Comment les vidéos artistiques peuvent-elles investir l’espace public et favoriser sa construction ?

Qui n’a pas entendu dire que la vidéo participait des désastres de notre époque, relativement aux jeunes générations ? Qui n’a pas entendu les discours d’imprécateurs à l’égard des nouvelles technologies des images ? On peut évidemment entrer dans ces diatribes d’une manière ou d’une autre, mais il est une entrée plus subtile dans ce qui ne prend pas toujours le forme d’un débat : celle que nous proposent les analyses portant sur telle ou telle vidéo, ou sur les expositions d’art vidéo. On y apprend assez de choses, à la fois spécifiques et générales, pour comprendre en même temps la nécessité de se démarquer de la culture crépusculaire du temps relative à l’art vidéo.

Des ouvrages sur cette pratique artistique, il en est de nombreux, parmi lesquels certains sont tout à fait probants. Nonfiction en a déjà présentés. Nous souhaitons cependant en ajouter un à la liste des ouvrages qui ne formulent ni des vénérations, ni des péjorations à son égard, parce qu’ils entrainent plutôt le lecteur à se ressaisir dans ses présupposés, à accepter d’élaborer des questions et à discuter la place historique de l’art vidéo. Corps et images ouvre d’ailleurs sur une perspective souvent encore négligée, et qui déborde celle des seules vidéos : celle des expositions d’art vidéo. Il en néglige d’autres sur lesquelles il faudra sans doute revenir un jour (la Grande image, etc.).

L’ouvrage rassemble des textes, des entretiens et des points de vue sur des projets qui, chacun, participent d’un questionnement des expériences et exercices produits par l’image en mouvement exposée.

 

Une série de questions

Sous la direction de Jacinto Lageira et de Mathilde Roman, les auteurs partent d’une question : est-ce que la vidéo participe au développement d’une autre conception de l’art, de l’œuvre, du spectateur ? Que ce soit un art récent, c’est certain, et les dates relevées dans cet ouvrage le montrent. Que cet art renvoie à des acteurs majeurs, qui en douterait, même s’ils s’enferment moins qu’on ne croit dans une « scène » particulière ? Que les grandes expositions internationales se soient mises à l’heure de la vidéo (Cassel, Venise, Londres... et le Jeu de Paume n’est d’ailleurs pas en reste) est une autre évidence. Et qu’un public ait largement commencé à se définir par la vidéo, c’est plutôt une consécration.

Pour autant, bien des utilisations de la vidéo demeurent liées au territoire de la représentation et de la narration linéaire. Néanmoins, un mouvement plus récent, dans ce cadre fixé des nouveaux enjeux promus par des artistes vidéastes, contribue à faire une place plus large au spectateur, à son corps et à ses images. Explorer l’exposition de vidéos comme un terrain à traverser avec un corps en mouvement, interrogeant la saisie des images, la saisie de soi dans le processus de perception et le passage d’une vidéo à une autre : ainsi se constitue un nouvel axe de travail. Peter Campus, par exemple, produit des expositions dans lesquelles l’image ne fonctionne que si le spectateur entre dans l’espace, comme si sa présence était attendue. Et d’ailleurs pourquoi pas, si l’on se réfère à l’idée même d’art d’exposition, et si on le pense dans son rapport classique entre sujet et objet ? Si l’humain regarde l’œuvre d’art, celle-ci lui rend son regard parce qu’il s’agit d’une œuvre humaine et non d’un ouvrage de la nature.

 

Cartographie de la galaxie écran ?

Évitant d’être trop général, Corps et images ne prétend pas dresser une telle cartographie. Ce n’est pas son échelle, qui relève d’une autre recherche. En revanche, il n’est pas inutile, comme le propose Élie During, de s’essayer à un jeu de précision concernant cette forme d’art. Fallait-il pour autant ouvrir un chantier de définition ? Ce n’était peut-être pas la bonne voie à suivre, celle de l’essence d’un phénomène, laquelle veut ramener à l’unité une multiplicité de vidéos, que seule réunit la technique (encore que la différence entre digital et non digital, etc., ne facilite pas non plus la tâche). L’auteur a raison, d’ailleurs, de faire remarquer que la diversité d’écrans (miroir, panneau LED, écrans de cinéma, moniteurs, tablettes numériques, etc.) donne la mesure d’une différenciation nécessaire, là où souvent on parle sans trop réfléchir de l’omniprésence des écrans ou de leur surabondance.

Disons aussi que la vidéo ne se réduit ni à un simple problème de technique, ni à un pur medium. C’est un art susceptible de donner un point de vue sur la fabrication des images et sur l’image.

Enfin, ajoutons que la caractérisation de l’art vidéo par son public, même à l’ère de la reproductibilité technique (Walter Benjamin), n’est pas non plus suffisante. Au besoin, la différence avec le cinéma l’indique : ce ne sont pas les mêmes images, ni les mêmes conditions d’approche, ni le même rapport « à la masse » (si l’on suit Sigfried Kracauer).

Encore cette entrée en matière (c’est pourtant un article de fin d’ouvrage) nous rapporte-t-elle à l’histoire de l’art. La vidéo est encore trop souvent analysée au prisme de la Renaissance : la fenêtre qui montre, celle au travers de laquelle le spectateur voit un spectacle. Or la vidéo a une tout autre propriété : on ne voit pas à travers l’écran, il arrête plutôt le regard, il le sidère sans doute aussi. Disons qu’il s’agit plutôt d’une surface de projection.

 

Les œuvres analysées

Afin d’éviter les pièges habituels en cette manière, l’ouvrage propose des entretiens avec des vidéastes, qui nous relient aux œuvres plutôt qu’aux discours généraux.

Il est vrai que les vidéos citées, par exemple celles de Aernout Mik – un regard sur le moment où tout s’effondre et où on guette l’avènement d’une situation nouvelle dans une œuvre sans commencement ni fin –, Sebastian Diaz Morales, Mieke Bal – nous ne commentons pas son texte faute d’avoir vu les vidéos étudiées –, etc. méritent des analyses internes, notamment sur le plan de la relation aux spectateurs. Elles explorent des frontières entre le réel et la fiction, des entrelacements de niveaux de lecture, des dimensions poétiques et des dimensions documentaires, etc.

Morales, notamment, explique que, dans ses vidéos, « Le spectateur est invité à recomposer sa compréhension du réel à partir des nombreux fragments de cette réalité préalablement enregistrée. Je propose au spectateur d’assembler différemment les pièces qui constituent le puzzle du sens ».

Un texte de Duncan White propose une belle analyse de Shoot de Chris Burden (1970, université de Kent). Il élabore une analogie entre le shoot photographique et le shoot réel (puisque le premier témoin de ce geste de Burden est photographique, la vidéo ne venant que plus tard). Il se demande aussi comment le shoot photographique participe de l’événement. Et nous renvoie à un parallèle excitant avec L’Exécution de Maximilien d’Édouard Manet.

Dans le même ordre d’idée, Kate Mondloch entreprend l’étude de TV Buddha de Nam June Paik (une expérience contemplative en miroir ?) et Jacinto Lageira interroge l’œuvre d’Omer Fast, avec ses montages en ellipses et ses mises en abyme de récits : le rapport entre le corps du spectateur, les corps détruits mis en scène et les espaces de monstration comme corps enveloppant, déterminant aussi la perception.

 

Interface et régime de visibilité

Reste que, pour revenir à l’art et/ou le rapport à ce qu’il est convenu d’appeler l’art d’exposition (le lieu d’exposition lui-même sera commentée ci-dessous), les auteurs ne cessent d’insister sur l’intervention du spectateur et de la spectatrice dans la relation aux images. Qui ne voit se concrétiser là le principe même de l’art d’exposition, susceptible, rappelons-le non seulement de présenter des œuvres mais aussi de questionner le spectateur sur sa capacité à vivre et à croire ce qu’il voit ? Mais qu’en est-il du côté du nouveau médium qu’est l’art vidéo, dans sa distance avec le cinéma, la télévision et les codes traditionnels de la représentation ? Dans sa distance, par conséquent, avec le modèle classique de projection de l’œuvre sur une conscience désintéressée ! Ni liée à une figure de spectateur, ni engagée dans un simple face à face, l’art vidéo semble ne pouvoir se départir de la déambulation des corps dans des espaces.

Chacun des auteurs et interviewers en est convaincu : la vidéo déborde la relation frontale qui domine la conception théâtrale de la fenêtre ouverte sur la nature (telle que l’ouvre Léonard de Vinci). Parfois même, certains auteurs croient observer dans la corrélation classique œuvre-spectateur une passivité qui n’est pas si évidente qu’ils le croient, et forgent un discours sans doute un peu « à la mode », à défaut d’être juste.

Car, dans tous les arts, ce serait une de leurs propriétés, le regard doit toujours s’adapter, se régler par rapport à l’image qui implique le spectateur, requiert son attention, l’activation de sa mémoire et la construction d’un temps spécifique...

Peut-être faut-il y voir une autre idée : la relation du spectateur à une vidéo serait d’une autre nature. Il faudrait alors se concentrer sur l’étude du spectateur, qui deviendrait ou serait devenu par la vidéo le lieu corporel des images. Lageira souligne, à ce propos, notre lente construction de nous-mêmes, en tant que sujets, qui s’établit à travers des récits, ceux des autres, les œuvres, et ceux auxquels elles s’adressent. Le spectateur ou la spectatrice serait donc un être qui doit être enclin à reconstituer, recomposer les parties éparses d’images ou de séquences, tout en les rapprochant du récit de sa propre existence.

 

L’exposition : enveloppe ou espace à vivre ?

Ce n’est peut-être pas le même problème en ce qui regarde les expositions vidéos. Le spectateur le sait, qui doit y apprendre la patience, qui allonge le temps de visite, et décider ou non de passer du temps devant telle ou telle vidéo.

Le constat initial commun à l’ensemble des articles rassemblés est le suivant : l’exposition est devenue un lieu de recréation de soi. Les expositions de vidéos d’art changent le rapport à soi du spectateur. Non seulement la vidéo offre la possibilité de produire des images en direct et rend possible l’intégration du corps du spectateur, mais l’exposition lui offre une autre déambulation, l’ouvre à une autre manière de faire attention aux images, d’autant que le lieu participe de l’œuvre. Non seulement la vidéo met à distance du corps par le regard, en se défaisant de la perspective, mais l’exposition permet de tester différents points de vue par le déplacement. Elle élargit la conscience du lieu, du présent et du corps.

Les installations multi-écrans permettant de se déplacer au milieu des écrans déployés dans toutes les directions possibles. Le spectateur projette aussi son ombre sur l’écran, doit s’ajuster, éviter de gêner l’autre, etc.

En cela, l’exposition n’est plus seulement un écrin ou une enveloppe pour des œuvres. Dès 1963, Nam June Paik l’a montré dans Exposition of Music – Electronic Television. Quand nous n’en sommes pas, de nos jours, à des expériences audiovisuelles artistiques participatives multiples. D’ailleurs, les concepteurs des expositions savent bien quel est le dilemme : comment présenter des œuvres ensemble, prises entre l’isolement requis par autant de propositions individuelles et le commun d’une exposition collective ? Cela ne fait qu’augmenter une autre difficulté, s’agissant des architectures et scénographies des expositions de vidéos : celle qui porte sur la relation au corps de la spectatrice ou du spectateur, manifestée par les hésitations devant les parcours, une certaine manière de passer derrière l’écran, de couper la vision de tel autre visiteur, etc. Le spectateur accomplit-il finalement une performance ?

 

De l’immersion

Il faut enfin insister sur le rapport des expositions de vidéos d’art à la question de l’immersion (David Claerbout, Nam June Paik...). De cette dernière, Élie During affirme qu’elle renvoie à un statut atmosphérique de l’image, fondue dans le décor au point de constituer un nouveau milieu au sein duquel le spectateur est conduit à évoluer. Mais, ajoute-t-il, il faut encore que le milieu soit en même temps constitué comme une scène, pour que l’image ait lieu. C’est dans cet ordre d’idée qu’un Patrick Maniglier présente l’exposition Movimenta. Ce titre constitue un acte de pensée, une orientation donnée au spectateur pour qu’il contribue d’avance à accepter ce qu’il va voir. Il décrit une part du contenu artistique mis en œuvre.

Il convient donc de se demander pour terminer si les pièces interactives, dans de tels cadres, si les dispositifs/installations de projection vidéo, évitent pour autant la distraction, la consommation rapide des images, la requête en accès immédiat au sens, tel qu’ils sont formulés devant les vidéos en général, et les jeux vidéos en particulier. Le spectateur des expositions de vidéos ne serait donc pas, par principe, un errant, flottant entre réel et fiction, immergé seulement dans l’exposition !