S'intéresser à Ce que les riches pensent des pauvres (Seuil, 2017) peut sembler la moindre des choses lorsque les inégalités s'emballent et que la pauvreté ne se réduit plus. Le premier enjeu de la question est de taille, puisqu'il s'agit de cerner les déterminants de la solidarité vis-à-vis des plus pauvres, dans différents contextes sociaux, et de prendre la mesure des préjugés qui y font obstacle. Pourtant, cette question a rarement été posée, depuis le classique de Louis Chevalier   . C'est néanmoins à y répondre que s'emploient les auteurs de cet ouvrage, paru en septembre dernier, qui nous font ainsi partager les résultats d'une belle enquête de sociologie, et qui ont bien voulu répondre, de façon collective, aux questions de Nonfiction.  

 

Nonfiction : Comment en vient-on à s’intéresser à la perception de la pauvreté par les riches ? Quels aspects du fonctionnement de nos sociétés cette perception est-elle susceptible d’éclairer ?

Serge Paugam, Bruno Cousin, Camila Giorgetti, Jules Naudet : On ne peut pas complètement comprendre les inégalités et la pauvreté sans s’intéresser à la vision qu’en ont celles et ceux qui bénéficient le plus de l’état actuel de la répartition des diverses ressources, à savoir les classes supérieures. Celles-ci ont un poids disproportionné sur les décisions individuelles et collectives contribuant à la perpétuation ou à l’aggravation des inégalités, et à la légitimation ou à l’inverse à la déligitimation des politiques de lutte contre la pauvreté. Elles ont aussi un rôle important dans la diffusion des représentations et des divers registres argumentatifs sur lesquels s’appuie la stigmatisation des pauvres.

Ainsi, ces frontières symboliques tracées par leurs discours – en exprimant plus ou moins explicitement ce qui est moralement respectable, distinctif culturellement ou économiquement valable – peuvent contribuer au marquage et à la consolidation des frontières sociales ou, au contraire, à leur effacement ou leur déplacement. Autrement dit, et pour le dire plus simplement, si l’on veut vraiment combattre les préjugés envers les classes populaires et les pauvres, et les effets de ceux-ci, il n’est pas suffisant de les démentir. Il faut aussi analyser et comprendre ces préjugés dans le détail, ainsi que les différentes façons dont ils se déploient.

 

Vous distinguez différentes dimensions au sein des représentations que les riches ont de la pauvreté. Selon les contextes (votre étude porte sur plusieurs quartiers de Paris, São Paulo et Delhi), elles peuvent prendre une importance plus ou moins déterminante. Pourriez-vous les expliciter ?

Notre ouvrage porte principalement sur comment les classes supérieures des quartiers les plus socialement sélectifs de Paris, São Paulo et Delhi se représentent les classes populaires. Il est issu de l’analyse de 240 entretiens approfondis (80 dans chacune des trois villes), que les habitants de ces quartiers nous ont accordés entre 2012 et 2014. Ce qu’il en ressort d’abord, c’est qu’au quotidien le souci principal des classes supérieures, en termes de stratégie de distinction, n’est pas de se démarquer des plus pauvres. Principalement parce que nous vivons, même en France, dans des sociétés tellement inégalitaires que la distinction générale entre les catégories aisées et défavorisées va le plus souvent de soi. En revanche, nos interviewés cherchent souvent activement à se démarquer des classes moyennes-supérieures et moyennes, plus proches d’eux et vis-à-vis desquelles ils tiennent à affirmer et défendre leur supériorité statutaire. Ils cherchent aussi à se protéger des interactions avec les classes populaires, lorsque ces dernières sont perçues comme des menaces à l’égard de leur mode de vie ou de leur sécurité physique ou sanitaire. Enfin, il leur faut éventuellement répondre à la critique sociale, voire à leur propre mauvaise conscience, en montrant autant que possible que leurs privilèges ne sont pas le produit d’injustices trop flagrantes.

Néanmoins, effectivement, si l’on retrouve dans les trois villes une préoccupation pour le maintien d’un ordre moral local et d’un environnement culturel caractéristiques des quartiers bourgeois, ainsi qu’une stigmatisation des pauvres en termes de péril physique et d’atteinte à la propreté, ces différentes dimensions n’ont pas le même poids et se déclinent différemment dans chacun des cas nationaux que nous avons étudiés. Les interviewés parisiens considèrent moins les pauvres comme dangereux et sales que ce n’est le cas à São Paulo, où – il faut bien le reconnaître – les taux et niveaux de violence à l’échelle de la métropole sont particulièrement élevés, la police elle-même n’étant d’ailleurs pas en reste. De même, la représentation des pauvres comme sales, potentiellement malades, désordonnés et enlaidissant la ville est davantage prononcée et récurrente à Delhi. Les expériences concrètes sur lesquelles s’appuient ces représentations des pauvres sont aussi différentes. En effet, les beaux quartiers parisiens sont tous plus ou moins éloignés des espaces où se concentrent les classes populaires, alors que ces deux types d’espaces peuvent être contigus à São Paulo et Delhi.

Quant aux justifications et aux explications des inégalités et de la pauvreté par les interviewés, elles opposent parfois, mais le plus souvent combinent, une mise en récit en termes de naturalisation, dénonçant le caractère hérité et donc largement irrémédiable de la situation des pauvres, à un autre argumentaire visant à les culpabiliser de ne savoir y remédier eux-mêmes. Et l’on constate que cette éventuelle articulation entre naturalisation et culpabilisation s’opère de façon différente dans les trois pays étudiés…

Par exemple, un tiers des interviewés indiens développent une explication par la caste et le karma décrivant l’infériorité de naissance des groupes subalternes comme le résultat de leur démérite dans leurs vies antérieures. Alors que leurs homologues parisiens insistent sur la paresse des pauvres en y voyant une tare certes héréditaire, mais dont ils seraient responsables : si la grande majorité des interviewés évoquent spontanément les déterminants sociaux de la pauvreté et considèrent comme évident que tous les enfants ne disposent pas des mêmes opportunités et chances de réussite, ils n’en sont pas moins nombreux à affirmer que les adultes pauvres qui le restent manquent de volonté pour s’extraire de leur condition.

 

Ces représentations de la pauvreté différenciées selon les contextes peuvent être mises en relation, expliquez-vous, avec les déterminants de la solidarité à l’égard des pauvres. Pourriez-vous, là encore, expliciter cela ?

Il existe un rapport entre les modalités d’altérisation des pauvres et la façon dont se manifeste la solidarité à leur égard. Dans la société salariale française, les conquêtes sociales, l’importance accordée aux groupements professionnels dans la revendication et la défense des droits sociaux, l’idée selon laquelle les citoyens sont des associés solidaires face aux aléas de la vie et surtout l’institutionnalisation de l’Etat-providence ont forgé une représentation plus englobante de la solidarité et permis une réduction des inégalités sociales. Mais les risques de fragmentation existent et sont de plus en plus visibles : ce qui faisait tenir ensemble des individus et des groupes divers au sein de cette société salariale s’affaiblit peu à peu au profit d’une logique de plus en plus diffuse en haut de l’échelle sociale et terriblement menaçante, qui affecte tout à la fois : le principe de mixité sociale, la notion d’espace public démocratique et ouvert à tous, la confiance mutuelle... 

 

Vous expliquez en effet que les représentations méritent aussi d'être reliées aux conceptions de l’organisation sociale et tout particulièrement aux types de liens sociaux qu’une société reconnaît et valorise. Comment se caractérise la France sous cet aspect ? Et quelles implications cela a, selon vous, sur les représentations de la pauvreté, voire sur ce qui fait encore obstacle, dans notre pays, à une plus grande solidarité ?

Pour interpréter ces variations, le dernier chapitre de notre ouvrage s’appuie sur la théorie de l’attachement développée par l’un d’entre nous (Serge Paugam). Dans la perspective de cette grille d’analyse théorique, le processus de naturalisation de la pauvreté et de sa reproduction est plus souvent associé au régime de solidarité familialiste, c’est-à-dire à un régime où le cadre normatif de la solidarité repose, de façon prééminente, sur le lien de filiation et la morale domestique, favorisant la défiance à l’égard des institutions publiques, y compris de celles censées promouvoir la cohésion nationale ou réduire la pauvreté. Or, les entretiens réalisés à São Paulo et à Delhi indiquent que nos cas d’étude brésilien et indien relèvent davantage de ce type de configuration que la France.

Les discours sur la pauvreté tenus par les interviewés franciliens ne remettent pas en cause fondamentalement les principes de la solidarité nationale. Il s’agit plutôt d’une victimisation contrôlée des pauvres qui – dans la perspective de la théorie de l’attachement – peut être rapprochée du régime organiciste, lequel repose sur la prééminence du lien de participation organique (au sens que Durkheim attribue à ce terme) et de la morale professionnelle sur les autres types de liens. Cette représentation, qui intègre la pauvreté dans la société tout en attribuant aux pauvres un statut inférieur et disqualifié, ne s’accompagne pas d’un refoulement de la solidarité, mais rend possible une solidarité à distance. Bien sûr, les pauvres ne sont pas pour autant à l’abri de formes récurrentes de mépris ou de vexations. Le chômage dont ils font souvent l’expérience est généralement stigmatisé et les chômeurs de longue durée sont suspectés de profiter de « l’assistanat », d’autant que l’on constate également en France une montée en puissance de l’idéologie néolibérale : incitation à la prise d’initiative et de risque, affirmation du primat de la responsabilité individuelle au détriment de la responsabilité sociale, valorisation de la richesse en tant que telle comme idéal de réalisation de soi

 

Pour aller plus loin :

Revue Communications, 2016/1 (n° 98), Pauvretés.