Entre blessures et utopies, Christophe Naigeon raconte la naissance du Liberia.

Et si c’était le meilleur moment pour (re)découvrir l’histoire du Liberia à travers la littérature ? Longtemps pris dans les tourments de la guerre civile (1989-2003) et ses séquelles, le pays tente de se reconstruire et le mot « espoir » est revenu régulièrement pour commenter l’élection récente à la tête du pays de « Mister George », ancienne star de football issu de l’ethnie Kru. Si « espoir » rime avec « histoire », les deux mots ne sont pas étrangers au livre de Christophe Naigeon. À première vue, ce « roman » semble relever plus du récit historique que de la fiction littéraire. Journaliste ayant longtemps exercé en Afrique, l’auteur a visiblement effectué un travail considérable de recherche et de documentation, confirmé par la bibliographie étoffée qui clôt le livre. Après tout, raconter la naissance d’un pays comme le Liberia nécessite non seulement un retour aux sources historiques de la première moitié du dix-neuvième siècle, mais également le croisement de données géographiques, politiques et sociales circulant entre l’Amérique, l’Europe et l’Afrique. Récit d’une naissance au monde, le roman s’ouvre paradoxalement sur la mort de Julius Washington, « célèbre journaliste, écrivain, portraitiste, chroniqueur de la vie monroviaise » et personnage central du roman, inspiré d’Augustus Washington, photographe et daguerréotypiste afro-américain ayant émigré au Liberia. Les trois parties du roman, associées à trois périodes de la (pré-)histoire du Liberia (1807-1811 ; 1816-1826 ; 1831-1857), correspondent aux trois tomes des mémoires de Julius Washington. L’auteur a trouvé là un moyen efficace de dire la rencontre du journalisme et de l’Histoire, la fusion inéluctable de l’écriture et de la réalité. À la fois témoin et acteur des événements, Julius est aussi le double de l’auteur-journaliste explorant le passé tumultueux d’une nation.

 

Miroirs d’une utopie

Comme le symbole d’un texte qui s’écrit à coups de pérégrinations et d’allers-retours transatlantiques, naviguant entre la réalité historique et la reconstruction narrative, Liberia commence par un rêve, celui de l’African Return, le « grand retour » en Afrique des esclaves affranchis d’Amérique. Ce rêve habite Paul Cuffee, riche armateur, officier de marine et abolitionniste quaker du Massachusetts. Son projet consiste à envoyer en Afrique les plus instruits des esclaves affranchis afin de « créer une nation comme les Européens l’ont fait en Amérique où il a fallu tout inventer » mais en veillant au « respect des indigènes qui doivent être élevés dans la foi et la connaissance ». En somme, répondre au traumatisme de l’esclavage en portant le rêve salvateur d’un retour au paradis perdu. Tout commence en 1811, lorsque Julius Washington, journaliste novice mais déjà talentueux, est embarqué par Cuffee à bord du Traveller en direction de la Sierra Leone. Le pays, une colonie de la Couronne britannique, devient dès lors le terrain à la fois d’âpres négociations avec les chefs autochtones et d’amères désillusions face aux pressions des Anglais. Dans cette première partie du livre, le futur Liberia est une promesse, un embryon de pays nourri par la foi et l’utopie de « Capt’n Cuff’ ». Le récit est rythmé par les rencontres décisives que fait le jeune Julius. Ainsi, au détour d’une expédition, il découvre ces « femmes d’action, d’argent, d’autorité et de pouvoir » que sont les Signares de l’île de Gorée et fait la connaissance de Sinoe Kruman, marin américain et militant de la Suprématie noire. Christophe Naigeon fait de ces personnages autant de miroirs superposés face à une réalité complexe où l’amertume des uns répond à l’espérance des autres, et où l’humiliation subie par les anciens esclaves, tels que le capitaine Augustus Vossa, revient comme la trace indélébile d’une blessure historique. Porté par ce jeu de miroirs, le récit donne à lire les balbutiements d’un désir de pays, une utopie éclatée entre les destins individuels et l’attente collective.

 

Expéditions et témoignages

Dans la deuxième partie du livre, le rêve prend forme. Dans une Amérique de plus en plus divisée entre le Sud esclavagiste et le Nord abolitionniste, le projet du retour à la terre africaine est plus que jamais au centre des débats. Un moment fort du récit est la rencontre en 1817 entre le planteur sudiste George Hartwell Cocke, l’économiste français Pierre Samuel du Pont de Nemours, le révérend Samuel John Mills Jr., ainsi que Thomas Jefferson et James Madison, respectivement troisième et quatrième présidents des États-Unis. Les débats autour de la sécurité nationale et du coût du travail servile font resurgir inévitablement la question de la création d’un nouveau pays pour les Noirs libres d’Amérique. Pourtant, et comme le note un Cuffee mourant, les meneurs des nouvelles expéditions semblent moins animés par « l’esprit de liberté » que par « l’idée de la colonisation ». Pendant que l’American Colonization Association (ACS) se lance à la quête d’un « Negroland », nom générique utilisé pour désigner les régions non colonisées de l’Afrique, suivie par la marine américaine qui traque les négriers et relocalise les esclaves récupérés, le journaliste Julius Washington interroge dans ses carnets l’identité collective d’une communauté éclatée : « Sur ce banc de sable et de vase au bout du monde, je me suis demandé ce qui nous réunissait, nous les Noirs, à part être tous nés, parents, grands-parents, lointains aïeux, sur ce continent que je découvre, tellement divers, tellement contradictoire, tellement bouillonnant de vie et de mort, que j’aime et qui me repousse tant ». Face aux échecs des tentatives de colonisation et aux destins brisés de ses « pères spirituels » que sont les capitaines Cuffee et Kruman, Julius continue d’écrire et de dessiner, opposant aux retournements de l’Histoire la passion du témoignage. Sa rencontre avec Diana, fille aînée des Skipwith, les esclaves « privilégiés » de G.H. Cocke, vient interroger la place de la passion amoureuse dans un contexte marqué par la différenciation aussi bien raciale que sociale. Par-delà cette relation, le roman examine la solidarité des natifs du sol africain et leur appartenance à une identité collective malmenée par le « grand balancier » de l’Histoire.

 

Sur la branche d’un arbre « au mauvais penchant »

Si la deuxième partie du roman se referme sur la naissance du Liberia, État proclamé sur la colline du Cap Mesurado et prêt à accueillir ses premiers habitants dès 1822, la troisième et dernière partie éclaire la face sombre d’une aventure qui perpétue les logiques de domination et d’asservissement. « Où peut-on encore rêver ? » s’interroge un Julius Washington conscient plus que jamais de sa responsabilité face aux événements. Après le temps des grandes idées, vient celui de l’intégration des colons, de la mise en place des structures de pouvoir et de gouvernance. La devise du nouveau pays, « L’amour de la liberté nous a conduits ici », cache mal le développement d’une nouvelle ségrégation raciale sur place. Comme le note Julius, « le Liberia est un gant retourné mais dedans, c’est toujours la même main de fer qui dirige ce pays comme elle dirige le monde. La race, toujours la race, rien que la race, rien ne change ». Dans ses balbutiements, le pays est cet arbre « au mauvais penchant », ce rêve dévoyé sous la pression de l’idéologie coloniale dont les autochtones paient le prix. Toujours au centre du récit, le journaliste-colon Julius Washington veut croire en sa position d’observateur plus ou moins neutre : « Je suis assis sur une branche pas bien haute, mais juste assez pour être un peu ailleurs pour observer. » Mais peut-il vraiment tenir cette position fragile et contradictoire ? Est-il réellement un simple témoin ou plutôt un acteur consentant ? Dans quelle mesure ses dessins puis ses photographies donnent-ils forme à l’invisible ? Ses écrits parviennent-ils à raconter l’inconnu et à garder leur neutralité supposée au milieu de la propagande colonialiste ? Les péripéties du roman invitent le lecteur à réfléchir sur ces questions ouvertes et indissociables des leçons et des contradictions de l’Histoire.

 

Désir de pays, leçons d’histoire

Par-delà le destin spécifique du Liberia, le roman de Christophe Naigeon donne à lire un témoignage complexe et poignant sur la tentative de se reconstruire dans les territoires de l’ailleurs. Comme Julius Washington, le lecteur en vient à expérimenter « cet oppressant bonheur d’atterrir en terre inconnue, de respirer cet air chargé de parfums épais, de ne pas savoir ce qui va surgir de la forêt, du fleuve, du ciel ». L’acte de lecture, comme ceux de la navigation, de l’écriture et du dessin, devient l’occasion d’un questionnement de soi au miroir de la différence et de l’altérité. Ce questionnement critique est prolongé par le personnage de Wilson Lloyd, l’autre journaliste qui s’acharne à prévoir et à dénoncer les déviances des colons. Pris entre les griffes de l’Histoire et les ruptures de la géographie, Julius Washington doit, quant à lui, reconstruire sans cesse le sens de son identité individuelle et collective. Son tendre attachement à sa mère Mammaliza et sa quête tardive d’un père mystérieux ne disent rien d’autre que ce désir ardent de se connaître et de se situer au cœur du tourbillon de l’Histoire. Et si le salut de Julius résidait précisément dans son obstination à écrire, à dessiner, bref à créer dans l’ombre de l’Histoire ? Dans ce roman volumineux, Christophe Naigeon invite aussi en filigrane à relire l’identité plurielle et endolorie d’une Afrique devenue désormais sujet de recherche et de création. Le récit de ce retour au paradis perdu est un rêve débordant d’imagination et d’amertume, réveillant sans cesse les blessures et les désillusions des hommes, et éclairant obstinément les promesses et les violences de l’Histoire