Festivités et cruautés familiales au cœur d'une performance filmique mise en scène par Cyril Teste (Collectif MxM).

Installés face à la scène, les spectateurs découvrent un vaste plateau représentant plusieurs pièces (salons, chambre, cuisine...), organisées autour d'une grande salle à manger, dans la vaste demeure d'une famille aisée. Les différents espaces et les personnages qui y évoluent sont tour à tour exposés ou cachés aux spectateurs, grâce à des panneaux coulissants, mais aussi à des images filmées par une caméra et retransmises sur un grand écran, au-dessus du plateau. Au centre se trouve la table de banquet dressée pour l'anniversaire du patriarche, Helge. Ce dernier a décidé de réunir autour de lui ses proches, épouse, enfants (Hélène, Christian et Michael) et amis, pour un moment chaleureux et festif.

 

Repas de fête et drame familial

La présence de la longue table centrale et le motif du repas qui lui est associé annoncent les conflits à venir, inscrivant Festen dans la lignée d'autres spectacles contemporains, ceux de la compagnie d'Ores et déjà (Le Père Tralalère, Notre terreur), du collectif In Vitro (triptyque « Des années 70 à nos jours... ») ou encore plusieurs des pièces de Corneille mises en scène par Brigitte Jaques-Wajeman, pour n'en citer que quelques-uns. Comme ces derniers, Festen joue sur les ressorts d'une situation dramatique féconde : une réunion familiale qui tourne au drame.

En effet, les festivités souhaitées par Helge vont donner lieu à un règlement de comptes douloureux. À l'occasion d'un toast porté en l'honneur de son père, Christian lève le voile sur des relations familiales toxiques : l'inceste paternel qui a conduit sa sœur jumelle, Linda, au suicide, la complicité maternelle qui a permis qu'une telle situation perdure, l'aveuglement de Michael et Hélène. Le premier choc causé par la révélation est amorti par la réaction feutrée de l'ensemble des convives, dans un mélange d'hypocrisie et de déni. Il faudra à Christian tout son courage et tout l'amour qu'il porte à sa sœur défunte pour aller au bout de son projet : faire admettre la vérité et permettre ainsi à Linda de partir en paix.

 

         

 

À la croisée du cinéma et du théâtre

L'intérêt de Festen ne tient pas seulement à son intrigue, ni à sa représentation efficace et percutante, parfois éprouvante, des relations humaines. En effet, la façon dont Cyril Teste se saisit du texte de Thomas Vinterberg et Mogens Rukov, par les moyens combinés du cinéma et du théâtre, est tout aussi stimulante.

Comme dans ses précédents spectacles (notamment Nobody), le metteur en scène travaille à une forme spectaculaire qu'il nomme performance filmique et qui obéit à un certain nombre de règles   . La performance filmique, « forme théâtrale, performative et cinématographique », associe étroitement théâtre et cinéma, sans chercher à mettre en concurrence l'un et l'autre. Il s'agit plutôt d'inviter à s'interroger sur la construction des représentations et la fabrique des images, en particulier en démultipliant les points de vue et en jouant sur le hors-champ. Voit-on tout ce qui est représenté ? Ce qu'on voit est-il ce qui est ? Quel point de vue nous impose-t-on et comment y résister ? Confronté à des images de nature différente, proposant des représentations elles aussi différentes d'un même fait qui se déroule sous leurs yeux, les spectateurs sont maintenus à distance, une distance favorable à la réflexion.

            Image associée

 

La réflexion court cependant le risque d'être entravée par le dispositif lui-même. En effet, il est souvent difficile de se soustraire à l'attraction des images projetées sur grand écran, ce que Cyril Teste reconnaît lui-même dans un entretien avec Daniel Loayza    : « L'image filmique risque toujours de devenir un art du contrôle. Elle capte l'œil, elle le captive et à la fin le capture. C'est normal, c'est un effet physique de la lumière. Et le cinéma est de part en part un art de la lumière. » Même si les acteurs sont investis, incarnant leurs personnages avec précision et nuance, et les techniciens discrets, même s'ils offrent tous une présence vivante qu'aucun écran ne pourrait remplacer, la fascination exercée par l'écran est si forte qu'elle prend parfois le pas. De plus, la profusion d'images proposées au spectateur peut parfois le plonger dans la confusion : devant tant de possibilités, que voir et où regarder ?

 

Le paradoxe du cadre

Le travail de Cyril Teste se caractérise par un rapport ambivalent au cadre, entre attraction et rejet. La forme même de la performance filmique en témoigne. Alors même qu'une charte a été établie, le metteur en scène refuse le principe du dogme    : « La performance filmique n'est pas une formule toute faite, c'est un mode d'approche des objets qui évolue au fil des créations, sans dogme particulier. » Des règles sont établies, mais elles peuvent évoluer ou être transgressées. Il s'agit à la fois d'installer un cadre et de ménager la possibilité d'en sortir.

La dimension participative introduite par le metteur en scène en témoigne aussi. Parmi les personnages convives se trouvent quatre spectateurs, qui ont été invités à rejoindre le plateau après avoir été choisis sur des critères dont le public n'est pas informé. Au sein d'un spectacle à la mécanique bien réglée, ces quatre spectateurs pourraient être autant d'éléments perturbateurs. Pourtant, plus que de nouveaux acteurs, ils s'apparentent à des figurants, muets, parfois indécis, toujours guidés par leurs partenaires d'un soir. Leur venue permet d'augmenter légèrement le nombre de personnages, sans pour autant conférer au spectacle la dimension participative souvent associée à la présence de spectateurs sur scène. Leur participation, qui ne suffit pas à bousculer les acteurs, ni à perturber le déroulement de la représentation, témoigne davantage du contrôle exercé sur le plateau que d'une véritable prise de risque.

 

        

 

Le cadre est aussi lié au dispositif scénographique, dans lequel on peut repérer un effet d'emboîtement. Même si le dispositif est frontal, il n'y a pas de cadre de scène à proprement parler sur le plateau des Ateliers Berthier. En revanche, les panneaux coulissants et les fenêtres du décor contribuent à un effet d'encadrement. Cet effet est également présent en hauteur, sur le grand écran où sont retransmises les images qui entrent dans le champ de la caméra. Le cadre peut aussi être celui d'un tableau, que scrute la caméra.

 

Sortir du cadre ?

Cette dernière permet alors d'entrer dans le tableau, à moins qu'il ne s'agisse de sortir de l'univers familial et d'échapper à la domination paternelle. En effet, sous le regard de la caméra, ce qui ne semblait d'abord être qu'un élément de décoration attendu dans un salon bourgeois devient une fenêtre ouverte sur un autre monde, une évocation poétique subtile. On entrevoit la possibilité de fuir la demeure familiale pour rejoindre les personnages qui peuplent l'Orphée ramenant Eurydice des Enfers de Jean-Baptiste Corot.

 

                   

                            Jean-Baptiste Corot, Orphée ramenant Eurydice des Enfers (1861)

 

Dans ce tableau, Orphée ne s'est pas encore retourné, il n'a pas encore perdu Eurydice à jamais. Plus que l'annonce d'une fin tragique, c'est le signe d'un espoir possible. Tel Orphée, Christian pourra peut-être faire sortir sa sœur Linda des enfers qu'elle a voulu fuir. À défaut de ramener la morte à la vie, peut-être pourra-t-il lui offrir l'apaisement qu'elle réclame. La référence à Orphée n'est cependant pas sans ambiguïté, en particulier en ce qui concerne les relations familiales : Orphée n'est pas le frère, mais l'amant d'Eurydice, tandis que Christian n'est pas l'époux, mais le jumeau de Linda. L'inceste imposé par le père semble poursuivre les enfants jusqu'à contaminer ici la référence orphique.

Peut-être s'agit-il plus simplement d'une piste à suivre, pour Christian aussi bien que pour les spectateurs : pour échapper à l'emprise paternelle, comme à celle de l'image imposée et si bien délimitée, il faut oser transgresser les règles, qu'elles soient artistiques, familiales ou sociales. Oser sortir du champ, champ de Thrace ou de la caméra, mais aussi sortir du cadre strict et net imposé à la fois par sa famille et son milieu social : c'est ce que Christian, nouvel Orphée, doit accomplir, s'il veut pouvoir reprendre le cours de sa vie. C'est aussi ce que Cyril Teste tente de faire, en confrontant théâtre et cinéma pour mieux remettre en cause leurs cadres respectifs et « rechercher un autre régime du regard », selon ses propres mots   .

 

 

Festen de Thomas Vinterberg et Mogens Rukov, adaptation théâtrale de Bo Hr. Hansen, adaptation française Daniel Benoin, mise en scène Cyril Teste (Collectif MxM), créé à Bonlieu – Scène nationale d'Annecy le 7 novembre 2017, représentations du 24 novembre au 22 décembre 2017 aux Ateliers Berthier (Odéon – Théâtre de l'Europe), puis en tournée jusqu'en juin 2018.

Crédits photographiques : Simon Gosselin.

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