Un théâtre de comédiens, très apprécié du public de la Porte Saint-Martin. Un public qui méritait un peu plus d'audace et de créativité.

Rappelons l'intrigue du Jeu de l'amour et du hasard. Il est question de marier Silvia à Dorante. Leurs pères respectifs se sont mis d'accord, mais il reste aux futurs époux à se rencontrer et à se plaire. Silvia se méfie des apparences et veut en avoir le cœur net : elle invente le stratagème de se déguiser en Lisette, sa propre servante, et de mettre Lisette à sa place, glissée dans sa robe magnifique et ses manières compassées. De la sorte, Silvia observera le prétendant, à loisir. Orgon, son père, accepte cette comédie avec d'autant plus de complaisance qu'il vient d'apprendre par une lettre que Dorante arrive dans les mêmes dispositions : lui à la place de son valet, et Arlequin, son valet, dans son bel habit. Orgon et son fils Mario se délectent à l'avance des effets de cette double substitution.

 

                                         

                                        Clotilde Hesme (Silvia) et Nicolas Maury (Dorante)

 


Une scénographie conventionnelle

Le décor figure un recoin, dans le jardin d'un hôtel particulier du faubourg St Germain, sous les fenêtres du salon de musique, où une violoncelliste joue les Suites de Bach. C'est un décor de carton pâte et plantes de plastique, presque réaliste, en tous cas très propre. Un décor qui livre son image au public. Mais un décor, hélas, qui oublie que l'art se fonde sur l'imaginaire plutôt que sur l'image. L'imaginaire prospère dans l'esprit du spectateur, non pas sur le plateau. Ici le décorateur en a privé le public. Le réalisme n'est pas toujours impuissant. Mais celui-ci est stérile, faute de la moindre recherche scénographique. Ce décor est fermé, il est fini, il ne demande aucune vision, ni à être considéré, représenté, reconstruit, projeté, voire halluciné. Il est là, il est faux et inerte.

Quant à la lumière, rien, ou plutôt : pleins feux sur le plateau. L'éclairage est celui d'un soleil en plein midi, un soleil qui ne décline pas, des projecteurs auxquels personne ne touchera jamais, singulier appauvrissement d'une scénographie qui n'est pas austère, mais absente, reléguée aux conventions d'un art étouffé. La lumière, au théâtre, soutient et suscite souvent l'imaginaire de la durée. La tension temporelle du Jeu de l'amour et du hasard est très forte, comme dans la moindre partie de jeu d'échecs ou de football. Comment le public pourra-t-il l'appréhender ? Comment faire sentir, par exemple, et profondément, que Silvia voudrait que la farce finisse et que son père au contraire veut la continuer, sans faire appel, pour compléter et développer le jeu des comédiens, à un jeu scénographique composant les espaces, les limites et les lumières ?

Toutes ces préoccupations sont absentes de la mise en scène de Catherine Hiegel. Et cette absence nous enseigne, a contrario, combien le théâtre a été, depuis au moins quarante ans, un champ d'innovations constantes. Des innovations et expérimentations qui n'ont cessé d'approfondir la redécouverte de l'art théâtral, qu'elles soient techniques (en accueillant et appliquant les machines à sa cause, comme cet art l'a toujours fait), scénographiques ou dramaturgiques. 

Le plateau de Catherine Hiegel semble être sourd à cette histoire pourtant déjà longue. L'histoire remarquable d'un théâtre créatif et d'un art vivant. Est-ce parce que la metteur en scène présente cette pièce dans un théâtre privé ? Est-ce que les contraintes du privé interdisent à son public de se familiariser avec l'art théâtral dans ce qu'il montre de meilleur aujourd'hui ? Il n'y a pas lieu de croire que ce dernier empêche le divertissement le plus pur et le plus clair. Est-ce que le théâtre privé n'est pas en retard ? N'est-il pas d'ailleurs le parent pauvre d'un théâtre public qui, en France depuis quarante ans, a su attirer à lui les plus grands artistes, que le privé parvient difficilement à lui subtiliser ? Comme il est étonnant, ce théâtre privé, un peu conservateur, un peu répétitif, accroché à ses boulevards parisiens, et tellement provincial, dénué de tout esprit de « Recherche et Développement ». Par contraste, tout à coup, le théâtre public, avec son maillage territorial de Théâtres Nationaux, de CDN et de Scènes nationales, ressemble à une « silicon valley » de l'innovation esthétique. 

 

 

                        

 

 

Un théâtre d'acteurs plutôt qu'un théâtre de texte

Démuni du soutien d'une scénographie suffisante, le public doit donc compter sur le texte, que des comédiens bien dirigés doivent faire entendre, en ne comptant que sur lui – le texte – et sur eux-mêmes – le jeu. Un théâtre d'acteur, qu'on peut attendre, il est vrai, d'une grande comédienne comme Catherine Hiegel, et non un théâtre total, qu'on pourrait pourtant espérer, si l'on voulait être invités à l'appréciation d'une œuvre. De fait, ces comédiens ont un mérite incomparable, puisqu'il n'y a qu'eux sur la scène pour nourrir quoi que ce soit, et ce soir-là : une pièce de Marivaux.

Cette pièce, aujourd'hui, on l'appellerait Silvia, car c'est la pièce d'une jeune aristocrate aux prises avec l'amour et la vérité. Bon sang ne saurait mentir, disait-on sous l'Ancien Régime, et chaque scène ne cesse de le confirmer. Il n'y a que Silvia pour ne pas voir Dorante percer sous Bourguignon. C'est que la « cristallisation » (pour emprunter à Stendhal) n'opère chez elle que par ce travestissement, ce théâtre dans le théâtre, ou ce fantasme, qui veut que le gentilhomme, même revêtu de guenilles, ou (pire encore) revêtu de « la livrée » (l'uniforme de la valetaille) soit d'autant plus noble et plus aimable qu'il est démuni et humain. L'homme véritable c'est l'homme que la différence sociale n'atteint pas. C'est l'idéal de la chevalerie, l'idéal de Perceval, le Gallois, qui arrive à pied le javelot à la main, tout comme celui de Guillaume le Maréchal   , qui vécut à la fin du XIIème siècle. Il devra, Dorante, pour emporter Silvia, lui sacrifier tout son avoir (l'estime de son père, l'alliance des patrimoines…), et ne compter que sur son être, sur la noblesse de son cœur, en un mot : sur sa chevalerie.

Depuis 89, nous voyons l'humain dans le démocrate, et, depuis Hugo, Zola, Jaurès, dans le travailleur, pourvu que ces deux-là ne tombent pas dans la bassesse, et cela nous empêche de comprendre Silvia, qui voit l'humain dans l'aristocrate, pourvu que celui-ci ne se laisse pas dévorer par le démon d'une fausse distinction. C'est le sens, par exemple, de la leçon que reçoit Dom Juan de la part de son père, au sujet de sa conduite dissolue, dans la pièce de Molière, quant à l'éthique aristocratique. La lecture qui confond Marivaux et Beaumarchais est fautive, et c'est perdre son temps que de chercher dans Le Jeu une critique sociale. C'est certes une cruelle vérité sociale qui émane de la pièce mais non pas une critique, car l'époque de Marivaux n'est pas encore historique – aucune révolution n'a eu lieu, ni industrielle, ni politique, ni culturelle : tout revient toujours dans le même ordre éternel qui assigne les esclaves au travail et les maîtres à l'épée.

En ce sens, Nicolas Maury, pourtant excellent comédien, ne convient pas au rôle de Dorante. Il est trop doux, il est démocrate, la livrée lui donne l'air d'un député du Tiers Etat, il manque de la gentillesse et de l'honneur qui doivent transpirer de sa personne. On ne voit pas bien ce que Silvia peut lui trouver. Il conviendrait beaucoup mieux au rôle de Mario, un frère espiègle mais attentif au sort de sa sœur. Cyrille Thouvenin, qui joue Mario, tout aussi excellent, aurait fait au contraire un bel aristocrate, capable de transfigurer la livrée en veste de hussard. Pour le coup, nous voilà, nous public, avec une substitution supplémentaire sur les bras, dommage collatéral de cette mise en scène !

 

Vincent Dedienne (Arlequin), Laure Calamy (Lisette)

 

Laure Calamy et Clotilde Hesme ne sont pas à contre-emploi, quant à elles. Laure Calamy (Lisette) excelle dans les rôles comiques et elle ne le dément pas ici ; Clotilde Hesme fait parfaitement entendre le texte de Silvia et les démêlés de son cœur. Lorsqu'elle se tortille sur le grill d'Eros, son père et son frère attisant le feu, elle doit faire face à un ridicule : le ridicule qu'on éprouve lorsqu'on nous fait traverser notre fantasme et ouvrir les yeux sur la réalité des choses. Mais – noblesse oblige – cela reste à mots couverts, comme à la salle d'arme on se bat à fleurets mouchetés. lls se comprennent tous les trois, le père (Alain Praslon) et ses deux enfants, et ils n'ont d'intérêt que pour eux trois et pour leur monde. Les deux hommes ne font pas la leçon à Silvia, au contraire, et ils n'ont jamais voulu lui tendre aucun piège. Ils lui ont offert et ménagé une jouissance rare. C'est à cela que s'adonnent les maîtres, dans leur oisiveté.

Arlequin et Lisette traversent ainsi l'intrigue du côté des valets accoutrés en maître. On regrette un peu que la commedia dell'arte ne perce guère sous les déguisements de Laure Calamy et Vincent Dedienne. C'est pourtant bien en référence à ce registre que Catherine Hiegel demande à ce dernier de finir le spectacle par une danse burlesque d'Arlequin amoureux. La metteur en scène aura laissé, semble-t-il, chacun de ces deux artistes développer son talent ordinaire, sans chercher à les pousser plus loin. Au début, l'on craint même que chacun se perde dans son cabotinage personnel. Fort heureusement, Calamy comme Dedienne sont de trop bons comédiens comiques pour s'y laisser aller.

Vincent Dedienne a créé une telle familiarité avec « son » public (sur scène, à la radio, à la télévision...) qu'il suffit qu'il paraisse pour faire rire. C'est une sorte de pathologie douce et sans danger, qu'un public enfant et amoureux ressent très fort pour un comédien plein de générosité. Fernandel savait cela, Bourvil aussi : donner quelque chose, sans réserve – en l'occurrence donner à rire et d'un rire clair, un rire de jeune enfant séduite. Les gens se sentent sauvés quand il rient dans cette clarté spirituelle.

C'est d'autant plus regrettable de le voir faire tout ce qu'il peut pour développer son art, en creux de cette scénographie et de cette dramaturgie pauvres et figées. Il y avait à substituer – puisqu'il s'agit de substitutions – Arlequin à Dedienne. Mais pour permettre une telle incarnation, il fallait que la metteur en scène reprenne de plus loin tout son art à sa source. Malheureusement, elle n'y a pas réussi. Peut-être en a-t-elle été empêchée par les circonstances de cette production et les conditions de sa création. 

Toujours est-il que le public de la Porte Saint-Martin est très bienveillant, il prend ce qu'on lui donne avec une grande gentillesse, car – voilà sans doute le secret – il aime ces comédiens, et il accepte un théâtre de comédiens. Et il n'a pas tort de les aimer, puisqu'ils lui font passer « une excellente soirée ». Seulement cet état d'esprit limite la capacité des artistes à donner le goût du théâtre à ce public. Lorsqu'on a la chance de pouvoir réunir une troupe de comédiens exceptionnels, cette tiédeur n'est-elle pas un grand dommage ?

 

Jusqu'au 29 avril 2018 au Théâtre de la Porte Saint-Martin

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