alexandre Sokourov, dont l’œuvre a déjà fait ailleurs l’objet de nombreuses analyses, pour privilégier les films populaires, de genre, expérimentaux, les séries télévisées, les adaptations littéraires – bref, un ensemble de films et de productions audiovisuelles aussi riche que méconnu du public français.

La période traitée s’étend donc sur près d’un quart de siècle, de la chute de l'URSS à nos jours (1991-2016). Tout au long de cette période très dense, le cinéma russe se heurte à des contextes politiques, sociaux et économiques changeants, résiste aux stratégies vacillantes du gouvernement, lutte avec son passé soviétique et appréhende son avenir incertain en affirmant au passage une forte dimension politique. L’étude de ce corpus singulier se déploie en quatre sections intitulées « Subventions, distribution, exploitation », « Repenser le passé, dire le présent », « Nouveaux réseaux de références » et « Générations ».

 

Le cinéma et l’Etat

L’ouvrage s’ouvre sur une analyse documentée et détaillée de Joël Chapron portant sur l’histoire de l’exploitation cinématographique en Russie depuis 1897. L’auteur s’intéresse à l’évolution de la fréquentation des salles russes et du public russe, à la proportion des films russes et des films étrangers en salles, à la réception par le public russe des films nationaux et étrangers, et à la spécificité du parc des salles russes. En parcourant cette longue histoire, Chapron montre en quoi les événements charnières de l’époque cinématographique contemporaine s’inscrivent dans une certaine continuité politique, économique et artistique. En effet, les mutations évoquées, qu’elles soient législatives (suppression en 1990 du prix unique de location de copies dans le secteur de la distribution, offrant la possibilité des contrats commerciaux), technologiques (modernisation et rééquipement des salles à partir de 1996) ou esthétiques (sortie en 2004 du premier blockbuster russe, Night Watch de Timour Bekmambetov, relançant l’intérêt du public pour le cinéma national), témoignent du glissement progressif du rapport entre l’industrie cinématographique et l’Etat russe vers une nouvelle forme de protectionnisme.

C’est à cette relation ambivalente que s’intéresse Maria Vogt qui, sur une période plus resserrée (celle des années 2000), analyse le rôle joué par l’Etat dans le développement de la production et de l’exploitation cinématographiques russes. Outre les facteurs extérieurs ou collatéraux à la politique cinématographique russe, tels que l’augmentation du PIB, de la démographie et l’implication de la télévision et de la publicité, Vogt évoque les différentes mesures gouvernementales qui orientent nécessairement la relation entre le cinéma et l’Etat. Ces mesures concernent notamment le financement national de la production cinématographique et de la modernisation des salles, le jeu de pouvoir entre les différents leaders du marché, ainsi que le classement des films selon les catégories d’âge.

 

Héritage soviétique : prolongements et réécritures

Cette première approche économique et politique du fonctionnement du secteur cinématographique russe se poursuit avec l’étude de cas des films russes contemporains. Une série de contributions porte sur le rapport ambivalent des cinéastes russes contemporains à leur passé soviétique. Ce vaste problème est traité par les auteurs à travers les différents types d’héritage soviétique : héritage historique, militaire ou littéraire. Dans ce rapport problématique au passé, le cinéma apparaît comme un outil d’analyse, de réécriture et d’actualisation historique.

Birgit Beumers interroge ainsi le rapport du cinéma russe contemporain à son passé à travers l’évolution des films consacrés à la Seconde Guerre mondiale réalisés entre 2005 et 2015. Elle observe d’abord une évolution formelle : à l’occasion du 60ème anniversaire de la victoire, plusieurs feuilletons télévisuels sont apparus sur les petits écrans, tandis que dix ans plus tard, c’est plutôt au tour des cinéastes de représenter la guerre sur grand écran (dans Soleil trompeur 2. L’Exode (2010) et Soleil trompeur 2. La Citadelle (2011) de Nikita Mikhalkov, dans Le Tigre blanc (2012) de Karen Chakhnazarov ou encore dans Stalingrad (2013) de Fiodor Bondartchouk). Mais ce sont aussi les figures symboliques qui semblent, selon Beumers, subir des mutations. Les représentations nouvelles de l’ennemi, de l’héroïsme, du soldat, ainsi que les renvois plus ou moins explicites aux conflits actuels (notamment le conflit en Ukraine) tranchent avec certaines stratégies narratives en cours durant la période soviétique qui visaient par exemple à effacer toute possibilité d’une trace d’humanité chez l’ennemi allemand.

Le cinéma russe contemporain s’empare donc avec insistance des grands événements comme la Seconde Guerre mondiale, mais il revient aussi sur de grandes figures du passé, offrant notamment une relecture de textes soviétiques polémiques, comme dans les adaptations télévisées des œuvres d’Alexandre Soljenitsyne, Le premier cercle, et de Vassili Grossman, Vie et destin, analysées par Natalia Balandina dans un autre texte de l’ouvrage. Ces films permettent évidemment de questionner l’Histoire officielle soviétique. C’est ainsi que, selon Stephen M. Norris, le film L’Amiral (2008) d’Andreï Kravtchouk entreprend de réhabiliter l’image ternie d’Alexandre Koltchak. Amiral de la marine russe, élu Gouverneur suprême de la Russie en 1918, Koltchak avait combattu les bolchéviques. Il fut arrêté et exécuté en février 1920 avant d’être érigé par la propagande en figure « démoniaque, symbolisant l’esprit de l’ancien régime et ses valeurs qui, après 1917 furent balayées par le régime soviétique. » Ce film lui offre au cinéma les funérailles officielles qu’il n’a pas eues un siècle plus tôt.

Cependant, sous la plume de Lilia Nemtchenko, le cinéma russe contemporain apparaît dans le même temps comme un lieu de construction et d’expression d’une certaine nostalgie du soviétique. Au-delà de l’esthétisation et de la commercialisation des symboles soviétiques, l’auteure s’intéresse aux processus cinématographiques de mythification et de démythification des certaines périodes historiques, notamment les années 1960 et 1970, comme actes de maîtrise et de domination de la nostalgie du soviétique. L’auteure cite l’exemple d’Un chauffeur pour Vera (2004) de Pavel Tchoukhraï qui dévoile les revers de l’époque magnifiée du « dégel » (années 1960) : la cruauté des dirigeants soviétiques, l’illusion de la liberté artistique. Le cinéaste « révèle que l’idéologie du stalinisme qui considérait l’individu comme une monnaie d’échange est présente même sous cette surface attractive. »   

 

Les genres du cinéma russe

Dans ce rapport de résistance et de nostalgie envers son passé soviétique, le cinéma russe contemporain invente à la fois au niveau des figures symboliques, des thématiques narratives et des formes filmiques. Dans une nouvelle section de l’ouvrage, les contributions portent sur des genres cinématographiques hétéroclites, dessinant en creux un aperçu de la richesse et de la diversité de ce cinéma. Le cinéma expérimental d’Evgueni Youfit, étudié par Dennis Ioffe, invente une narration « pathographique » et grotesque, initiant un mouvement artistique nommé ironiquement « nécroréaliste ». Ioffe démontre en quoi le fondement de ce cinéma marginal et pourtant profondément ancré dans la société contemporaine serait le « stiob », c’est-à-dire une forme d’ironie amère et transgressive sur une société soviétique en pleine décadence.

Quant à l’article de Frederick H. White, il analyse un genre nouveau dans le cinéma russe, le film de bandits, qui émerge dans le contexte du chaos politique et social qui suit la chute de l’URSS. White présente d’abord les caractéristiques de ce genre introduit par Alexeï Balabanov en 1997 avec son film Le Frère, dans lequel la thématique de la fraternité garantissait une identification immédiate pour le spectateur, et où les sentiments de fierté et d’espoir s’incarnaient dans le personnage romantique de Danila, petit voyou contemporain doté de sens moral et de grand courage. Ensuite, White s’intéresse au film parodique Colin-maillard (2005) du même cinéaste, qu’il considère comme une clôture ironique d’un cycle de films. Il souligne ainsi le rapport critique de Balabanov vis-à-vis de son œuvre, affirmé dans ce pastiche d’un genre cinématographique qu’il a lui-même inauguré et exalté : les gangsters sont désormais idiots et maladroits, leurs menaces sont sans conséquences et la violence devient comique dans son excès. Cette ironie sera d’ailleurs à nouveau soulignée par Nancy Codee dans le dernier article de l’ouvrage, consacré aux héritiers de Balabanov, notamment au groupe de cinéastes appelés « Les Nouveaux Calmes » (Boris Khlebnikov, Vassili Sigarev, Alexeï Popogrebski, Bakour Bakouradzé, Alexeï Mizguirev, Nikolaï Khomeriki). Enfin, comme Dennis Ioffe, Frederick H. White montre une étroite relation entre le succès et le déclin du film de bandits et l’évolution de la société russe contemporaine.

À l’opposé des films de bandits mais bénéficiant d’une popularité semblable, Volha Isakava étudie les comédies romantiques contemporaines, dont il montre qu’elles sont en quête d’une singularité stylistique, aussi bien par rapport aux comédies classiques soviétiques que par rapport aux codes visuels et narratifs hollywoodiens. Isakava introduit et analyse les notions de pochlost (littéralement « vulgarité ») et de kitsch, d’ironie et de grotesque, pour comprendre les principaux moteurs du cinéma populaire. A partir des films Romance de bureau : notre époque de Sarik Andreassian (2011) et Embrassez-les tous ! de Jora Kryjovnikov (2013), Isakava s’interroge sur la volonté des cinéastes de stimuler la nostalgie du soviétique, encore vivace chez le spectateur russe, tout en présentant une image complexe de la société russe contemporaine marquée notamment par les pratiques consuméristes.

 

Auteurs de diverses générations

Marion Poirson-Dechonne s’intéresse de son côté au cinéma d’auteur à travers la figure centrale d’Andreï Zviaguintsev. Elle souligne en quoi ce cinéaste est influencé par l’héritage d’Andreï Tarkovski, aussi bien dans ses thématiques et ses motifs visuels que dans ses partis pris esthétiques et ses références picturales ou religieuses. Elle décèle néanmoins dans leur rapport à l’image une différence essentielle entre Tarkovski et Zviaguintsev. À l’opposé d’une conception spiritualiste de l’image qui était celle de l’auteur d’Andreï Roublev et du Sacrifice, Zviaguintsev fait preuve d’iconoclastie : il interroge des images brisées, effacées, détournées de leur signification, en affirmant la dimension politique de ses œuvres. L’auteure cite l’exemple du Bannissement (2008) et de son motif de l’Annonciation, déployé dans un contexte vaguement mafieux, et détourné par la mère qui sous-entend un faux adultère, s’infligeant ainsi avortement clandestin et suicide. Poirson-Dechonne analyse ainsi le cheminement du cinéma de Zviaguintev en direction d’une dénonciation de plus en plus âpre des mécanismes dominants de la société russe contemporaine, qui culmine dans ses derniers opus, Leviathan (2014) et Faute d’amour (2017).

Ce regard critique sur la société russe contemporaine se retrouve également chez de jeunes cinéastes. Dans son article, Katerina Souverina étudie le « cinéma réel » promu par le festival Kinoteatr.doc inauguré en 2005. L’auteure démontre en quoi ces films empruntant à l’esthétique documentaire et s’attachant à la vie quotidienne, au langage grossier et à l’existence humaine vide et banale dans une société en plein effritement, réinventent une nouvelle image médiatique de la Russie contemporaine, prenant le contre-pied de l’image officielle. Ainsi le film Poussière de Sergueï Loban (2005) dont le héros est un homme gros, mou et à l’intellect peu développé, tourné de manière hyperréaliste multipliant des inserts et des gros plans sur des objets sans importance, s’oppose radicalement à l’image valeureuse de la Russie contemporaine, élaborée par le pouvoir en place, alimentée entre autres par la sacralisation de la victoire de la Seconde guerre mondiale et étayée par les superproductions cinématographiques de Bontartchouk ou Mikhalkov.

Ce regard critique se manifeste également dans les thématiques choisies. À travers de nombreux exemples de films sortis dans les années 2000 et 2010, Eugénie Zvonkine révèle un traitement spécifique de l’espace comme piège, comme lieu d’enlisement réel ou allégorique des personnages dans un passé soviétique. Zvonkine inscrit cette thématique dans une longue tradition littéraire et cinématographique où le désir d’ailleurs des personnages (ceux de Tchékhov par exemple) se conjugue avec leur enfermement dans un espace à la fois géographique et métaphorique. Elle cite entre autres l’exemple de Jour sans fin à Youriev de Kirill Serebrennikov (2008), film retraçant la déchéance de Liobov, une célèbre cantatrice s’apprêtant à quitter la Russie pour travailler en Allemagne. Elle repasse dans sa ville de province avec son fils adolescent qui disparaît mystérieusement. La quête vaine que Lioubov l’enracine dans cet espace clos, bloqué dans le passé soviétique : elle finit comme femme de ménage dans un dispensaire de tuberculeux. 

 

En conclusion

Bien que ce choix soit délibéré et justifié dans l’introduction, on peut regretter l’absence de contributions consacrées aux grands cinéastes du cinéma soviétique encore vivants et actifs après 1991 tels qu’Eldar Riazanov, Alexandre Sokourov ou Kira Mouratova. Il aurait été intéressant de se demander comment leur œuvre évolue dans le contexte politique de la Russie contemporaine. Par ailleurs, l’inventivité formelle dont font preuve les films russes contemporains mériterait un développement plus important ; ce pourrait être l’objet passionnant d’un prochain ouvrage collectif.

Enfin, il faut souligner la structure minutieuse de l’ouvrage, selon un grossissement graduel : du plan d’ensemble sur l’industrie cinématographique dans sa globalité au gros plan sur une thématique ou un motif filmique en passant par le plan moyen sur un genre ou un corpus de films. Mais quel que soit leur sujet, les contributeurs ne manquent pas d’exigence et de rigueur. La qualité scientifique de cet ouvrage réside dans le fait que les auteurs conduisent leur argumentation en prenant en compte différents paramètres : contexte politique, économique et social de la Russie, typologie du public russe, état du marché cinématographique, partis pris esthétiques et narratifs des cinéastes. Le résultat est un livre de référence sur un corpus encore largement méconnu par le public et les chercheurs français.