Un homme de spectacle, Jean-Baptiste Thierrée, rend hommage à une actrice passée dans la trappe de l’oubli, Polaire.

Le premier est le créateur du Cirque invisible, qu’il anime dans un bel esprit échevelé avec Victoria Chaplin (et, aussi, le père de Jean-Baptiste Thierrée, qui est un cirque à lui tout seul). La seconde s’appelle Polaire (de son vrai nom Emilie Marie Bouchaud), actrice, chanteuse et danseuse. Est-elle vraiment oubliée ? Il suffit d’ouvrir un livre sur les années 1900 pour voir combien elle fut célèbre dans les premières années du XXe siècle, avant d’être, l’âge venant, engagée dans des productions de second plan, puis plus engagée du tout. Eclipsée par le succès de Mistinguett, elle tenta même de se suicider et mourut, dans la misère, en 1939, âgée de soixante-cinq ans.

Dans son livre-album La Folie Polaire, Thierrée égrène les témoignages fascinés des meilleures plumes de ce temps-là. L’excentrique Jean Lorrain, qui était un ami de Polaire, célébrait "l’agitante et agitée Polaire. Le petit bout de femme que vous savez, une taille douloureuse de minceur, mince à crier, mince à se briser, dans un corsage étroit jusqu’au spasme, la plus jolie maigreur !". Il soulignait aussi "l’incandescence des prunelles, l’éperdue chevelure de nuit, le phosphore, le soufre et le poivre rouge de cette face de goule et de Salomé qu’est l’agitante et agitée Polaire !". Elle savait aussi être le trouble sous la trompeuse apparence des jeunes femmes sages, puisqu’elle fut au théâtre l’incarnation de la Claudine de Colette, qui écrivit d’elle : "Elle n’était fardée que de son propre éclat intermittent, d’une lueur proche des larmes dans ses yeux sans borne, d’un sourire étiré, douloureux, de toutes les vérités pathétiques qui démentaient son diabolique sourcil circonflexe, sa cheville irritante de chèvre, les sursauts d’une taille serpent, et proclamaient lumineuses, humides, tendres, persuasives, que l’âme de Polaire s’était trompée de corps".

Cocteau, également, s’emballa pour cette figure singulière aux cheveux châtain coiffés en catogan sous un feutre en bascule, qu’il salua et dessina. "L’actrice violente comme une insulte en langue juive, se tenait au bord du ring, droite et raide, dans une pose d’attaque de nerfs, écrit-il. Je revois, comme si c’était hier, cette silhouette de génie juchée sur ses patins, sur des cothurnes de théâtre javanais. Elle domine la mode. Elle déroute les femmes. Elle énerve les hommes. Sem et Capiello se disputent son profil jaune."

Polaire eut parmi ses amants Pierre Louÿs qui, ingrat, ne lui donna pas à jouer La Femme et le Pantin, quand le roman fut adapté à la scène. Elle fut la vedette de nombreuses pièces aux titres évocateurs, La Sauvageonne, Maison de danses, Montmartre, Les Sauterelles, Le Friquet, La Flamme, Marie Gazelle… Au cinéma, elle ne tourna guère que deux films muets. Elle fut, finalement, une solitaire qui survécut en compagnie de quatorze chiens… Tout cela, Thierrée nous l’apprend avec une remarquable documentation mais dans une forme livresque qui tient plus du roman que de l’essai ou de la biographie. Il imagine un ouvrier d’imprimerie d’aujourd’hui qui tombe amoureux de l’image de Polaire, aperçue par hasard, et poursuit ses traces, en se ruinant en achats de cartes postales et d’affiches reproduisant la beauté de ce mythe méconnu. Ce personnage – le double de Thierrée, puisque ces documents constituent l’illustration du livre – perd à ce jeu sa femme, qui le quitte irritée, mais rencontre le fantôme de Polaire, une jeune fille qui lui ressemble…

Cette construction romanesque n’est guère convaincante. Elle a son charme, telle une chanson en petit format jauni. Mais le plus passionnant du livre, qui est aussi un bel objet d’édition, est, évidemment, la profusion d’informations, littéraires et iconographiques. C’est vrai qu’elle a de quoi hanter les imaginations, la belle Polaire, à la dégaine si sensuelle et au regard si lointain ! Sans doute trop séduit pour adopter l’utile rigueur de l’historien ou du chroniqueur, Jean-Baptiste Thierrée n’en a pas moins ressuscité Polaire, ouvert avec passion les archives endormies et lancé sa réhabilitation.


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crédit photo : Turn of the Century/flickr.com