Dans un dispositif vertigineux et virtuose, Forest n’en finit pas de tracer son chemin somnambulique dans la vie spectrale du deuil de sa fille.

« Un matin, un mot m’a manqué » : l’incipit du roman se pose comme une énigme qui cherchera à se résoudre par l’invention d’une autre histoire, comme dédoublée au miroir de la première, celle d’un homme sur une île, contemplant la mer et la photographiant pour mieux la voir. Chaque chapitre fait avancer dans chaque récit, de façon alternée, avec des échos de l’un à l’autre, imperceptibles d’abord, puis tout à fait évidents à la fin, puisqu’il semble que le personnage, sur le bateau qui le ramène sur le continent, ait entre les mains le roman dont il est lui-même le héros, écrit par le narrateur du début. La mise en abyme entraîne une forme de mélancolie, combattue cependant par cette maxime : « avoir aimé n’a jamais de fin. Il y a toujours une suite. »

 

En compagnie des spectres

Rechercher le mot perdu, c’est finalement trouver ce qui manque irrémédiablement : le nom de celle qui habite toute l’œuvre de Philippe Forest depuis L’Enfant éternel paru en 1997, évoquée avec délicatesse : « quelqu’un que j’avais aimé puis perdu. Un de ces fantômes que le temps efface forcément, différent pour chacun, mais qui semblablement creuse pour tous dans le tissu des apparences l’un de ces trous donnant sur le vide qui avale tout. » Ce spectre né des rêves et de la nuit n’est pas le seul du livre. Il côtoie ceux de Melville, Mallarmé, Borges, Blanchot, Perec, Sarraute… Dans ces conditions, on ne s’étonne guère que la soirée décisive pour celui qu’on prend pour un photographe se déroule dans la seule vraie librairie de l’île, et qu’il soit moins question de connaître que de reconnaître : « Tu ne me reconnais pas ? », demande celle qui est devenue son amante à celui qui l’a d’abord vue sortir de la mer dans sa combinaison, ce qui est l’occasion d’une très belle comparaison entre la nage et l’amour : « Nager, aimer, en tout cas, je le reconnais volontiers, elle le fait mieux que moi. La même chose au fond. Une certaine manière de s’étendre, de se laisser porter, de s’abandonner à ce courant qui vient d’on ne sait où, qui sans doute ne signifie rien mais qui vous procure un plaisir tel qu’il vous fait provisoirement oublier toutes les questions que l’on pourrait se poser à son propos. Le lointain de la vie s’évanouit. Le rivage, on l’a perdu de vue. La terre ferme, on la retrouvera toujours assez tôt. Plus rien n’existe au milieu de nulle part sinon ce sentiment de léviter qui se suffit à lui-même et auquel il n’y a rien à ajouter qui vaille. »

 

Entre le roman et l’essai

Le narrateur se met à lire des dictionnaires, consulte un médecin puis un psychiatre pour guérir cette « aphasie léthologique » : le mot perdu en fait découvrir d’autres, et aussi bien des maux. Le regard porté sur cette discipline est sans concessions ni illusions, puisque le psychiatre et son cabinet semblent être des caricatures : « J’étais peut-être fou — il paraissait le penser. Mais je n’étais pas complètement idiot. Inutile de dire que je ne l’ai jamais revu. Il a dû penser que j’étais guéri. En un sens, d’ailleurs, je l’étais. Grâce à lui. Guéri des espoirs imbéciles que j’avais placés en lui. Et c’était déjà ça. » Les livres qui déplorent la corruption du langage actuel ne donnent pas plus la solution sur le mot manquant. Ils critiquent les nouveaux moyens de communication et la démission de élites, dans une position de surplomb qui ajoute au désastre ambiant. L’Oubli se présente comme une sorte de fable qui poursuit la réflexion sur le réalisme menée dans Crue, roman paru en 2016 qui empruntait des traits à la science-fiction et au fantastique : « Je n’attends rien des livres. Mais j’en arrive parfois à penser qu’à cette condition, ils sont peut-être en mesure de m’offrir ce que je ne leur ai pas demandé. […] La vieille vérité à laquelle on a cru enfant et de laquelle, devenu grand, on n’a jamais désespéré complètement puisque l’on s’imagine toujours en mesure de la retrouver dans chaque livre nouveau que l’on lit. » Ce roman propose, dans une langue superbe, une belle méditation sur le rêve, la nuit, l’oubli, l’amour et le réel. Il s’agit d’un travail de moraliste attentif à ce que recèlent le langage et nos efforts pour y tracer un chemin, entre veille et sommeil. Comme tous les grands livres, il se présente comme un préliminaire à sa propre relecture, qui ne pourra pas non plus en épuiser le sens ni la force.