Quand l'ode à la cuite, admirable et virtuose, flatte malgré elle un "nouvel esprit du capitalisme".

Au théâtre de la Colline sont programmées pendant les fêtes deux représentations du spectacle fleuve de Sébastien Barrier, Savoir enfin qui nous buvons (les 23 et 30 décembre). Créé en mai 2013 à Calais, abondamment joué dans des contextes bien différents (scènes nationales, lieux culturels divers, et à la campagne chez les vignerons), la « prise de parole » (comme il la qualifie) de l’auteur-comédien-metteur en scène a été saluée unanimement par la critique – à juste titre.

Les théâtres au départ n’osaient afficher qu’une durée prévisionnelle de 3h30, pour ne pas faire peur au public, mais le dossier de presse annonçait plus honnêtement un spectacle « possiblement sans fin ». En fait, la performance s’étale sur six heures en moyenne, un temps que l’équipe de la Colline affiche sur son site (saluons leur courage). Il paraît que dans d’autres contextes, les représentations s’étendaient jusqu’au petit matin, devant un public passablement aviné (puisqu’on nous sert à boire tout au long du spectacle – et à manger aussi) et aussi saoul du flux de paroles de Sébastien Barrier. Son débit mitraillette (une prouesse pour cet ancien bègue), sa langue magnifique (aucune erreur de syntaxe, d’hésitation, de répétition, de « je veux dire », « euh » ou « bah » alors que le tout relève de l’improvisation), sa maîtrise de la digression : Barrier est un grand. On n’ose dire conteur, puisqu’on a appris que ce terme enfermait dans un cliché, celui du Breton corpulent à grosse barbe qui fume la pipe (Barrier lui est sec et élancé). Va donc pour « arts de la parole », qui sont les mieux partagés au monde, puisque chacun parle.

Et dans cet art là, Barrier est passé maître, à tel point qu’on regrette qu’il se bride et veuille tenir son timing : on pourrait véritablement l’écouter toute la nuit, si toutefois peut-être les verres qu’on nous servaient étaient plus conséquents (on n’a droit, sur une scène nationale, qu’à des doses de dégustation).

Car voilà, il s’agit de boire, ou plutôt, comme l’indique très précisément le titre, de connaître ceux qui fabriquent notre nectar. Entre « dégustation commentée, apéro documenté, prêche de bistrotier, prophétie de camelot, carnet de voyage oral, ode à l’ivresse et célébration du présent », le programme n’arrive pas à choisir, et en effet c’est d’un peu de tout ça qu’est composée la performance.

 

L’art de la cuite

Tout part d’une cuite mémorable (forcément). Barrier, qui vient des arts de rue, trimballait à l’époque son personnage de Roman Tablantec, un marin « prêcheur », de maison de retraite en maison d’arrêt, club de foot et MJC. Invité par Antony Cointre au Vini Circus à Dingué, il arrive avec une terrible gueule de bois et livre une piètre performance. Les vignerons ne lui en tiennent pas rigueur, et le consolent en le faisant boire. Il découvre alors cette tribu, comme il se plaît à l’appeler. Sans le savoir, il est arrivé dans un haut lieu du vin naturel en France, où frayent, sous un chapiteau, japonais, géorgiens et américains. Or, et c’est là que les choses prennent une tournure intéressante, le lendemain, au réveil, Barrier se sent frais comme un gardon et n’éprouve aucun des symptômes désagréables par lesquels on paye en général nos excès de la veille. Recommençant l’expérience le jour même, il est vite convaincu du caractère scientifique de sa démarche, et converti aux vertus des vins naturels (i.e. les vins auxquels ne sont ajoutés aucun produit chimique, comme le soufre).

Ode à l’ivresse, sans aucun doute (Barrier boit beaucoup, il ne s’en cache pas et se définit même comme poly-toxicomane, évoquant sa consommation de cannabis et même de cocaïne), mais aussi, pour reprendre le titre d’un navet récent, à « ce qui nous lie ». Et célébration d’un « alcoolisme qui aide, libère, porte et soulage ». Car ces bouteilles partagées, c’est autant de moments de chaleur, de convivialité, d’échanges dans lesquels « on est braillard, on est brillant, on est philosophe, on est militant, on est inspiré, on est décroissant, on est pathétique, on est content ». Avec comme seul contrepoint, le slam du Journal d’un morphinomane, petite piqûre de rappel sur l’addiction.

Ces vignerons qu’il rencontre à Dingué, et qui sont tous installés sur les bords de la Loire, « la rivière » ainsi qu’ils l’appellent, il va les revoir et s’en faire des amis. Barrier se fait ethnologue et dresse un parallèle entre son expérience et celle de Stéphane Breton avec les Papous de Nouvelle-Guinée (dont le film Eux et moi l’a visiblement marqué), allant jusqu’à comparer leurs cris de guerre respectifs, le « aba aba aba » et le « on boit on boit on boit ». Jusqu’à se faire adopter par cette tribu, comme un fils adoptif, pour laquelle il joue ses spectacles et se voit rémunérer en pinard. C’est donc aussi leur langue qu’on entend parfois, qui ne fait pas dans la dentelle, au regard des conditions drastiques d’exploitation. Et c’est aussi leur portrait que l’on voit, projeté sur un écran, que Barrier décrypte avec un talent certain (les très belles photos sont de Yohanne Lamoulère). Après l’introduction qui dure près de deux heures, on fait donc la connaissance de Noëlla Morantin, Pascal Potaire, Moses Gadouche, Agnès et Jacques Carroget, René Mosse, Jean-Marie et Thierry Puzelat, Marc Pesnot, dont on déguste simultanément les bouteilles.

Ce qui est l’occasion, parlant des autres, de parler de soi, pour un personnage dont on ne saurait dire s’il est un artiste narcissique génial ou un mégalomane dépressif. Le spectacle comporte ainsi une bonne part autobiographique (de ses parents, de sa trajectoire avec son personnage de Tablantec, de ses récits de cuite mémorables avec les vignerons, etc.). Quand Barrier prend la parole, il ne la lâche pas pendant quatre-vingt dix minutes, sans s’essouffler, sans jamais faiblir, il court le marathon comme un sprint. Dire que c’est un grand bavard est un doux euphémisme. On retiendra plutôt la question – rhétorique – d’un de ses amis vignerons : « Mais quand est-ce que tu vas la fermer ta grande gueule ? » Ami qui n’hésitera pas à l’envoyer tailler les vignes pour avoir quelques heures de répit, au risque de voir ses pieds massacrés.

 

 

 

Savoir sociologiquement ce que nous buvons

C’est ainsi une anthropologie portée à la scène, ultra-subjective, du gonzo journalisme. Or, puisqu’on en est à parler sciences sociales, vient la seule critique de fond qu’on pourrait adresser au spectacle (mais en est-ce vraiment une ?). Car sur ce qui précède, tout ou presque avait déjà été dit. Or, un essai de sociologie paru en février de cette année vient éclairer d’un jour nouveau le projet de Sébastien Barrier. Ce livre, c’est Enrichissement de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre. Pour faire bref, cet ouvrage fait suite au Nouvel esprit du capitalisme, paru en 1999 et coécrit par Boltanski et Ève Chiapello. Ils analysaient alors les transformations du capitalisme suite à Mai 68, montrant que celui-ci avait réussi à intégrer les critiques qui avaient été formulées à son encontre à ce moment-là : la critique sociale (qui réclamait de meilleures conditions de travail, de meilleurs salaires, etc.) mais aussi la critique artiste, qui dénonçait l’aliénation du travail et défendait la quête d’authenticité, d’épanouissement… Il suffit de se promener dans un rayon de manuels de développement personnel ou de passer un entretien d’embauche pour constater à quel point, aujourd’hui, ces valeurs ont intégré le discours dominant. Ce livre nous a déjà servi de grille de lectures pour plusieurs spectacles (voir ici pour une critique de La longue et fabuleuse histoire du commerce de Joël Pommerat, et pour celle de Le bruit court que nous ne sommes plus en direct du collectif l’Avantage du doute).

Pour en venir au spectacle de Sébastien Barrier, dans Enrichissement, Boltanski et Esquerre passent de l’analyse des transformations du travail à celle des modes d’enrichissement. Selon eux, le capitalisme industriel s’essouffle car il est confronté à la saturation des marchés. Face à ce problème de débouchés, il se transforme et cherche de nouvelles sources de profit. Il va les trouver dans la mise en valeur du passé (et non plus la production de nouveaux objets), du patrimoine, dont les exemples archétypiques sont la transformation de friches industrielles en centre d’art contemporain et la mise en valeur du paysage (restauration de ruines devenues maisons d’hôtes, etc.). Ce mouvement, que la comptabilité nationale ne permet pas (encore) de saisir, met en jeu plusieurs secteurs, au sein desquels on trouve notamment le luxe et la culture. On ne compte plus le nombre de coopérations (la Fondation Louis Vuitton en étant cependant un bon exemple) entre les deux, le tout reposant sur la valeur ajoutée que permet d’extraire la mise en récit du passé.

Or, quand bien même les vignerons mis en scène par Barrier n’ont pas grand-chose à voir avec François Pinault et ses quelques semblables, le spectacle de Sébastien Barrier fonctionne dans les faits comme une opération de promotion des vins naturels dont l’ampleur s’accroît à la mesure de son succès. Et s’il s’agissait plus simplement de « savoir enfin ce que nous buvons » après avoir débouché une bouteille de vin naturel, on pourrait sans doute dire, dans les termes de Boltanski et Esquerre, qu’ils représentent une nouvelle forme du luxe gastronomique : un luxe nostalgique et/ou décroissant constitué des produits du terroir, authentiques, à l’opposé de la production industrielle standard mise en œuvre au sortir de la seconde guerre mondiale qui avait avant tout pour but de procurer une alimentation de masse et sécurisée à l’ensemble de la population. Ce luxe gastronomique s’adresse avant tout aux riches (le prix d’une bouteille de vin naturel ne pouvant rivaliser avec le « vin empoisonné » qu’on trouve en supermarché). Et ici, c’est par le biais du théâtre qu’il trouve une publicité, s’adressant à une cible choisie. On peut définir celle-ci par le terme vague de « bobos » : ces personnes politiquement progressistes, travaillant justement dans les secteurs au cœur de cette économie de l’enrichissement (luxe, culture, tourisme), soit les consommateurs potentiels de ces alcools.

Si les bouteilles qu’on déguste ne sont pas en vente à la fin du spectacle (on s’en étonne d’ailleurs tant cela semblerait « logique »), quelques interactions avec le public soulignent la dimension finalement normative du propos et ses implications sociales (sans doute très éloignées des intentions de Sébastien Barrier). Durant les pauses, le comédien circule parmi les tables et échange avec ceux qu’il reçoit comme des invités. Le 23 décembre, des jeunes racontent à Barrier qu’aux pauses, ils vont boire un petit côte du Rhône sulfité au bistrot d’à côté. Le comédien en parle plus tard dans sa performance, suggérant aux spectateurs d’aller plus loin dans la rue, dans un bar où l’on sert du « bon vin ». Premier exemple de ce qu’on pourrait qualifier d’injonction coercitive. A plusieurs reprises, Barrier plaisante sur la charcuterie de chez Lidl qui nous est servie, défendant à son chat (présent sur scène) d’y toucher, alors qu’il a des « croquettes bio ». Lidl, le supermarché des classes populaires, qui est ainsi frappé de mépris et de dérision dans la connivence d’un monde des spectacles sûr de son bon droit. En retour, l’ironie de la situation est que sans en avoir ni la conscience ni l’intention, l’artiste qui s’affirme par ailleurs décroissant en vient, dans les faits, à promouvoir un nouveau modèle de croissance fondé sur l’aspiration de certaines élites à affirmer leur statut par un rejet en forme de dépassement des goûts de la multitude. Un modèle qui n’est autre que celui de Louis Vuitton ou même d’Apple. En d’autres termes, l’ironie est que si Barrier conspue le théâtre militant, son spectacle se range ainsi aux avant-postes du capitalisme, très certainement à son corps défendant. En cela, la prise de parole de Sébastien Barrier est symptomatique de notre époque.