Thierry Gillyboeuf propose dans ce gros volume la totalité des œuvres et de nombreux inédits de Georges Perros, mort il y a quarante ans.

Le premier nom de Georges Perros fut Georges Poulot. Né à Paris en 1923, celui qui se révèlera comme poète inclassable avait renoncé à préparer le baccalauréat. Paradoxe encore : Georges P. est d'abord entré au Conservatoire, où il rencontre Gérard Philipe et d'où il participe au mouvement lettriste d’Isidore Isou, avant de se détourner du théâtre pour s'intéresser davantage à la littérature - ce qui ne l'empêche pas d'intégrer la troupe de la Comédie-Française. Inclassable, Georges P. l'est donc dès le départ, et de bout en bout.

Au théâtre, il lit des manuscrits pour Jean Vilar et le TNP. Bientôt, Jean Grenier, qui apprécie ses premiers textes, le recommande à Jean Paulhan qui lui demande de prendre un pseudonyme et le fait entrer dans la Nouvelle revue Française. C’est ainsi que Georges Poulot devient Georges Perros en 1953 et choisit un nom breton qui signifie « bout du chemin ». Un nom qui décrit bien le « bout du monde » où il a fait sa vie en quittant Paris : le Finistère, et plus précisément Douarnenez, où il s’installe en 1958. Ce goût pour l’écart, pour le décentrement, pour le pas de côté au bord de la mer se trouve commenté ici dans « Marines » (Poèmes bleus, 1962) : « À tel point que si l’on me demandait / Comment est fait l’intérieur de mon corps / Je déplierais absurdement / La carte de la Bretagne. »

 

L’œuvre disparate d’un « noteur » qui se veut aussi non-auteur

Grand admirateur de Joubert, Perros considère que « la littérature, c’est ce qui ne devrait pas être publié ». Déjà comme acteur, il préférait les coulisses à la scène. Il rassemble ses notes dans Papiers collés en 1960. Un deuxième volume paraît en 1973, puis un troisième, posthume, en 1978. « J’écris dans les trous », explique-t-il pour justifier ce travail particulier qui refuse les grands chantiers du roman ou du théâtre et s’en tient à cette forme brève, dans les marges du quotidien, où il est aussi lecteur pour Gallimard à partir de 1967, rédacteur d’articles de dictionnaire. On lui doit la belle notice sur Jules Renard du Dictionnaire des Œuvres (Laffont-Bompiani, 1955). C’est aussi un poète qui trouve dans l’octosyllabe l’équivalent de la note qui est selon lui « la petite sœur du poème ». Il publie le recueil Une vie ordinaire en 1967 : il s’agit d’une autobiographie en vers qui rappelle Chêne et chien de Raymond Queneau. Il fuit la notoriété et toutes les mondanités. C’est ainsi qu’il écrit à Michel Butor en juin 1967 : « L’Académie française m’a accordé 600 francs par "sympathie littéraire". Complètement loufoque. Sur un fonds Mottard ??? J’ai d’abord eu envie de leur dire de se mêler de ce qui les regarde, puis, je laisse aller. On verra pour le prix Nobel. »

 

Une mosaïque de fragments qui fait de la lecture une pêche toujours miraculeuse

Cette édition a le mérite de réunir des textes éparpillés auprès de très nombreux éditeurs, de fournir une chronologie très détaillée, avec beaucoup d’extraits de la correspondance de l’écrivain et des photos   et, en annexes, un index des principaux noms de personnes et de revues cités, et une bibliographie extrêmement détaillée, où l’on constate immédiatement que les œuvres publiées « du vivant de l’auteur » sont beaucoup moins nombreuses que ses œuvres posthumes. Il faut lire ce volume en grappillant de ci de là, avec un stylo à la main pour noter à son tour dans un carnet la belle moisson de chaque page :

« L’amour n’est rien s’il n’est ensemble/ Et la souffrance et l’avenir/ Poisson mouvant d’un présent glauque/ Il fait le passeur flamboyant/ D’un bout à l’autre de nos âmes/ Le temps d’un baiser qui déchire/ Le temps d’un soupir calciné. » Ou encore : « Je recopie pour l’envoyer/ Ce texte aux ailes mutilées/ Je n’ai plus peur de publier/ J’ai découvert mes faibles cartes/ Je dois continuer à jouer/ Il est en prose de travers/ Quand dirai-je bien ce qui est/ J’espère y parvenir un jour/ Je vis pour cela je vis pour. »

Le plus émouvant, et parfois le plus drôle, est sans doute dans L’Ardoise magique, recueil dédié « aux laryngectomisés », composé de notes inspirées à Georges Perros par le cancer de la gorge soigné au cobalt à l’hôpital Laënnec qui provoque sa mort le 24 janvier 1978, mais le prive d’abord de la parole : « Au bord des hommes comme au bord de la mer. J’entends le bruit de leurs paroles, comme celui des vagues. Mais je ne peux plus me baigner. » Ou, plus cinglant : « Depuis que je suis muet, on me parle comme si j’étais sourd. » Jusqu’au bout, il revendique sa singularité en retrait ou de côté : « L’impression d’avoir été décapité. Puis on m’aurait remis la tête, un peu de travers. Cet air décalé que nous avons… » Devant l’œuvre d’un tel passeur de littérature, engagé dans une « po-éthique » que rien ne vient jamais démentir ou prendre en défaut, on ne peut qu’attendre du concepteur de ce volume qu’il nous en donne un de la correspondance de Georges Perros, puisque, selon lui, « on entre en "perrosserie" comme on entre en religion. Quelle que soit la nature du texte – poèmes, notes, critiques, lettres –, c’est toujours le même investissement d’une parole ouverte et offerte. » Ce beau travail d’édition est un hommage à la hauteur de cette ferveur lucide.