Une anthologie de textes de l’ouvrier menuisier Gabriel Gauny, le philosophe plébéien, pour repenser la conception ordinaire de l’émancipation.

Jacques Rancière a publié les textes de Louis Gabriel Gauny, réunis sous le titre de Le philosophe plébéien, en 1983. Un quart de siècle plus tard, la perspective qui fonde l’entreprise d’une nouvelle publication de ces textes n’est pas uniquement de circonstance. Elle relève d’une triple stratégie, qui permet de formuler autant de modalités de lecture de l’ouvrage. Il s’agit en effet, à la fois, de rendre disponible un propos mal connu du plus grand nombre, de démarquer un auteur singulier parmi les figures habituelles des « enfants du peuple » valorisées pour leur accession aux dignités républicaines, et d’apporter un complément aux récits de Jacques Rancière lui-même. Mais qu’on ne renverse pas les choses, au profit du seul Rancière. Pour bien comprendre le propos de Gauny, il est nécessaire de s’extraire de tous ces discours sur les obscurs et les sans-grade qui on fait entendre les voix d’en bas, dans la mesure où ces discours restent le plus souvent traversés d’une compassion et d’un mépris impensés.

 

La mémoire du peuple

S’il y a bien une mémoire truquée ou tronquée, c’est bien celle-là : celle du « peuple », dès lors qu’elle fait l’objet d’une reprise incessante par tous les fabricants de mémoire. Et ils sont nombreux, ceux qui persévèrent à parler pour les autres en se penchant sur leur sort. On peut répertorier ces pratiques de la mémoire ouvrière et paysanne. Elles ont eu leur heure de gloire. Peut-être l’ont elles encore. Elles ont toutefois la même teneur : l’exaltation de figures exemplaires, un peuple patrimonialisé, des représentants réputés authentiques et, surtout, des témoignage d’une ascension sociale, d’une libération de la classe ouvrière par l’École républicaine, d’une voix d’en bas devenue, par le mérite, une voix enfin d’en haut. D’ailleurs, ces témoignages – on a ainsi connu les mémoires de Martin Nadaud ou d’Agricol Perdiguier – servent une cause : celle des militants d’avant-garde et des savants en sciences sociales qui veulent proroger un monde où chacun fait ce qu’on attend de lui.

 

Un ordre qui se dérègle

On doit à Jacques Rancière des travaux de grande importance en ce qu’ils montrent que certains ouvriers, qui se mettent à écrire ou à parler, ne font pas ce qu’on attend d’eux. Ils dérèglent l’ordre pratique et savant. Ils nous obligent à nous interroger sur ce que nous attendons d’eux. Autrement dit, en inquiétant la posture de ceux qui recueillent ces mémoires ouvrières, ils remettent en question les positions de ceux qui parlent à leur place depuis longtemps.

Mais ce n’est pas tout. Ces enfants du peuple interrogent aussi la notion d’émancipation. Alors que cette dernière – en plus de sa signification liée aux Lumières – est presque toujours conçue comme un terme des combats ouvriers, et un terme que l’on peut sans cesse remettre à plus tard, ils explicitent une autre proposition : l’émancipation n’est pas l’acte qui termine un processus plus ou moins violent de combat, elle est l’acte qui le commence. L’émancipation commence lorsqu’on prend le temps qu’on n’a pas.

Jacques Rancière, auquel nous devons cette nouvelle édition, raconte dans sa préface comment il en est arrivé à cette conclusion, lors de sa rencontre avec les fichiers et dossiers de la Bibliothèque municipale de Saint-Denis. Il explique ensuite quel bouleversement s’est opéré en lui durant la lecture des textes republiés ici. Il réaffirme enfin les conclusions de ses lectures : l’égalité des intelligences et les fonctions des partages du sensible.

 

Gabriel Gauny

Mais qui est celui qui entre ainsi dans un univers de pensée et de perception normalement fermé à ceux qui partagent la même condition ouvrière, et chamboule par là-même un ordre intellectuel inégalitaire ? Sans doute, beaucoup d’ouvriers l’on fait, de manière anoyme. Mais il fallait disposer surtout de textes de référence, afin de les donner à lire à tous. C’est ainsi que la figure de Gabriel Gauny est entrée en librairie, d’abord en 1983, puis de nos jours avec cette édition remaniée.

Gauny est né en 1806, entre le Faubourg Saint-Marceau et le Faubourg Saint-Antoine, là où, remarque l’éditeur, Victor Hugo situe le repaire des Thénardier et les terrains vagues du crime. Devenu menuisier, iI adhère au saint-simonisme après avoir fréquenté certains de ses membres, et adhère au groupe de Louis Vinçard. Il commence à publier des articles dans La Ruche populaire. Non sans que la Revue des Deux Mondes ironise sur ses écrits. Il travaille au chemin de fer de Lyon – où l’on éprouve ce « qu’a de pesant l’air du servage » – grâce à la protection du Père Enfantin. Il devient secrétaire de « La Famille », association de secours mutuels des anciens saint-simoniens. Puis il meurt à Paris en 1889, non sans que des hommages aient été rendus à ses publications. On dispose aussi d’une biographie publiée en 1937 et bien sûr du travail de Rancière, La Nuit des prolétaires (1981, Fayard).

 

L’initiation

Comment pénétrer dans le cercle de ceux qui décident de faire autre chose que leur travail, de s’introduire dans le territoire des savants et d’échapper pour partie au dressage imposé dans les ateliers ? Pour Gauny, cette initiation passe par Jules Thierry, libraire. C’est en ce point que se forge l’individualité nouvelle de Gauny. Elle se confronte à la propagande ouvrière saint-simonienne. Elle commence, dans la contrainte ouvrière, une vie de liberté.

Cette initiation passe aussi par de nombreuses rencontres que l’on découvre dans les Lettres et écrits de Gauny. Amitiés et amours (malgré « les chaines conjugales ») se croisent en lui permettant d’élucider pour lui-même et pour tous le portrait d’un partisan de « la sainte égalité dans sa raison pure ».

Rancière a ainsi mis au jour huit cartons d’archives qui présentent l’itinéraire intellectuel, sur plus d’un demi-siècle, d’un prolétaire. Plus exactement, on y lit, insiste Rancière, le travail d’un artisan de sa nouvelle individualité. La logique en est celle-ci : on n’a jamais d’autre liberté que celle qui est gagné par soi-même, pas à pas, jour après jour, sur toutes les formes de l’exploitation, sur les marques du commandement et les regards croisés de la servitude.

 

Apocalypse ou réappropriation de soi

C’est donc à de nombreuses torsions par rapport à la doxa sur le monde ouvrier que cette édition confronte le lecteur. Les doctrines qui promettent l’émancipation pour plus tard, qui la soumettent à une révolution future, qui conduisent le monde ouvrier à la passivité de l’attente des lendemains qui chantent ou chanteront grâce aux organisations adéquates, sont mises à mal dans la démarche même de Gauny. Ce dernier apprend (et nous apprend) à pratiquer l’émancipation tout de suite, à devenir celui qui regarde et non plus celui qui est regardé, à construire un regard d’esthète sur le monde, à affirmer le droit au bonheur, ancré dans la certitude de la divine destinée humaine. C’est donc un monde ouvrier un peu plus problématique que d’ordinaire qui vient ainsi au jour.

Reste évidemment une question, que le lecteur de cet ouvrage a à résoudre, et qui ne peut l’être qu’en lisant les textes ici édités de près. Cette question, qui ne relève pas du soupçon mais de la nécessaire distance à prendre avec les commentaires, est celle-ci : Rancière a-t-il raison de lire dans ces textes les torsions signalées ?

En tout cas, il est possible d’ajouter à son commentaire de multiples relevés concernant les récits d’émancipation ouvriers : sur l’éducation de l’enfant, sur les rêves et les jeux, sur l’école, la passion de la lecture, le choix d’une profession (la menuiserie, l’adresse de la main, la rectitude du coup d’œil, l’attention de la pensée, et le métier du Christ), la soif de savoir, les émeutes (ici celles de 1848, objet d’un déclarations « aux travailleurs » en vue de « l’émancipation de la multitude »), etc. Il importe de lire de près les passages de Gauny portant sur les héros romantiques (Childe-Harold, Obermann, René) et de confronter les maux des ces derniers à ceux des ouvriers à la tâche ou des « esclaves insurgés » qui sont soumis à la journée de travail, durant laquelle ils cherchent aussi à « s’appartenir un peu », malgré la discipline qui musèle, des règlements qui « sont des carcans d’esclavage » et des architectures panoptiques (sic, écrit en 1841). Et l’on manquera d’autant moins ces passages, ainsi que Rancière s’y concentre, qu’ils peuvent être lus comme des manières critiques de saisir la philosophie de l’enfermement de Michel Foucault.

Il faut encore analyser le style pascalien de Gauny détaillant le regard sur une ville à partir d’une hauteur (remploi par Google), mais pour aboutir à d’autres conclusions ; ou celui, plus aphoristique, des Notes au club de l’organisation des travailleurs (institutions, éducation, art public et statue du peuple, bibliothèques, théâtres d’émancipation, fêtes de fraternité et concerts patriotiques dans les églises, etc.).

Enfin vient un ensemble d’écrits philosophiques qui met au jour un problème largement négligé : le rôle des idées philosophiques dans les formes de l’émancipation ouvrière, et par conséquent réinterrogent le concept de « conscience de classe ». Ce qui nous renvoie aux circuits différents de diffusion des idées, aux lectures de hasard auxquelles l’école n’a pas participé, aux volumes dépareillés des éventaires des bouquinistes, et à la transmission orale.

Le lecteur pourra encore s’arrêter sur la rhétorique de la liberté, en outre de celle du dualisme âme-corps, qui sillonne l’ancienne Grèce parcouru mentalement par Gauny, de Lacédémone et Athènes au génie de la Libérie, à travers les épisodes de l’émancipation des individualités.